À propos de Désir Insuffisant de Philippe Bootz

1                               Abstract

Désir Insuffisant est une œuvre inédite et  non consultable. Créée à une date indéterminée, elle possède néanmoins un auteur en la personne de Philippe Bootz. Il s’agit même de sa première œuvre Web. Bien que non consultable, l’œuvre est d’un accès facile. Je me propose ici de vous donner les quelques réflexions qu’elle m’a suscitées.

2                               Présentation de l’oeuvre

La première fois que l’auteur m’a parlé de cette œuvre j’en suis resté assez perplexe et, je l’avoue, cette perplexité demeure. Peut-on vraiment qualifier d’oeuvre un processus que l’auteur n’a ni conçu, ni modélisé, ni réalisé, n’a même jamais vu, dont personne ne peut être lecteur ou spectateur, qui demeure inaccessible bien que facilement exécutable sur le Web et, à coup sûr épisodiquement exécuté. 

Vous la présenter est, je l’avoue, chose difficile. Comment décrire une œuvre que je n’ai, pas plus que vous, consultée ? Et comment en parler sans la décrire ?

Le mieux, peut-être, est de partir de ce que m’en a dit l’auteur.

Une attitude que manifestaient depuis quelques temps différentes personnes, de plus en plus nombreuses, l’avait interpellé. Celles-ci étaient désireuses de découvrir ses œuvres, ou plus exactement sa « production » artistique, c’est-à-dire les produits de son œuvre.

Désir louable.

Le réflexe, naturel, en de telles circonstances est de chausser son Google de dix-sept lieux. Chose faite. Nous voilà sur la toile qui scotche si bien ses proies.

Saisir comme mots-clef le nom de l’auteur ne nous laisse que l’embarras du choix des URL à visiter dans une telle quête.

Voilà donc notre chasse-bootzé en quête des œuvres. Et de lien en nœud, de page en note, de navigation en déambulation, que du Bootz. De la théorie à la pelle, des redondances à foison, du texte jusqu’à saturation, des liens, des liens, des liens et des liens, qui mènent à des références qui mènent à des liens qui mènent à des événements qui mènent à des textes. Des textes, encore et toujours, mais point de production.

La solution à la requête se dévoile pourtant au cours de la quête, sur http://motsvoir.free.fr, le site de l’association MOTS-VOIR éditrice des œuvres tant cherchées, ou sur le site du diffuseur circle/le serpent qui danse. Il suffit tout simplement d’acheter les cédéroms aux adresses indiquées.

Jusqu’ici rien d’extraordinaire, pas de quoi fou était un chat. Mais là où la souris s’immisce en coin, est que le désir de lire était, chez ces quêteurs, certes suffisant pour entamer une un surf de France en Espagne et des châteaux d’Ecosse aux gratte-ciels américains, mais insuffisant pour sortir de cet espace du Web, pour agir dans un autre monde, tout aussi réel, dans lequel les messages et les fichiers transitent par la poste. Ils préférèrent donc rester dans leur déception et l’attente d’une salutaire à terre délivrance auctoriale, lorsque ce matoumanitou se déciderait – enfin – à passer à cet acte si naturel et sans lequel, scandale, point de           lecture : mettre en ligne.

L’auteur me dit alors s’être rendu compte que cette navigation errante était, virtuellement, une de ses œuvres poétiques. Il décida de s’en saisir et, petite souris toujours en coin, la signa et la nomma du titre Désir Insuffisant pour l’actualiser.

3                               Analyse théorique.

3. 1                        Fonctionnement sémiotique.

3. 1. 1                     Les composantes du signe.

Vous comprenez, je suppose, ma perplexité. S’agit-il bien d’une œuvre ? Prenons les précautions qui s’imposent. Je ne dénommerai pas cela une œuvre. En me disant que ces voulant-insuffisamment-être-lecteurs ont fait preuve de désoeuvrement dans leur quête, vous m’excuserez ce jeu de mot facile et de peu d’esprit, je la nommerai plutôt une désoeuvre. Considérons donc qu’il s’agit là, puisqu’il la signe, d’une désoeuvre de Philippe Bootz

Définir le contenu exact de cette désoeuvre n’est pas chose aisée car il ne s’agit ni d’un objet ni d’un état observable. Elle ne semble inscrite sur aucun support : ni une page Web, ni un écran. Ce qui est déclaré « œuvre » par l’auteur est une navigation, un processus. Peut-il faire signe ?

