DARWIN COMME UN ROMAN

Rapide- rpons 2 textes de C. Hanna et Ph. Boisnard

 Musique : Keyboard Study #2 Terry Riley

 

 

 

juste titre, me semble-t-il, Philippe Boisnard dans un article quil consacre DOC(K)S, commence par constater quil existe un souci commun beaucoup des contributions qui constituent ce numro thorique , celui-ci les agenant (l encore PH. Boisnard voit juste) dune manire significative, calcule ou se voulant-t-elle. Souci commun : laction. Mais aussi matire divergences et discordes, que Philippe Boisnard, dans la suite, propose de structurer partir de la confrontation entre deux textes quil estime caractristiques cet gard, celui dAlain Frontier et celui de Christophe Hanna. Il est vrai que le fait que les pages dAlain Frontier concernent de manire polmique lun des livres publis par Hanna (Posie action directe) rend plus patentes, certains gards, ces divergences, vrai galement que la dimension nominative des choses pourrait bien contribuer obscurcir le dbat. Pour moi, je tiens souligner que les critiques, les dbats  thoriques  voire, ne sont pas chose ngative et strile, au contraire - Mme si, en dfinitive, ce sont les uvres qui importent, et lemportent. En tout cas si, maintenant, je tente de  rpondre  Ph. Boisnard et, indirectement, C. Hanna, ne pas y voir le signe dune animosit ou dune hostilit mais au contraire celui de lintrt et de lestime que jՎprouve leur gard.

 

Comment donc A. Frontier, -  Ph. Boisnard dixit aborde-t-il laction ? Le socle  pistmique  de la position de Frontier serait constitu par une conception dtermine de la posie que Ph. Boisnard rattache la  modernit . Dans cette conception, la posie est envisage comme langage visant lexpression des limites mmes du langage, rapport au  Rel  donc. Pour citer Boisnard :  la poticit mise en avant est donc celle de larrachement de la situation symbolique, sociale, politique qui dtermine le sujet, en direction dun rel voil nous comprenons que le langage doit faire troue . Jusquici, si lon accepte doublier le texte mme dAlain Frontier (je me garde bien de demander sil correspond ou pas aux assertions de Philippe Boisnard, Alain Frontier tant bien capable de se dfendre ou de rectifier si besoin est) on peut convenir que le type de potique voque se trouve effectivement formule et prsente dans lhistoire de la posie, au XIX et XX sicle. On songera aux romantiques allemands, aux surralistes. Et il est possible que certains des potes runis par  THORIES-DOC(K)S  soient galement porteurs, dans leur potique sinon dans leur pratique de la posie - ce nest pas ncessairement la mme chose - de cette conception qui, structure par le rapport posie/Rel, est videmment susceptible de multiples variantes selon  le  Rel (ou l  Etre ) dont on parle. En tous les cas cependant, la posie sy rattache une thmatique du forage et de lindicibilit. Il suffit, pour cela, quun rfrent absolu, un Rel Majuscule soit pos, hors datteinte sauf par Voie et Voix potique.

 

Il est tentant dapprofondir cette structure afin dy retrouver, ainsi que le fait Ph. Boisnard, la marque expressive dune onto-thologie base sur une transcendance verticalise, entre znith et nadir dclinable. Au pote, lArtiste, il appartient davoir relation privilgie avec les cieux ou les abmes, la chose est ancienne et connue, et charge de consquences prcises dans les modalits de monstration (de  rencontre ) de lart, ou dans les procdures ditoriales et le rapport au  livre  o elle sexprime de manire concrte travers ce que C. Hanna qualifie  d hypocrisie , soit ce que jai appel  lensemble des procdures trs intresses par lesquelles la posie ou le pome neutralisent formellement leur insertion dans le monde, en occultant globalement la relation quils entretiennent lunivers des medias, des techniques, des circuits de diffusion et de production  ( DOC(K)S mode demploi ) Calme bloc ou mtorite, le pome-alien tombe dans un monde qui lui serait tranger et, comme dans le film auquel je songe autant quՈ Mallarm, la foule, mystrieusement instruite de lՎvnement, sassemble muette, pour adorer la pierre noire. Jajoute que, comme Ph. Boisnard, jestime que nous sommes loin den avoir fini avec cette vision thologique de lart, toujours prompte ressurgir malgr les coups qui lui ont t assns, notamment, par les avant gardes du XX sicle. Nul hasard si larticle que jai crit dans le mme numro sachve par linjonction, ironique, davoir  en finir avec le moyen Age  - sentence laquelle je rattache quelques autres significations, mais passons : de l, on peut en tout cas comprendre que Ph. Boisnard tablisse une ligne dmarcation nette entre ces potiques et celles dont il se sent proche, et qualifie de  post modernes . Il y a les thistes et les autres. On ngligera les agnostiques.

 

Ds cet instant, cependant, jai envie darrter Philippe ce qui nest pas toujours chose facile... Et deux fois. Une premire pour demander quelques claircissements sur lusage des termes, moderne et post moderne, usage que jestime trs imprcis et abusif. Pour moi et sans my attarder, je dirai en rsum que, la modernit cest le rapport aux sciences et aux techniques qui la dtermine (la rationalit cartsienne si lon veut) et que de ce point de vue la  dsacralisation , le  dsenchantement  ou la  perte daura  considrs, par Ph. Boisnard, comme typiquement  post modernes  ne sont que la prolongation mineure de la modernit elle-mme : son  delta . Une seconde, parce que si la potique prte, tort ou  raison, Alain Frontier relve bien de lonto-thologie, le fait est quil y a  longtemps quelle a t bannie par des potes, qui, ironie du sort, peuvent tre considrs comme typiquement modernes voire modernistes : l je pense aux concrets des annes 50, dont le moins quon puisse dire est quils entendent vacuer toute rfrence  mtaphysique , via la volont rsolue de considrer la langue, selon ses diverses composantes, comme un pur matriau, lexclusion de toute fonction expressive ou reprsentative, par o saccomplit dune manire radicale la dsacralisation moderniste - Je ne dveloppe pas plus sur cette question : il se trouve que jai crit ce propos un texte plus nourri et argument, texte que le mme Philippe Boisnard connat bien puisquil la mis en ligne sur le site libre&critik.com quil anime, le dbat ce propos tant engag entre nous depuis plus dun an. Et pas prs dՐtre clos.

