De la poésie à la poésie numérique : approche sémiotique

1                               Du texte au signe.

D’un art littéraire, la poésie est devenue au cours du XX° siècle un art sémiotique général. Cette évolution n’est pas incompatible avec sa nature si on considère, comme l’affirme Jerome Mc Gann, que sa nature consiste à « prendre son activité textuelle comme objet de base », rejoignant en cela la fonction poétique que Jakobson énonce à propos de toute communication. C’est précisément l’universalité sémiotique de cette fonction qui a permis à la poésie d’investir de plus en plus intensément le côté matériel du signe. Ce que les divers mouvements d’avant-garde prennent pour objet, ce n’est plus, en général, le tissage de signes qu’est le texte mais le signe en tant qu’unité, ce signe fût-il un texte. La remarque de Franz Mon « J’en suis venu à considérer qu’un seul mot, placé sur une feuille blanche, constitue déjà un poème, et qu’y ajouter un deuxième mot précis représente déjà un processus poétique extrêmement délicat» [1] me semble tout à fait caractéristique de ce déplacement du texte au signe qu’opère la poésie contemporaine, même si, in fine, elle en revient au texte : les constellations de Franz Mon et des poètes concrets sont bien des textes. 

Cette orientation sur le signe peut être vue comme une perte, perte des richesses du texte linguistique –mais celui-ci reste travaillé par la narration et les formes plus traditionnelles de poésie– ou comme un gain : la focalisation sur le signe oriente la poésie sur le monde sémiotique général et lui donne un nouveau dynamisme. Les formes mises en place par les mouvances concrètes, visuelles et sonores utilisent des systèmes pluricodes dans lesquels des sémiotiques différentes s’entrecroisent. Elles insistent particulièrement sur la matérialité de ces signes, c’est-à-dire, dans la définition tétradique du signe prônée par Jean-Marie Klinkenberg [2] , sur le « stimulus » du signe. Cette prise en compte effective de la matérialité du signe, étrangère à l’approche linguistique, conduit naturellement à la prise en compte du dispositif de monstration dans l’activité poétique. Celle-ci se manifeste effectivement dans la poésie sonore qui intègre depuis ses origines en 1953 la dimension technique. En cela, les poèmes sonores sont déjà des technotextes au sens où l’entend Katherine Hayles, c’est-à-dire des textes qui se penchent sur leurs conditions techniques d’existence.

2                               L’impact du médium informatique

2. 1                        Un signe dual.

L’utilisation du médium informatique produit deux déplacements liés, pour le premier, à la calculabilité, et pour le second à certaines propriétés du medium informatique lui-même.

La calculabilité transforme le signe traditionnel. Même si, dans la sémiotique classique, le signe est un construit et non un donné, celui-ci, une fois établi, n’est plus qu’interprétable. L’informatique introduit des signes programmatiques capables de mettre en œuvre un processus lui-même créateur de signes. Le signe est donc en quelque sorte dual, il possède deux versants qui ne sont pas équivalents. Ils le sont d’autant moins que l’un, le texte-auteur, qu’on peut grosso-modo [3] identifier au programme dans une œuvre programmée, est tout entier situé dans la sphère de l’auteur et que l’autre, le texte-à-voir, qu’on peut identifier à la face du signe traditionnellement perçue par le lecteur, est tout entier situé dans celle du lecteur, le texte-à-voir étant l’événement multimédia identifié comme texte par le lecteur. Cet éclatement du signe dans deux espaces distincts et étanches n’est pas tant lié aux méthodes de création qu’à la labilité technique des outils de monstration. L’éclatement n’est pourtant pas total car ces deux faces du signe sont liées par un processus d’exécution. Autrement dit, le texte-auteur possède un caractère performatif sans lequel le texte-à-voir ne saurait exister. Ces deux signes, bien qu’agissant d’un point de vue sémiotique dans deux espaces distincts, sont indissociables l’un de l’autre, tant d’un point de vue technique que d’un point de vue sémiotique. Ils constituent, ensemble, le signe programmatique.