Pour répondre complètement à cette question il convient d’utiliser la vision tétradique du signe de Jean-Marie Klinkenberg [1] et de parler du stimulus du signe, à savoir la composante du monde support du signifiant. Comme les trois autres dimensions du signe, ce stimulus n’existe pas dans l’absolu, il s’agit d’une partie du monde sensible qui n’acquiert ce statut que par la décision sémiotique [2] . La vision triadique classique du signe ne rend pas compte, en effet, de la distinction entre le signifiant du signe et sa partie physique, son support.

L’auteur nous dit que la navigation de ces personnes fait signe pour lui. Il s’agit bien, comme tout signe, d’un construit et non d’un donné. Dans ce signe, le désir limité du naviguant constitue le signifié, la dérive et l’infinitude possible de la navigation dans l’espace d’information recueillie par le moteur de recherche en est le signifiant, le processus physique de navigation en constitue le stimulus et le référent est la position spécifique qu’occupe dès lors ce naviguant relativement à la production de l’auteur : un voulant-insuffisamment-être-lecteur, ainsi dénommé parce que cette navigation Web épuise son désir de lire la production.  Cette activité de lecture par la navigation semble donc bien faire signe dans Désir insuffisant. Il reste cependant deux points à examiner avant de pouvoir l’affirmer. Le stimulus d’un signe est la composante perçue du signe. C’est la partie du monde sensible qui est instaurée comme support du signe par la décision sémiotique. Or la perception semble ici problématique. Par ailleurs, une décision sémiotique ne se fait pas par hasard, elle n’est pas liée à un libre arbitre, elle est sollicitée par des retraits de la mémoire, ancrée dans une histoire personnelle et collective. Un signe est autant collectif que personnel. Qu’en est-il ici ?

3. 1. 2                     Un stimulus perceptible.

Il n’y a pas de perception du stimulus dans Désir Insuffisant. En effet, ce qui est perçu par le naviguant est l’information porteuse de la navigation, mais ce naviguant ne prend pas la décision sémiotique d’y voir l’insuffisance de son désir, et l’auteur ne perçoit pas le processus de navigation qu’on lui relate. Il peut néanmoins le concevoir sur un mode imaginaire. Cette navigation existe belle et bien, elle peut être perçue par l’auteur dans les cas où elle s’effectue en sa présence, situation tout à fait envisageable. Remarquons également que le détail de l’activité importe peu pour construire le signe, ce signe ne fait pas texte (c’est-à-dire tissu de signes). Aussi, il suffit simplement qu’elle puisse exister pour que la pensée puisse s’en saisir comme signe. Dès lors, on peut considérer que ce désir insuffisant possède toutes les caractéristiques du signe mais qu’il ne lui manque que l’existence qui se confond ici avec la perception du stimulus. En clair, il est perceptible mais non perçu. On peut donc qualifier ce signe de potentiel. Or la caractéristique sémiotique fondamentale du stimulus ne me semble pas résider dans son caractère perceptif mais dans sa qualité de support du signifiant. Je pense donc qu’on peut attribuer effectivement le statut de signe aux signes perçus comme à ceux qui ne sont que perceptibles. Dès lors que les propriétés du stimulus sont déterminées, et elles le sont lorsqu’il est potentiel, le signifiant peut en être extrait.

3. 1. 3                     La réitération d’une catégorisation.

Examinons maintenant l’aspect plus mnésique de la décision sémiotique. Repose-t-elle sur un coup unique qui laisserait apparaître ce Désir Insuffisant comme un événement isolé insuffisant pour atteindre le statut collectif du signe ?

Il ne semble pas.

On peut tout d’abord remarquer que la catégorie du « désir limitée » qui est instituée par le signifié du signe est présente et même à l’œuvre dans plusieurs des productions de l’auteur, et ce depuis fort longtemps.