 

Ces deux prcisions sont elles importantes ? Oui, je le crois, je le crois, quand je lis la suite du texte de Ph. Boisnard, dans laquelle il sattache dgager la  vision de laction  qui serait celle dAlain Frontier. Dans son article, ce dernier, dune manire que lon peut estimer tout fait logique, sinon quasi rituelle ce propos, introduit le nom de Bernard Heidsieck, dont on sait quen 1959 il lui appartient davoir forg lexpression de  posie action , dans une intention que Frontier rsume ainsi :  il donnait au mot action un sens qui na strictement rien voir avec celui du jeune Hanna. Lurgence tait pour lui de faire sortir la posie dun enfermement qui lui tait intolrable . Maintenant, suivons Ph. Boisnard, le commentaire quil propose de cette phrase :  laction (dont parle Frontier) ne renvoie pas une fin extrieure ce quelle dsigne, elle est la modalit dapparatre du potique , ce que Boisnard reprend ultrieurement, rfrant A. Frontier, en caractrisant cette  version  de laction par son  intransitivit . Oubliant, me semble-t-il, cet instant comme dans la suite du texte, de qui il sagit : de Frontier ou de Heidsieck ?- Sagissant de Heidsieck, il est en tous les cas trs clair que le  passage laction , comme le passage au sonore qui le prcde, ne peut pas tre interprt en relation avec une mtaphysique de la prsence et de la voix. Les termes utiliss par Frontier le disent sans ambiguit : cest de lenfermement social et culturel de la posie quil sagit, et de la volont de renouer la relation entre le pote et les socits contemporaines en extrayant le pome hors du medium  livre . Pareille conception de la posie action, qui met demble laccent sur les paramtres sociaux, institutionnels ou mdiologiques, doit-elle tre qualifie  dintransitive , jen doute fort. Il me semble au contraire que Heidsieck, comme dautres au cours des mmes annes (les concrets encore, Gomringer ou Max Bense tout particulirement) savrent extrmement concerns par la question de la rception de la posie dans le monde contemporain, par celle des media, par celles des langages et des codes. Et cela serait encore plus clair si lon invoquait les brsiliens de la mme poque, au dbut des annes 60.

 

Du coup, sil existe, admettons-le, une ligne de dmarcation claire entre les potiques soutenues par Boisnard et Hanna comme caractristiques de la  post modernit  et  les autres , coup sr ne peut elle se borner la rfrence lonto-thologie, la mtaphysique de la prsence et toutes choses du mme acabit. Il faut la faire passer entre les courants exprimentaux concrets, sonores ou un peu plus tard  performatifs  et les pratiques dfendues par Hanna ou Boisnard. Et cest l que le bt blesse. Pour le vrifier, je passe la deuxime partie de larticle de Ph Boisnard, o celui-ci, en rfrence biaise aux thses de C. Hanna, prsente  positivement  sa-leur position, et son originalit.

 

Dans un premier temps, Ph. Boisnard, au plus proche de C. Hanna, souligne la difficult quil y a, selon lui, apprhender comme potiques un certain nombre de travaux caractristiques de la post modernit, travaux qui  nous imposent de rflchir et de prendre le risque de la cration de nouveaux prismes de perception et donc sur les critres pistmologiques de notre approche  -  Sur ce point, je ne puis quapprouver,  et deux fois. MՎtant nagure attach proposer certains lments danalyse concernant les objets potiques issus des pratiques exprimentales, jai amplement pu me convaincre de la ncessit dinventer de  nouveaux outils  en dehors des analytiques lies au structuralisme classique. Frapp en outre par la difficult de la rception de ces objets, jen suis venu penser et affirmer quelle correspondait (entre autres choses) au flottement quils gnrent quant leur  mode demploi . Expression qui figure comme titre pour le livre que jՎcrivais alors. Sagissant dobjets tels ceux produits par la posie visuelle ou concrte, laccs (la  rception ), voulais-je marquer par ce titre, chouait cause de comportements pragmatiquement inappropris. Essayer de  lire  de gauche droite et haut en bas ce genre de pomes ne conduit rien pas plus dailleurs que les contempler comme un tableau. Bref, les personnes concernes ne savaient pas comment sy prendre et, paradoxe, plus elles taient frues de posie  standard , plus immdiat et violent tait leur rejet : elles savaient, elles, ce que cest que la posie, elles ne doutaient pas, elles refusaient au principe dentrer dans lexprience qui leur tait propose. Je nen dduis pas que labsence totale de culture et de repres dans le domaine de la posie, - Est-ce possible ?- favorise la rception ; mais je crois quelle ouvre des portes, parfois imprvisibles ; je me souviens de ce rapper des quartiers Nord de Marseille qui,le malheureux, attir par erreur dhomonymie aux friches de la belle de Mai, pour une soire o Akenaton, sans  H , ralisait une performance, nous a achet DOC(K)S aprs lavoir soigneusement feuillet. Une page lavait sduit, o lon voyait un performer pote avec un tatouage trs particulier sur le crne. Il voulait se faire tatouer  comme celui-l  et avait besoin du modle A partir de ce genre de  contact ,  rvons, quelque chose peut advenir, une passerelle est jete, on ne sait jamais ! Au del de lanecdote, le web aujourdhui offre un modle majeur afin que de telles occasions de contamination se prsentent chaque instant et la posie na rien redouter sy commettre : pas de rencontre sans promiscuits. Par contre Dans lautre circonstance ( ca ! de la posie ), il est sr que rien nest attendre: blocage. Je pourrais citer dautres exemples.  En tout cas est-il vrai, je crois, que toute entreprise potique atteignant son but excde par la mme les codes et les grilles de lecture ou da-perception thorique prexistants, quelle est, si lon veut, essentiellement  droutante . Jusque l je ne puis quՐtre en accord avec ce quavancent Ph. Boisnard et C. Hanna.