2. 2                        Approche axée sur le texte-à-voir

Si on privilégie le seul texte-à-voir, l’identifiant totalement à l’œuvre, alors on peut considérer comme le fait Katherine Hayles que celui-ci constitue un « technotexte ». La calculabilité, utilisée dans els générateurs ou les animations, et la structure hypertextuelle sont autant de caractéristiques du texte-auteur qui affleurent dans le texte-à-voir et sont indicées par les réactions du programme aux actions du lecteur ou par la reconnaissance d’un modèle de comportement clairement algorithmique des objets perceptibles dans le texte-à-voir. Philadelpho Menezes a le premier, en 1994 [4] , perçu l’impact sémiotique de la calculabilité sur le texte-à-voir. Il parle à son propos d’intersigne, et considère le texte-à-voir comme « une circulation entre signes de différents codes » [5] . Une telle circulation s’observe également dans les animations syntaxiques telles que celles développées par L.A.I.R.E. dès les années 80. Comme son nom l’indique, l’animation syntaxique n’anime pas les mots mais la syntaxe elle-même, le mouvement de mots n’étant qu’un des moyens possibles pour réaliser la transformation temporelle de cette syntaxe. Elle constitue un cas particulier de système intersigne en créant une circulation entre une syntaxe temporelle provenant de l’oral et une syntaxe spatiale provenant de l’écrit. L’animation syntaxique montre clairement que l’intersigne n’est pas réductible au pluri-média puisqu’elle n’utilise qu’un seul média, le texte linguistique, pris dans deux systèmes linguistiques distincts : celui de l’écrit et celui de l’oral.

2. 3                        La lecture comme principe génératif.

Ainsi, on peut également considérer que ces animations détruisent le texte en semblant le préserver. Plus exactement, elles détruisent toutes les articulations inférieures au niveau global du texte : les graphies de mots ne sont plus des mots car leur statut linguistique fluctue dans le temps ou l’espace et peut même dépendre de la stratégie de lecture comme dans À bribes abattues ou Retournement [6] . On peut, de la sorte, construire des textes combinatoires sans utiliser aucun algorithme, uniquement en jouant sur les basculements possibles de la lecture entre ces deux modes, textes dans lesquels aucune signification n’est indépendante du processus physique de lecture.  Ainsi, l’imbrication des choix de lecture dans la définition sémiotique du texte invite à dépasser les approches du technotexte et de l’intermédia et à considérer que le texte ne peut être abordé autrement qu’en termes de points de vue de lecture. Le texte ne constitue plus une entité stable, il est relatif à un point de vue.

Ce principe est amplifié avec mon poème à lecture unique passage. Il s’agit d’une forme spécifique qui n’utilise ni l’aléatoire ni la combinatoire et qu’il est pourtant impossible de relire. Ce poème, bien que sur cédérom [7] , est insensible à l’arrêt de la machine, de sorte que le lecteur poursuit inexorablement la même lecture d’exécution en exécution jusqu’à une phase répétitive générée à partir des informations qu’il a précédemment rentrées. Il convient alors de distinguer la lecture proprement dite, activité purement sémiotique, de la lacture, activité technico-sémiotique qui consiste tout à la fois à activer le programme et démarrer une session de lecture. Dans le poème à lecture unique, les lactures successives poursuivent la même lecture. Le poème se moule alors au lecteur de sorte qu’il devient difficile, voire impossible, pour deux  lecteurs coprésents lors d’une lacture, voyant donc le même texte-à-voir, de lire la même chose. Pour l’un le texte-à-voir contiendra des réminiscences intertextuelles de fragments antérieurs qui échapperont à l’autre. Par ailleurs, le poème est conçu pour durer beaucoup plus longtemps que la durée observée moyenne d’attention du public devant un poème animé. De la sorte, le lecteur n’a jamais l’ensemble du texte sous les yeux et une bonne partie de la signification qu’il construit repose sur le souvenir des fragments antérieurs.

2. 4                        Approches axées sur le dispositif.