Ainsi, ses œuvres électroniques interactives jouent souvent sur le désir de poursuivre ou non l’œuvre. Elles changent parfois de nature et de signification à certains stades du désir. C’est notamment le cas du poème à lecture unique passage, dans lequel chaque séquence invite à quitter, orientant une fin ou une interprétation prévisible de l’œuvre que dément en fait la lecture ultérieure. Ainsi, la première phase de cette œuvre se présente comme une séquence de poèmes animés classiques non interactifs alors qu’un désir suffisant amène le lecteur dans une seconde phase interactive. Celle-ci se présente elle-même comme une phrase en cours de construction, le lecteur gérant la syntaxe d’une phrase en déplacement dont le mouvement se répète de lecture en lecture. Ce côté répétitif, très perceptible, invite le lecteur à interpréter cette phase comme la fin de l’œuvre alors qu’une persévérance curieuse ouvre sur une troisième phase de comportement tout à fait différent.

Notons que, dans la production de l’auteur, cette manipulation syntaxique par le désir du lecteur est plus ancienne que les productions numériques et remonte au moins à la fin des années 70. Elle est notamment présente dans les installations textuelles des années 80 pour lesquelles des parties clefs pour la compréhension du niveau symbolique des éléments graphiques étaient mis en situation de visibilité moindre et demandaient une véritable volonté « d’aller voir » de la part du lecteur. La signification de l’œuvre pouvait même être contradictoire selon que le désir de tout voir se manifestait ou non. Ainsi donc, le désir insuffisant est présent et utilisé par l’auteur depuis de nombreuses années en tant que signifié d’une interaction entre le lecteur et l’œuvre.

Il est donc effectif que la navigation dans l’œuvre fait signe pour l’auteur depuis longtemps et qu’il l’utilise pour gérer la syntaxe de ses productions, bien que ce signe ne soit pas porté à la connaissance du lecteur dans l’œuvre. On peut donc considérer que la désoeuvre ici analysée provient de la reconnaissance de ce signe et a fait appel à une représentation stabilisée dans la mémoire à long terme de l’auteur. Mais existe-t-il un équivalent culturel qui permettrait de donner un caractère plus collectif à ce signe ?

3. 1. 4                     La navigation comme signe interne à une oeuvre.

De nombreuses analyses de textes ont montré que l’activité de lecture pouvait être considérée comme un signe dans une œuvre littéraire numérique. Dans les œuvres qui relèvent de l’esthétique de la frustration, cette activité ne fait signe que pour l’auteur et pas pour le lecteur. Elle est alors utilisée comme métaphore par l’auteur et ne peut être perçue comme telle que par un hypothétique observateur de l’activité de lecture, personnage alors placé en situation de méta-lecture, c’est à dire en situation de l’observation de la lecture d’autrui. En revanche, lorsque l’activité de lecture fait signe, de façon rétroactive, pour le lecteur lui-même, ce dernier procède à une opération de double lecture.

  La double lecture est un processus courant dans les hypermédias littéraires, et j’ai pu montrer à travers l’analyse de plusieurs œuvres qu’elle réalise une figure de rhétorique qualifiée « d’inversion ». Il s’agit, dans ces productions, d’une inversion interfacique qui consiste à intervertir le rôle de l’interface et celui du contenu, c’est-à-dire à considérer que l’information pertinente se trouve dans l’interface, le contenu interfacé n’étant dès lors qu’un élément structurel, une condition  nécessaire au fonctionnement de cette interface. Dit autrement, la double lecture procède à une inversion entre le fonctionnel et le structurel, le fonctionnel devenant le signe pertinent en remplacement du signe structurel conventionnel. Cette inversion demeure ponctuelle et éphémère : il ne s’agit pas de considérer que, de manière générale, le fonctionnel est élevé au rang de structurel. La double lecture n’annule pas le produit de la lecture mais s’ajoute à lui. Le sens dégagé par la double lecture est un sens implicite, le sens explicite de l’activité de lecture demeurant le « support fonctionnel de la lecture ». L’inversion interfacique constitue une figure de rhétorique qui enrichit le contenu de l’œuvre.