 

De ce constat cependant, je me garderais dinduire que la production de la thorie (dune thorie, dune potique, dune  potologie ) adquate ces objets suffise permettre leur rception, terme dailleurs imprcis, jy reviendrai. Dabord, parce que cest ici aller bien trop vite sur une question non ngligeable, celle des medias, des circuits, des champs systmiques de lart et de sa diffusion. Web master particulirement efficace, Ph. Boisnard le sait et en tire es consquences pratiques que je partage. Sinon quici il semble loublier. La  potologie  certes, fait partie du contexte de rception et, pour dire les choses plus simplement, on ne peut que souhaiter que dans les universits, ou dans les publications qui leur sont lies, apparaissent des travaux et des concepts visant modifier lepistem ambiante et rendre  visibles  ou intelligibles les  nouvelles  posies. A lՎvidence rares sont les discours, qui, sattachant analyser (avec de nouveaux outils) les objets potiques contemporains, en montrent comment ils sinscrivent gnalogiquement dans le champ et lhistoire de la posie, en manifestent le fonctionnement etc, Mais ces  nouvelles potologies  encore faudrait-il quelles-mmes fussent rpandues et partages. Admise leur importance pour modifier le regard, qui les implantera ? Par quels moyens ? Suppose  adquates  aux objets potiques contemporains, comment ne se heurteraient-elles pas aux mmes obstacles ? Ensuite, supposes lՎmergence de ce type de discours  thorique  et sa diffusion, reste en prciser le pouvoir. Dmontrer linscription potique de ces objets relve effectivement du mode daction des discours de ce type , aptes barrer la sentence radicale que jai cite :  a, de la posie . Sagissant de lՎvaluation, de lintrt et de lexprience lie la frquentation des pomes eux-mmes, le problme est moins simple. Reconnatre un objet comme  de la posie  est une chose, prouver grce lui une exprience potique en est une autre. 

 

Mais plus. Rflchissant tout ceci, mest venu lesprit un doute, quant la nature mme de la  potologie  dont nous parlent C. Hanna et Ph. Boisnard : potologie, disent-ils, mais  potologie ad hoc  est-il prcis  Ad hoc , dans lusage courant, marque un caractre limit, circonstanciel et spcifi. Chacun se souvient de la kyrielle des commissions ad hoc. Existe aussi un usage plus rcent, que le geek que je suis connat bien, mais dont jignore sil appartient aux significations vises par C. Hanna ou Ph. Boisnard ;  ad hoc  y dsigne une connexion non dpendante dun centre, sur le modle des rseaux  peer to peer  ou des  dialogues  wi fi. Par prudence, je laisse cet aspect de ct. Quant au premier, classique, reste savoir quel type de nuance introduit  ad hoc  la  potologie . Ce qui nest pas vident. On pourrait estimer que lexpression souligne seulement la nouveaut (ncessaire) de ces potologies et quau fond cest ladquation lobjet quelle dsigne; mais on peut aussi imaginer une autre version, o  ad hoc  affirmerait que le vritable objet de ces  potologies  nest justement pas lobjet, que leur objet est un objectif,  quil en va donc de  potologies  non pas centres sur loeuvre, sur ses proprits, mais sur lintention de  communiquer  efficacement (promotionnellement, ai je envie de dire) son propos ? Cette vise  communicationnelle  na rien de mprisable, mais il faut appeler chat un chat, elle ne constitue pas une  potique  ou une  potologie . Externe son objet et fixe sur son objectif, on peut  la limite poser que lobjet lui mme finirait par ny tre daucune importance, daucun souci : objet indiffrent. Ou thoriquement considr comme indiffrenci, formellement indiffrenci. On dira que jexagre. Possible. Mais cest ici que, dans le texte de C. Hanna, comme dans celui de Ph. Boisnard, surgit la rfrence Kendall Walton. Cest Hanna qui parle :

 

 Prenons une uvre qui ne provoque gnralement que peu dintrt ; semble incohrente, inconsistante et pleine de clichs. Si nous nous mettons la percevoir dans un ensemble de catgories inventes pour elle dans le seul but damliorer sa perception esthtique cette uvre nous paratra tout fait digne denthousiasme, risquera mme dՐtre tenue pour un chef duvre  - Certes, il sagit l dun cas limite. Ou dՎcole : on y voit nouveau que les moyens concrets par lesquels la grille de lecture  rvaluatrice  se rpandrait et simposerait sont passs sous silence. Est-ce si facile de  changer les critres  et de faire accepter que  linconsistance  ou la  banalit  soient inverses du point de vue des valeurs collectivement acceptes ? - Walton ne se demande gure, non plus, qui sont ces  nous  qui virent si rapidement casaque. Et ensemble. Ni ninterroge la position sociale du critique ou du potologue, le champ dans lequel il se situe etc. etc. Dans les mmes lignes, on remarque galement que lune des questions que je soulevais prcdemment trouve rponse : oui, le discours  invent  ad hoc ne porte pas seulement sur la nature de lobjet ( Est ce un pome ), il saffirme apte modifier la valeur accorde cet objet, provoquer  lenthousiasme  son propos.  Sagissant dun cas  logique  ou  philosophique , ces oublis, ces raccourcis,  sont acceptables, soit. En tout cas y aura-t-il risque quՈ partir de cette situation  fictive , on vienne des consquences, quant ce qui nous concerne - lart, la posie, les uvres et les pomes, les  vrais  - qui ne peuvent tre tires de  prmisses aussi pures. 