L’informatique permet également de manipuler l’activité de lecture depuis l’intérieur des produits de l’œuvre (programme, texte-à-voir) qui deviennent ainsi les instruments de cette manipulation, une interface et non plus des produits finis. Ils instrumentalisent en effet la manipulation du lecteur par l’auteur, de sorte que l’activité de lecture doit alors être considérée comme un signe interne à l’œuvre et non plus comme une activité externe s’appliquant sur une œuvre. L’œuvre transforme alors la lecture en performance.

Deux cas de figure peuvent se produire. Le lecteur peut connaître les modalités de cette manipulation depuis l’intérieur du texte-à-voir ou les indices de cette manipulation, ou du moins de sa signification, peuvent ne pas être dévoilés dans le texte-à-voir. Dans le premier cas on pourra considérer que l’œuvre est « jouable », concept important introduit par Jean-Louis Boissier et assez général en art numérique, dans le second cas il ne sera pas jouable bien qu’impliquant l’action aussi fortement. Ce second cas constitue l’esthétique de la frustration qu’explore nombre de productions du collectif Transitoire Observable.

La conception de la lecture manipulée semble contredire celle de la lecture générative qui vient d’être présentée. Elles sont en fait complémentaires et leur complémentarité oblige simplement à scinder l’activité traditionnelle de lecture en deux composantes distinctes, l’une, que je continue à nommer lecture, s’attache plus spécifiquement aux aspects traditionnels de la lecture : aspects affectifs et noématiques, alors que l’autre, dénommée méta-lecture, s’attache aux aspects cognitifs et esthétiques. Ces 4 aspects sont en faits présents dans les deux types d’activité, mais ils s’appuient sur des données tronquées ou falsifiées lorsque tous les indices ne sont pas donnés dans le texte-à-voir, ce qui oblique à les distinguer. Ainsi, la lecture consiste en l’interprétation (affective, cognitive, esthétique), du texte-à-voir et s’avère parfois insuffisante pour découvrir la totalité des  aspects esthétiques et cognitifs. La méta-lecture consiste en l’analyse des comportements du lecteur et de l’exécution. Elle nécessite de connaître des informations sur le programme généralement  données par l’auteur dans des notes explicatives et non directement dans le texte-à-voir. Elle donne donc un accès plus précis aux caractéristiques esthétiques programmés et à l’intentionnalité de la manipulation (aspect cognitif). En revanche, elle ne s’intéresse pas au contenu du texte-à-voir.

Par ailleurs, le texte-à-voir n’est pas, comme on aurait tendance trop souvent à le croire, le simple résultat logique de l’exécution des algorithmes et manipulations contenus dans le texte-auteur. Le processus d’exécution utilise également d’autres sources comme le code du système d’exploitation et les divers paramétrages techniques de la machine, de sorte que le résultat perceptible de l’exécution d’un programme quel qu’il soit, résultat dénommé transitoire observable [8] car il n’est que l’état transitoire et observable d’un processus en cours d’exécution, varie, ne serait-ce que dans ses aspects esthétiques, d’un environnement informatique à l’autre et d’une époque à une autre. Le texte-à-voir est totalement virtuel et inconnaissable par l’auteur, il n’est pas potentiel dans le programme ni dans le texte-auteur même si de nombreux aspects de celui-ci peuvent effectivement s’y trouver.

La durée de vie synchronique d’une œuvre, c’est-à-dire la durée pendant laquelle un lecteur peut espérer observer sur sa machine le même phénomène esthétique que celui observé par l’auteur sur la sienne est réduit à quelques années. La face du signe observable par le lecteur possède ainsi une vie propre que ne possède pas le programme qui, lui, est immuable.