Dans tous les cas de figure étudiés, l’activité de lecture portait sur un contenu interne à l’œuvre, ce qui n’est pas le cas dans Désir Insuffisant où l’information lue est constituée de documents seconds recueillis par un moteur de recherche. La situation est donc plus proche de l’utilisation d’une navigation externe dans un hypermédia littéraire. Une telle situation se rencontre dans The house of the small languages de Patrick-Henri Burgaud ou Non Roman de Lucie de Boutiny. Dans  The house of the small languages, Patrick  Burgaud aiguille insidieusement son lecteur sur des sites réels d’ethnographie. Dans Non Roman, la fiction dérive sur le site de CNN. Dans les deux cas, le lecteur se retrouve à naviguer dans une information non créée par l’auteur et totalement indépendante de l’œuvre mais la lit pourtant dans un premier temps comme composante de l’œuvre. L’interprétation que Serge Bouchardon donne à cette situation consiste à dire que l’œuvre Web se joue des frontières entre récit et non récit. Il parle alors d’une « extratextualité », pendant de l’intertextualité dans lequel le récit, au lieu d’incorporer de l’hypotexte, renvoie vers lui.  Cette interprétation, réalisée selon le point de vue du récit, s’appuie exclusivement sur les noeuds, considérant que l’information utile au récit est celle contenue dans les nœuds. Cette hypothèse, justifiée lorsqu’on s’intéresse au récit, amène à utiliser la notion de frontière dans un espace qui la supporte peut-être mal. En effet, le propre d’un hypertexte réside dans l’absence de frontière entre ses nœuds. C’est même pour cela qu’il a été inventé. L’hypertexte établit une équivalence entre nœuds dès lors qu’un lien peut pointer vers eux. Par ailleurs cette approche narrative ne nous dit rien de la signification de cette navigation externe. Examinons donc là plus attentivement.

Remarquons tout d’abord que le procédé utilisé est connu depuis longtemps en théorie des hypermédias. Il s’agit d’une mise en œuvre délibérée d’une forme particulière de désorientation, qu’Olivier Ertzscheid, reprenant un terme médical, nomme le « syndrome d’Elpénor » [3] . Dans le cas de ces œuvres sur support internet, l’information est portée par les nœuds et l’effet produit est dû à l’inadaptation du modèle mental du naviguant relativement au contenu consulté : on attribue à l’œuvre le contenu des sites externes  tant que l’information semble rester pertinente au regard de la lecture poétique, dans le cas de Patrick Burgaud, ou fictionnelle  dans celui de Lucie de Boutiny. Dès lors que le lecteur perçoit le changement de site, ce qui nécessite une durée variable selon le contexte de la lecture, il lui appartient de donner un sens à ce déplacement dans le cadre de l’œuvre poétique ou fictionnelle. Le maintien chez le lecteur du modèle mental initial instauré par Patrick Burgaud ou Lucie de Boutiny autorise à considérer que l’auteur réalise une opération d’intertextualité particulière. En effet, pendant une courte durée, celle de la désorientation, tout se passe comme si le contenu des sites externes était introduit dans l’œuvre par une intertextualité classique. Mais cet effet est limité dans le temps et la réalité de la distinction entre information interne et information externe à l’œuvre ne tarde pas à s’imposer : l’intertextualité se transforme, sur le long terme, en une extratextualité au sens de Serge Bouchardon.

Pourtant, ce qui importe, est que la navigation, dite externe parce qu’elle s’exerce sur un contenu externe à celui produit par l’auteur, est bien voulue par l’auteur, elle est interne à l’œuvre pour l’auteur. Il la gère même parfois consciemment telle Lucie de Boutiny qui invite son lecteur à revenir au matériau de la fiction par un bouton « retour au réel » lors de cette navigation externe. Le lecteur, répondant au principe de coopération, est donc amené à  construire un sens implicite, interne à l’oeuvre, à la navigation externe qu’il vient d’avoir durant la phase de désorientation. Aucune extratextualité ne peut annuler cette nécessité.

Examinons donc le fonctionnement sémiotique du signe « navigation externe». La décision sémiotique qui le construit est, classiquement, une double lecture qui reconnaît avec retard le caractère externe de cette navigation. La navigation est le signifiant de ce signe et le signifié en est le sens que lui confère le lecteur en cohérence avec sa perception de l’oeuvre. Le lien (c’est-à-dire le processus de passage d’un nœud à l’autre, pas l’ancre qui est la zone active du contenu) en constitue le stimulus et le référent en est l’activité de lecture elle-même. C’est bien à elle que réfère toute double lecture. Patrick Burgaud transforme l’activité de lecture d’un site non littéraire en activité poétique et Lucie de Boutiny en activité fictionnelle.

Ce signe réalise une inversion entre contenu du nœud et navigation. La navigation n’est plus regardée comme le moyen d’accéder au contenu des nœuds, elle est devenue l’objet signifiant et le nœud n’est plus qu’une condition nécessaire à la navigation, le « lien » entre les liens, la condition matérielle qui permet à la navigation de transiter de lien en lien. Il s’agit donc encore d’une inversion entre le fonctionnel et le structurel mais qui ne se manifeste pas par une inversion interfacique.