 

Cependant, jouons le jeu. En y regardant de plus prs, je lis dans cette  fiction  confirmation de ce que je prsentais comme une simple ventualit . Le raisonnement est clair : soit une uvre prsentant le trait  inconsistance . Dans le jeu des rgles dՎvaluation dominant,  inconsistance  implique une valuation  ngative . Si jinverse le jeu de rgles, la mme  inconsistance  devient alors marque positive. Soit, dira-t-on. Lhistoire de lart est riche en cas de ce genre. Lexactitude de la figuration, comme rgle normative, par exemple peut fort bien conduire juger ngativement les formes picturales qui entendent accorder le primat la subjectivit de lexpression ou la relativit des points de vue. Mais comment les rgles sinversent-elles et pourquoi ? Est ce seulement sous leffet dun prjug ou dun postulat thorique que la dimension figurative ou reprsentationnelle dominait ? Est-ce seulement grce une dmonstration thorique que la rgle inverse va prvaloir ? - Je rponds deux fois non : le systme antrieur sarticulait sur un ensemble complexe qui le rendait, depuis la Renaissance, fond et non arbitraire ; de mme, si le nouveau systme simplante, est-ce parce que la rvaluation propose trouve une justification dans une volution globale o le discours thorique pse peu. On peut mesurer lՎcart entre lanalytique de Walton et ce que je veux dire en remarquant dailleurs que, dans la fiction waltonienne le passage de la situation (A) la situation (B) est totalement rversible. Le temps, lhistoire, cest dire ce qui ne se rpte pas, y sont biffs dun trait de plume. Je dis au contraire que dans le domaine qui nous intresse, la rversibilit est impossible mme linconsistance aprs avoir t intronise venait tre, nouveau, rgle pour une valuation positive, il ne sagirait plus de la mme inconsistance. Aprs labstraction, des formes de ralisme intgral peuvent re-surgir : elles ne sappelleront pas Meissonnier mais Warhol. Plus gnralement, si les rgles dՎvaluation sont  relatives , elles ne sont pas pour autant  conventionnelles  et gratuites, et tout ceci na rien voir avec un jeu daxiomes.

 

En ralit les  rgles  dՎvaluation ont t transformes, dans lexemple choisi passage de la figuration limpressionnisme, au cubisme- avant tout par les uvres elles-mmes et par la perception qui sest impose, progressivement, de leur accord, de leur consonance avec lunivers externe, dune volution pressentie par elles, tout ceci si lon veut, et par ironie (cf. infra) selon une sorte de slection naturelle conforme au schma darwinien. La question nest pas de savoir si la perspective chre Giotto est abstraitement prfrable son absence antrieure, la question est quelle est adquate aux catgories cognitives et perceptives qui se dveloppent alors. Et que cet accord na pas t dabord  invent , quil a t manifest par les uvres de Giotto lui-mme, par la diffrence quelles incarnaient, par leur effet et leur puissance propre. Tout au contraire, dans la fiction Waltoniene, la  thorie  est pense (par fiction certes) comme  placage  et adjonction de  catgories inventes . Le changement de paradigme ny trouve aucun fondement, et luvre en est aussi absente que le monde dans lequel elle apparat, le champ structur dans lequel elle se dbat et affirme, le cas chant, quelle est mieux arme, plus  adapte . Cest pourquoi la thorie (selon Walton) nentend pas du tout traduire ou exprimer le mode de fonctionnement propre luvre, dont elle squeeze la ralit et la puissance, ni mme celui qui correspondrait lintention de lauteur ; elle a un autre  but , agir en sorte quune uvre, juge initialement  sans intrt , soit rvalue et promue, et, au final, elle se prsente dans le mme rapport quun discours publicitaire ou sophistique son objet, avec une intentionnalit comparable. 

 

Tout ceci me laisse songeur. Dabord parce que, contrairement ce que nous disent Kendall ou Hanna, je ne vois pas ce quil y a de rare dans ce type de situation : en fait, cest peu prs chaque jour que les diffrents mdias inventent, propos de films, de livres, dԎvnements ou de  nouveaux  courants artistiques, pareils discours ad hoc : quon se souvienne de la trans-avangarde Plutt donc quun cas limite, jy lis une rgle triviale. Lexception, cest plutt le contraire : que la  potologie , non ad hoc en ce cas !, fasse ou tente de faire fonctionner lobjet qui la prcde (et dont le  thoricien  a pressenti la puissance) en sappuyant sur ses caractristiques et proprits, en rende accessible le mode demploi, et dlivre ainsi lexprience dont il est vecteur potentiel  tout comme le fait Hanna lui-mme, quelques lignes plus loin, propos de Julien Blaine et de Pierre Reimer. Pour viter cette conclusion, je ne vois que deux chemins : soit concevoir  une uvre  biface , o la  potologie , du mme coup change totalement de nature (elle fait partie de luvre, elle  lest ), ce qui nous ramne la situation standard (et implique une mta-potologie), soit tablir (ou postuler) que les caractristiques formelles internes de luvre nont aucune importance et quun  coup de baguette potologique suffit pour transformer un  navet  en uvre de gnie, ou vice-versa. Empirisme, conventionnalisme radical. La premire issue, fondamentalement crative, sest dj prsente dans lhistoire de lart : on peut songer Duchamp, au dernier Picabia ; elle existe galement aujourdhui me semble-t-il , o elle pourrait correspondre aussi bien Art & Language quaux tendances de lart parodique, cher Arnaud Labelle Rojoux  ou Stphane Brard. La seconde, oubli Kendall, serait-elle ce que dfendent C. Hanna et Ph. Boisnard ?- Dois-je, doit-on poser que l objet ou luvre nont aucune ralit propres et pousser le conventionnalisme jusquՈ estimer que la nature de loeuvre nintervienne en rien dans le procs dՎvaluation ? 