La prise en compte de ces particularités propres au médium informatique amène à développer des œuvres dans laquelle l’interactivité se situe toute entière dans le programme considéré comme porteur par procuration de l’intentionnalité technologique de l’auteur. Cette interactivité ne s’adresse plus au lecteur mais à la machine. Elle constitue un dialogue entre le programme et la machine qui repose sur des mesures non perceptibles par le lecteur et ne peut être traitée que par programmation. Plusieurs approches dans Transitoire Observable vont dans ce sens, que ce soit mon approche de la génération adaptative ou la prise en compte effective par Xavier Leton dans silence violence des possibilités de monstration différentes selon le navigateur. Dans tous les cas, cette approche revient à asservir la logique même du programme de l’œuvre à des méta-règles esthétiques, l’asservissement étant asservi par des contraintes technologiques et non par le lecteur. Il y a pourtant là un nouveau champ d’exploration pour la poésie que le collectif Transitoire Observable dénomme « les formes programmées ». La question posée est la suivante : quelles formes esthétiques nouvelles peut-on construire qui véhiculent un double projet esthétique : inscription d’une intentionnalité esthétique au sein de la technologie et construction au sein du transitoire observable d’un projet esthétique qui s’en déduit mais n’en est pas la photographie. Dans les formes programmées, le projet esthétique concerne l’ensemble du dispositif : le programme, l’exécution et le transitoire observable. Il n’est pas réductible au seul texte-à-voir. En ce sens, la forme programmée n’est plus un poème inscrit sous forme numérique mais une expression de la poétique du dispositif. C’est pourquoi elle présente plus de points communs avec certaines propositions de l’art numérique qu’avec une poésie de l’écran. 

Ajoutons à cela des propriétés spécifiques au dispositif Internet comme la fragmentation, voire la dispersion des fragments comme le fait Jean-Pierre Balpe dans la disparition du général Proust, ou encore l’utilisation esthétique du  syndrome d’Elpenor, c’est-à-dire la désorientation de localisation qui accompagne la navigation, comme le fait Patrick-Henri Burgaud dans The house of small language et il devient évident que la question du signe esthétique ou poétique ne peut plus être traitée sans la prise en compte des fonctions qu’il suscite, principalement celles de la lecture et de l’écriture. La poésie numérique devient un art sémiotique du dispositif, elle prend en compte l’ensemble de la situation de communication par l’œuvre qui s’instaure entre l’auteur et le lecteur ou entre lecteurs différents.



[1] Franz Mon, “autoportrait”, catalogue Écouter, Lire,Regarder, Hören, Lesen, Sehen, Goethe-Institut, Munich,, 1983, p.12

[2] Klinkenberg, Jean-Marie, Précis de sémiotique générale, Paris,Seuil, points essais, 2000

[3] les concepts de texte-auteur et de texte-à-voir ont été précisés et discutés dans plusieurs de mes publications qu’on trouvera sur le site de Transitoire Observable http://transitoireobs.free.fr

[4] Philadelpho Menezes, Poetics and visuality : a trajectory of contemporary brazilian poetry, San Diego State University Press, San Diego CA, 1994.

[5] Philadelpho Menezes, « Intersign Poetry : from printed to sound and digital poems”, http://www.pucsp.br/pos/cos/epe/mostra/catalogi.htm

[6] Il s’agit de deux de mes productions des années 80 publiés dans alire et encore diffusées dans Le Salon de Lecture Electronique, Villeneuve d’Ascq, MOTS-VOIR, cédérom PC, 1995

[7] une version en a été publiée dans alire10/DOC(K)S en 1997

[8] la dénomination du collectif d’auteurs et d’artistes Transitoire Observable reprend en fait cette dénomination théorique. Du point de vue théorique, le transitoire obseravble est défini comme l’événement multimédia résultant du processus d’exécution du programme dans son environnement informatique. Il peut donc être capté par des instruments appropriés (analyse du son, de l’image…) mais ne fait pas l’objet d’une lecture. Ce qui fait l’objet de la lecture est le texte-à-voir, dont le transitoire observable est le support. Le texte-à-voir s’obtient par filtrage du transitoire observable dans une opération cognitive et perceptive qui fait intervenir les attentes et des archétypes. Ce filtrage, réalisé à chaque instant, sépare notamment dans le transitoire observable ce qui constitue « le texte » (texte-à-voir), ce qui constitue l’interface (fenêtres, player…) et ce qui constitue l’extérieur (bureau…)

 

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