Une telle inversion lien/nœud n’est ni nouvelle, ni spécifique au Web. On la rencontre dans les diagrams de Jim Rosenberg. Ces hypertextes, en portant la structure hypertextuelle à l’intérieur même de la syntaxe, au niveau de la constitution des nœuds, donnent au lien une visibilité, le transforment en média alors que dans l’hypertexte classique le lien est une fonctionnalité invisible qui doit s’ancrer dans les médias. A contrario, à certains  niveaux des diagrams, le nœud devient virtuel chez Jim Rosenberg, il doit être reconstruit par la lecture, il n’est plus une unité. Il y a donc bien inversion lien/nœud. La structure ainsi créée demeure un hypertexte mais ne correspond pas à la solution adoptée par Ted Nelson ou Vannevar Busch.

Cette inversion lien/nœud constitue-t-elle une figure de rhétorique lorsqu’elle s’applique sur une navigation externe ? Une figure de rhétorique apparaît comme la résolution d’une incongruité. Elle suppose donc l’existence de 3 niveaux : Le niveau porteur de la figure, où apparaît l’incongruité, le niveau révélateur où s’établit l’isotopie [4] qui permet de repérer l’incongruité et le niveau formateur où s’élabore le sens implicite. Le niveau porteur est ici celui du texte constitué par l’information lue dans son ensemble, interne comme externe, c’est-à-dire qu’elle soit ou non construite par l’auteur. C’est en effet sur l’ensemble de cette information qu’apparaît l’incohérence. Le niveau révélateur est le contexte isotope qui se dégage de l’information « interne » à l’œuvre, celle construite par l’auteur. C’est elle qui, lue en premier, oriente les attentes. Le niveau formateur, où se construit le sens implicite, est ici celui du dispositif complet qui établit d’une part une distinction entre fonctionnalité (le lien) et information (le nœud), et d’autre part entre dispositif technique (l’hypertexte) et usager de ce dispositif.  Le degré conçu inversant les états : la fonctionnalité devient l’information pertinente et l’usager, le lecteur, se trouve aspiré par le dispositif comme instrument de cette navigation.

Ainsi donc, lorsque la navigation peut être constituée culturellement en signe dans l’œuvre, puisque ce signe apparaît chez plusieurs auteurs. Elle l’est par une inversion entre le fonctionnel et le contenu qui repose sur une inversion interfacique dans le cas de la navigation interne et sur une inversion lien/nœud dans le cas d’une navigation externe. Ces deux inversions constituent des figures de rhétorique. Elles ne peuvent être décrite que lorsqu’on prend en compte une signification propre aux processus observables : la signification explicite des processus de l’interface est de nature fonctionnelle, elle devient contenu dans le sens implicite construit par la figure.

Finalement, le processus de navigation peut donc bien raisonnablement être considéré comme un signe dans Désir insuffisant. Il est construit, comme dans le cas de la navigation externe, par une inversion lien/nœud.

3. 2                        Un trou dans le Web.

Dans les œuvres précédemment étudiées, il existait une information pertinente portée par des nœuds créés par l’auteur, de sorte qu’il était possible de parler de navigation interne et de navigation externe. Or aucun nœud du Web ne possède, dans Désir insuffisant, l’information pertinente qui est la production sur cédérom. Il s’agit donc d’une structure Web curieuse qui possède une navigation interne à l’œuvre (la navigation de recherche, le stimulus du signe) mais pas de structure matérielle informationnelle interne pour la soutenir, or toute navigation suppose une structure nœud/lien. Je qualifierai donc de « trou Web» le nœud qui donne accès à cette navigation. Un trou Web est un objet d’un type particulier, non matérialisé dans la structure hypertextuelle, mais qui induit sur le Web une navigation qui en manifeste la présence. Il faut bien comprendre qu’un trou n’est pas une simple absence de nœud. Une quête vaine ne crée pas un trou car la navigation n’y acquiert pas de signification implicite. C’est bien la signification attribuée à la navigation qui permet de définir un trou. Le trou est un objet Web construit par une activité humaine, comme tous les objets Web, pas un état de fait. Le trou, donc, en quelque sorte, est lu par quelqu’un qui, ici, n’est pas le lecteur.