 

Il peut le sembler. A certains moments de son texte, Hanna le dclare ou laisse entendre : lanalyse formelle lui parait sans importance et en tout cas subalterne. Pourquoi ? -  La suite de ce que dit Ph. Boisnard permet de rpondre, qui sattache prsenter un fondement thorique bien plus labor et gnral, quon supposera partag par C. Hanna, o intervient de manire tout fait stratgique la rfrence au pragmatisme US, de Dewey Danto et, surtout, encore, K. Walton, la question (gnrale) pose tant :  Quest ce qui fait quune uvre fonctionne quant sa rception ?  - Question laquelle une rponse aussi gnrale est apporte par Ph. Boisnard :  la thorie de Kendall Walton, qui est rsolument prise dans le prolongement du tournant pistmologique post moderne, pose que la recevabilit dune oeuvre se conoit selon un ensemble de relations 1/dune part contextuelle et pragmatique ; 2/intentionnelle et subjective.  Tout ceci mrite quon sy arrte. En gardant bien en tte que dsormais nous avons quitt le cas dՎcole : de quelque manire quon entende  rception , ce terme ne peut prendre sens quen relation des uvres relles, dans un contexte dtermin.

 

Mais  rception , jy ai fait allusion, est un terme trop vague.   Quest - ce - qui fait quune uvre fonctionne quant sa rception ?  , bonne question ! - Mais que signifie-t-elle exactement ?  Sagit-il de demander sous quelles conditions un objet dart trouve une utilit quelconque ? De rpertorier les conditions sous lesquelles une uvre parvient provoquer une exprience de nature artistique ? Sagit-il dun jugement de got ? dune valuation critique ? De savoir si le livre a t vendu plus de 100 000 exemplaires, si le tableau a trouv preneur 13 millions de $, si lon est pass la tl ? Sagit-il que lapprciation vienne correspondre la (suppose) nature mme de lobjet ? lintention de son auteur ?- Dire que lon adore Darwin et quon le considre comme un excellent romancier cela suffit-il pour quon puisse parler dun fonctionnement rceptionnel adquat ? -  Toutes ces interrogations, et bien dautres, me viennent lesprit. Je les crois, hlas, ncessaires traverser avant daller plus loin. Sans laide du texte de Philippe Boisnard, trop discret ou succinct sur ces points.

 

Mais au fond, cest tant mieux. On se doute que la clarification soigneuse de ces multiples modalits de la  question de la rception  prendrait bien trop de temps,  impliquant quon re-parcoure en sommes nous capables ? - en son ensemble un corpus disparate et touffu, qui, de Jauss Iser en passant par Quine, Lewis, Currie, Searle et Walton, est plus quembrouill. Au-del, cest sans doute la notion mme de  vrit  qui est implique, et, plus prcisment la version  pragmatique  - et l il faut songer W. James bien plus quaux linguistes - de cette notion : point si loigne peut tre de lexpression utilise par Ph. Boisnard, en rfrence Hanna, de  thorie ad hoc  : limportant dans une thorie, et ce qui en constitue la  vrit , cest quelle  marche , propos que je pourrais bien faire mien, si je comprenais ce que veut dire  marche  dans le domaine qui nous proccupe, qui nest pas celui des sciences o, par contre, on peut dfinir les critres du  ce qui marche  ou non.  Marcher , dans lordre des sciences veut par exemple dire, propos dune thorie, quelle est accorde un ensemble de faits, congruente diverses hypothses acceptes, efficace dans lordre de la prdiction etc. Mais  marcher , dans lordre de lart ou de la posie, cela veut dire quoi ? Et cela sapplique quoi ? Au pome ou au discours promotionnel non potologique- visant en diffuser une  image  recevable ?

 

Ph. Boisnard emprunte, nouveau, un exemple Walton, celui de Darwin et de la fiction (ici un autre problme : peut-on aborder la posie partir de la fiction ???  - ou : Peut on extrapoler ce que dit Walton de la littrature, de la peinture ou du cinma, la danse ou la musique ???) Retour Darwin  : dans lexemple vis, la question est de savoir pourquoi nous considrons LEssai sur lorigine des Espces comme un texte scientifique (valide) et pas comme une  fiction . Soit encore :  pourquoi ne lisons-nous pas (au moins statistiquement) Darwin comme un roman, ou, rebours et positivement, pourquoi lisons-nous un roman comme une uvre de fiction ? Bref, qu est-ce qui conditionne, en pareils cas, le  mode demploi  ?   Dans labsolu, on peut rpondre cette question,  philosophiquement  standard , en insistant sur lun ou lautre des ples de la communication : intention de lauteur-metteur, nature de lobjet, disposition du rcepteur ; on peut galement insrer metteur et rcepteur dans un  contexte  plus ou moins vaste, de nature socio-institutionnelle (dans ce cas cest la collection dans laquelle lEssai est publi, la prface ou la dernire de couverture qui joueront le rle dterminant), on peut aussi se placer sur un plan de type smantique, en estimant que la diffrence se situe au niveau de la vrit ou de la fausset des assertions contenues dans le mme Essai. On peut enfin envisager un nombre indfini de rponses qui  combineraient  les autres des degrs variables. Toutes ces  rponses  ont t proposes et peuvent tre, sans doute, dfendues ou critiques. Le fait est cependant que pour Ph. Boisnard (cf. supra) ce sont, dans la perspective dite Waltonienne  a) lintention ou la disposition du rcepteur b) les conditions pragmatiques ou contextuelles  qui sont dterminantes. Sont donc passes sous silence, par Ph. Boisnard sinon par Walton, outre lintention de Darwin (faire uvre de fiction ou de science), outre galement la place de Darwin dans un champ dtermin, son inscription propre, son histoire, les caractristiques internes de lEssai. Conclusion : il ny a aucune diffrence intrinsque entre lEssai et un roman et lon peut imaginer des contextes changement de paradigme scientifique, apparition dun nouveau modle explicatif- ou des rcepteurs, tels que la lecture de Darwin  comme un roman  ou une uvre fictionnelle serait envisageable. Un pas de plus, et nous allons pouvoir restituer la totalit du panorama. A gnraliser la thse prcdente  on conclut en effet que tout peut, quant la rception, fonctionner dune manire ou dune autre et, plus prcisment quil suffit de changer les conditions de rception listes en a) et b) pour que la  nature  de lobjet soit change, dautant plus aisment quil nen a pas, rien ne permettant de distinguer formellement lEssai dun ouvrage de fiction. Transfiguration du banal ou du quelconque. Danto nest pas loin, effectivement, et surtout le ready made, sa vulgate plutt.

 

Tout ceci appelle nombre de remarques critiques. Jen livre quelques unes.

 

Sil est, lՎvidence pour nous, possible quun urinoir ou une roue de bicyclette fonctionnent comme  objets dart  (sous certaines conditions intentionnelles ou contextuelles), ceci correspond ce que jappellerai, la suite de Searle, des  rgles constitutives , distinguer des  rgles normatives . En clair, une chose est de se demander si un objet est (ou peut tre) de lart, une autre de la trouver satisfaisante et de laimer ou de lapprcier. Le premier type de jugement ( cest un tableau, cest une sculpture, cest un pome ) relve du domaine des classes dappartenance et des jugements thoriques, le second  jaime ce tableau  etc. dune apprciation, dun jugement de got qui exprime la prsence dun certain type dexprience dont lobjet a t loccasion. Le cas chant, le jugement de got peut tre approfondi, motiv : je parle alors dun jugement critique. Admis que, en certaines circonstances, dailleurs trs diffrentes du cas dՎcole prcdent (puisque le  contexte y jouerait un rle minent : apparition et validation dun nouveau modle non arbitraire pour lՎvolution) lon cesse de lire LEssai comme un texte scientifique, reste ainsi savoir si a) cela en ferait un roman et si b) cela en ferait un bon roman.

 

Je rponds deux fois par la ngative, une seule restriction prs : que le dit contexte aie galement chang, en sorte que les rgles concernant les romans  se soient modifies, quil y aie donc, ce mme moment, un ensemble dauteurs produisant des objets nomms, par eux, romans, objets que lon pourrait formellement comparer lEssai. Ce cas nous ramenant, au final, aux exemples pris prcdemment, apparition de la perspective, naissance de limpressionnisme ou du cubisme, et aux boucles  rtroactives  qui naissent de l : aprs le surralisme on peut accder Lautramont. Faute de quoi, lEssai, dnu de  vrit  scientifique, ne deviendrait pas pour autant  roman . Lexemple pris par Ph. Boisnard (afin de souligner le rle du rcepteur) aboutit dailleurs, et malgr lui, la mme conclusion : si, aujourdhui, un partisan de lintelligent design lit Darwin, que se passe-t-il ? - Peut-on imaginer le cas o cette lecture acheve il dclarerait  quel roman gnial !!!  - Je ne vois pas comment ; ce quil dirait est : quelle fiction ! Cest--dire, en fait,   quel tissu de mensonges, quelles affabulations !!!  - Soit : quici, lusage du terme de fiction est pris dans une trame o de manire trs  classique  quant aux problmatiques philosophiques de la  fiction , il sagit dabord du vrai et du faux, et pas du tout de limaginaire ou de lart envisags dans leur spcificit. On peut concevoir des circonstances varies et non gratuites o lEssai cesserait dՐtre tenu pour  scientifiquement  recevable certes, mais en ce cas il serait simplement lu comme  faux  - ou comme document tmoignant dun certain tat historique des sciences. On peut galement envisager des cas o lEssai serait lu comme un roman et comme un roman novateur, mais ce point ne dcoule pas de lautre. Et il implique immanquablement le passage par une  analyse formelle interne du texte darwinien et/ou de ceux au sein desquels il sinscrit en rseau, tout ce  nouveau roman no darwinien  que jՎvoquais, tous ces nouveaux objets droutants qui, dans lunivers (hypothtique) choisi, postuleraient au tire de plus apte la survie. A moins que lon ne pousse le relativisme subjectiviste jusquՈ affirmer que Joyce et Christine Angot, Branger et Lautramont cest tout comme.

 

Ou mieux, et nouveau par fiction philosophique, que le vrai travail du pote ne consiste pas produire quelque pome que ce soit mais proposer un ensemble de rgles dont lapplication permettrait au rcepteur de prlever et percevoir dans le vaste tissu des signes du monde des pomes dj l, faisant ainsi dun certain nombre dobjets quelconque des supports pour exprience potique. Hypothse sduisante qui, nous reconduisant au ready made, seffondre immdiatement : cet  ensemble de rgles  que je dis ne peut tre transmis, reu et impos que par un pome, ou par un geste potique. Cest en mettant son urinoir dans larmory show que Duchamp, par un geste potique donc, et pas par une potologie ad hoc, change le regard ou entame le procs par lequel il sera chang.

 

Tout ceci est bien compliqu, certes. Pour ne pas lasser le lecteur, je reviens au texte de Boisnard et lanecdote, trs potiquement raconte par C. Hanna au dbut de son article. partir de cet exemple, je crois que beaucoup des remarques critiques que je viens de formuler prendront plus de sens.