3. 3                        Une nouvelle posture du lecteur.

Examinons plus attentivement la position de ce voulant-insuffisamment-être-lecteur. Dans les productions précédentes de Philippe Bootz, ce désir insuffisant concernait des lecteurs déjà en activité de lecture. Cette insuffisance avait une influence sur le construit par la lecture, le texte-lu, mais pas sur la fonction lecture elle-même, elle ne modifiait pas la position du lecteur devant la production. Dans le cas présent, ce voulant-insuffisamment-être-lecteur s’avère finalement un non lecteur de la production. Désir insuffisant semble ainsi établir une curieuse catégorisation entre non lecteurs : ceux qui ont lu des textes parlant des œuvres et qui ont envie d’accéder aux productions, et les autres. Pour comprendre la signification que l’auteur peut donner à une telle catégorisation, il convient de se référer à ses écrits. Il apparaît clairement dans tous ceux qui traitent de la méta-lecture, que toute information sur la production doit être considérée comme une composante à part entière de l’œuvre. Autrement dit, l’œuvre ne se limite pas à son produit (en clair le poème) mais englobe toute communication émanant de l’auteur à son sujet. La méta-lecture ne saurait se concevoir sans cette condition. Une telle position confère à ces œuvres un caractère conceptuel fort et la généralisation d’une telle perspective à toute œuvre ne saurait être envisagée. Nombre d’œuvres ne fonctionnent que par leur produit. Il est même généralement admis que celui-ci doive rendre le concept de l’œuvre transparent et perceptible par le lecteur. A contrario, la théorie de la méta-lecture stipule explicitement que le lecteur n’est pas destinataire de l’œuvre par son activité de lecture. Nous laisserons à l’auteur la responsabilité d’une telle position qui défie le sens commun et semble faire si peu de cas du lecteur. Néanmoins, en considérant ce point de vue, le voulant-insuffisamment-être-lecteur est bien un lecteur de l’œuvre puisqu’il est lecteur des écrits de l’auteur sur l’œuvre. Simplement il n’accède pas à la production esthétique. Il n’est donc ni lecteur de cette production ni méta-lecteur puisque cette situation repose sur une observation d’activités de lecture de la production. Il s’agit donc d’un type particulier de lecteur, plus concerné par les aspects intellectuels de l’oeuvre que par ses aspects sensibles et affectifs. Ce voulant-insuffisamment-être-lecteur n’est donc pas, finalement, un non-lecteur mais un lecteur d’une partie tronquée de l’œuvre. Le côté déceptif de sa navigation dans l’espace d’information périphérique de ou sur l’œuvre est alors le pendant exact de la déception de la lecture du lecteur de la production dans l’esthétique de la frustration. Lecteur et voulant-insuffisamment-être-lecteur sont donc les deux facettes du rôle « lecteur de la production» qui se résolvent et s’accordent dans la méta-lecture.

4                               Conclusion.

Désir Insuffisant se présente bien, finalement, comme un poème numérique conceptuel si on considère que la poésie se focalise sur le signe dans des formes qui ne sont pas restreintes au couple énoncé/énonciation d’un auteur.

La poésie numérique n’est pas seulement un art de la syntaxe, des médias [5] et de la signification, elle est également un art des fonctionnalités et du médium informatique dans toutes ses dimensions de communication (un art du dispositif de communication) et de technologie (un artisanat du dispositif technique et une esthétique de ses moyens d’action, notamment du programme).



[1] Jean-Marie Klinkenberg, précis de sémiotique générale, de Boeck et Larcier, 1996, réed. Seuil, (Points, essai), 2000.

[2] La décision sémiotique est l’acte qui fait dire à quelqu’un « ceci est un signe ». Elle transforme effectivement une portion du monde sensible en un stimulus dans lequel la personne ayant pris la décision sémiotique reconnaît le signifiant du signe.

[3] Olivier Ertzscheid, « syndrome d’Elpenor et sérendipité », Hypertextexn hypermédias, H2PTM’03, Hermès, p. 138

[4] le niveau révélateur est celui où se forge l’attente du terme non incongru qui devrait se trouver à la place du terme incongru en absence de figure de rhétorique.

[5] Le terme étant ici entendu au sens de système sémiotique, c’est-à-dire texte, son, image…

 

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