 

Lors dun voyage sur autoroute, voici que le conducteur met dans son lecteur de cassette une pice de Terry Riley, ce qui dclenche une discussion entre lun des passagers, musicien, qui avoue son irritation face cette musique, alors que le conducteur, lui, dclare  laimer parce quelle lui permet de ne pas sendormir au volant entre deux camions. C. Hanna, quant lui, en concluant, ainsi que le rappelle Ph. Boisnard, que  les questions de lusage ( quen faire ) et de la finalit (  quoi a sert ? ) se prsentaient alors comme sous-jacentes tout jugement de got et mme toute apprciation sensible  -

 

Lanecdote mintresse parce quelle tmoigne prcisment de la confusion entre jugement normatif et jugement dappartenance ou, plutt, quelle opre, par glissement, le passage de lun lautre. Au point de dpart, de quoi est il question?. Le fait de mettre cette cassette apparat comme li une intention de nature strictement  utilitaire  : il ne sagit pas du tout dart, pas du tout de musique, il sagit, nous dit-on, de ne pas dormir. Le nomm  L (dans le texte), le conducteur, aurait donc tout aussi bien pu avaler 2 cafs ou 4 amphtamines, il place Riley et tout excitant dans la mme classe o, rapports lutilit mentionne, ils sont substituables. La question que je pose est, ici, trs claire : je ne vois rien en cela qui puisse nous permettre de prciser quoi que ce soit quant la  rception  de lart, si ce nest que, bien sr, et aujourdhui comme hier, la rencontre dun sujet et dun objet seffectue dans un espace/temps structur, orient, vectorialis comme dirait Ph. Boisnard. De tout ceci,  sous-jacent  comme le fait que jai des oreilles, - ce qui me permet dentendre de la musique-, rien ne suit mcaniquement. Au contraire, suppos que lanecdote sarrte ce point, aurais-je tendance en conclure quelle traduit un chec majeur de la rception, quՎcouter Terry Riley pour ne pas dormir cest tout bonnement ne pas couter Terry Riley  et quaucune forme de lexprience artistique nest ici prsente. Ou seulement ce qui relve subrepticement dun jugement dappartenance, car, si fatigu quil soit, le Conducteur savre, si lon y rflchit, ne pas hsiter sur le fait quil sagisse bien de musique et, conviction discutable !, persuad que la musique loigne la torpeur

 

Maintenant, voyons la suite : on y passe, trs  naturellement  dun fonctionnalisme plus que strict, utilitariste ou ustensilaire, un aspect tout autre: lorsque le conducteur dclare  aimer cette musique . Si lon peut sans nul doute trouver mille utilisations pour un objet quelconque, lapparition de cette phrase change considrablement la donne: elle marque lintervention de la sphre esthtique ou artistique et dune valuation qui, outre quelle situe explicitement lobjet dans une classe dtermine, comme chose dart et musique, laffirme source spcifique dune exprience (positive). Ce glissement na rien danodin, moins, comme jai dit, que lon postule quil soit rgi par un rapport de cause   effet . Ce qui nest pas : je puis parfaitement trouver un usage  contre nature  un objet dart, un tableau dont je me servirais pour boucher un trou dans un poulailler par exemple, un livre (LEssai de Darwin) que jutiliserais pour caler une table, sans pour autant tre ncessairement conduit dclarer que  jaime ce tableau  ou ce livre. En dautres mots : le conducteur a, sans doute, mis la cassette (pourquoi celle-ci ? Que savait il avant de Terry Riley ?)  pour ne pas sendormir, mais cette intention initiale a, de toutes les manires, t peu peu supplante par une autre, celle dՎcouter cette musique et de laimer comme telle. Or maintenant, comment expliquer ce changement dattitude sans faire entrer en ligne de compte les proprits formelles internes de lobjet et sa puissance ou valeur, propres et proprement artistiques, y compris dans ce quelles comportent dadquat la situation donne ? - A contrario, je serais trs surpris que la discussion aie pris la mme tournure si,(fiction philosophique) au lieu de Terry Riley cest  Positive  Attitude  ou la Marseillaise qui soit tombe sous la main du conducteur et, pour conclure sur ce point, ce qui me frappe, moi, dans ce road movie, est que Terry Riley aie finalement fait lunanimit et que le silence laccord - se soit install. Victoire de cette musique : comme si le contexte pragmatique initial sՎtait, sous leffet de Terry Riley, transform en un autre contexte, non pas conditionnant luvre mais institu par elle. Ont-ils vu la route, vcu le voyage de la mme manire aprs ?- jen doute. Cest ce que jappelle exprience artistique. Constatant dailleurs que, dans le texte de C.Hanna, cest bien, au final, de cela quil sagit, et des proprits formelles de lobjet :   La nuit, dans la monotonie des camions successifs doubls un un, lՎtude (de Riley) est devenue pour tout le monde une pice la fois comprhensible et acceptable : elle sest mise prendre du relief dans cette fonction ses proprits formelles ont surgi . Que lexprience artistique se fasse toujours en situation, que dans le terme de situation il faille inclure un nombre considrable de paramtres, que le contexte de rception intervienne comme cause occasionnelle, je crois que l-dessus Ph. Boisnard, C. Hanna, moi-mme et bien dautres tombons aisment daccord. Que les potes  puissent ou doivent prendre en compte ces paramtres, que les lieux et les medias o ils interviennent sont rflchir en toute responsabilit, oui, nous sommes l encore daccord. Que les lieux standards livres et expositions conditionnent et contaminent, quils ne sont pas neutres, aucun doute. Que lon peut en imaginer dautres, espaces urbains, web et que sais-je, ce sans la moindre frilosit, comment en douter et  nest pas ce que nous faisons ou tentons de faire ? Mais toute la question est : jusquo peut-on aller dans le relativisme quant lobjet, sa nature, ses proprits et sa puissance deffet in fine prises en considration par Ph. Boisnard, mais, me semble-t-il, rebours de la fiction waltonienne initiale. Et, si jaccorde Ph. Boisnard quil est plus quurgent den finir avec le moyen ge, je pense aussi que les versions, mme relookes, de lutilitarisme amricain ou du fonctionnalisme sous toutes ses formes sont inaptes penser ensemble la modernit (la liquidation de lonto-thologie et de la transcendance) et la spcificit de lart et de son impact. Et que le travail du pote cest dabord le pome, sous toutes ses formes.

 

 

 

Nous tions partis de laction, je constate que nous nous en sommes considrablement loigns. La dernire partie du texte de Ph. Boisnard, suivant celui de C. Hanna, va y reconduire. Lenchanement est clair : la posie   action directe vs la posie  intransitive  dfendue par Frontier, selon Boisnard se caractrise en effet, dans la perspective ouverte par la lecture de Walton :  selon un principe de connexions au monde, partir non pas de lauto constitution excentre de lessence du potique comme reli au rel, mais comme objet qui entre dans le flux de significations, dj actives dans linscription situationnelle o elle se trouve , intervenant alors, dans le texte de C. Hanna, deux analyses de cas concernant des uvres potiques juges cet gard emblmatiques, une performance de Julien Blaine, un travail plastique de P. Reimer. Ici, je dirai sans tarder que je rejoins presque en tout point ce que posent Ph Boisnard et C. Hanna. Il est mes yeux trs clair que les uvres qui relvent des posies exprimentales, depuis au moins les annes 70 et avec une nette acclration du processus partir des annes 80 et du dveloppement de la performance, correspondent la prise en charge globale et explicite de ce que jappelle les  paramtres matriques , quelles se caractrisent galement par leffacement ou la porosit des frontires entre lart et ses entours, quelles entendent donc sinscrire, on ne peut plus sciemment, dans un espace smiologique marqu et impur, que non seulement elles sont en situation mais quelles le savent, en jouent et visent    en faire uvre, jusquau point, le cas chant, o la situation globale sidentifie luvre vritable. Le performer, que je suis ou que je suis souvent, ne peut ignorer pareilles choses ; elles simposent de faon empiriquement aveuglante, surtout lorsquil sagit dactions  urbaines  (ce qui est le cas pour celle de J. Blaine, 1979, voque par Hanna et Boisnard). Le propre, daprs moi, de tout ce que lon entend par performance, est quil sagit de gestes artistiques effectus aux limites, tous gards, de la carte et des lieux de lart. Au lieu que, dans les cas standards, lensemble des objets prsents soient demble institus  art , le performer agit, lui, comme instance  instituante , il a faire de lart dans et avec un contexte non neutralis et aseptis, non dfini a priori comme  diffrent , transcendant ; cest par l que le geste performatif est  risqu . Ce qui sexprime formellement par ce type de travaux, dont la relation significative quils dveloppent avec leur entour spatio-temporel interdit a priori quon puisse les considrer comme des objets  clos  voire comme des objets  tout court , obligeant, par ce quils sont, les concevoir en termes de situations immersives, de dispositif, et darticulations plus ou moins floues. Cest dailleurs pourquoi, toujours mes yeux, la performance constitue lhorizon gnral des arts, ds lors quils veulent procder la liquidation de la transcendance cest--dire assumer lensemble des consquences de la modernit.

 

Mais affirmer que le  sol  de la performance est  prosaque , que son espace, rel ou virtuel, est  ouvert , contamin par lensemble des signes et des messages sociaux, ne signifie pas que la performance sen tienne l. Elle a faire plus. Elle a produire un arrachement, un dcollage, non pas du tout pour  chapper au rel  ni mme pour le retrouver, vierge, en-dea des codes, mais pour manifester lexistence et la pesanteur de ces codes comme, aussi bien, leur relativit. Elle a saffirmer comme modalit (indispensable) de la prsence  potique , ou artistique. Elle a crer par tout moyen - les conditions dune exprience de cet ordre, rductible nul autre. C. Hanna, me semble-t-il, ne parle pas autrement lorsquil demande  de quelle manire lart peut il sajuster la vie pratique sans sy dissoudre compltement ? - Question que je souligne, dans la mesure o elle marque nettement la conscience de la spcificit de lexprience artistique ou du moins sa reconnaissance, sans cependant que, dans le reste du texte, ne me soit livre une rponse, un prolongement voire. Dans le mme texte, par exemple, je vois mal comment cette assertion se rapporte, sans la contredire, telle autre qui exprime la volont  que soit abandonne lide gnrale selon laquelle la comprhension dune uvre relve dune relation esthtique distancie  , thme que Hanna synthtise dans lexpression  posie action directe   o, bien sr,  direct  apparat comme synonyme de  sans distance . Je comprends, certes, que la  distance  refuse ( juste titre) par C. Hanna est celle qui, dans les procdures habituelles de monstration et diffusion, aboutit constituer la sphre de lart ou de la posie comme sphre pseudo autonome, en accord avec le  transcendantalisme  dont je parlais au dbut de ces pages. Mais cest positivement que je minterroge.

 

Outre que la  distanciation  peut fort bien (cf. Brecht) tre entendue dune manire  non hypocrite  et, en tout cas, en dehors de toute volont docculter les mcanismes sous jacents la production, la diffusion, la scnographie des uvres et de lart, loppos donc de la version  transcendantale  et en cho avec le refus des procdures hypnotico-fascisantes (cf le mme Brecht), je narrive pas saisir comment lart,  sans distance ,  pourrait bien viter de se  dissoudre compltement  dans la  vie pratique , y compris dans les cas o lobjet tend se fondre dans une situation immersive. La question nest, mes yeux, pas du tout  dabolir la distance  mais de refuser quelle soit a priori institue par des procdures masques, aussi bien internes quexternes. Quelle soit un rsultat, non un postulat, ce rsultat tant prcisment ce que jappelle  exprience artistique . Et que la  distance  vise ne marque nulle diffrence transcendante, nulle rencontre dun ailleurs ou dun rel absolu, nul statut magique ou prophtique consenti au pote, mais  seulement  linstauration dun doute sur ce qui nous est donn comme rel la fois par la manifestation des codes qui le construisent et la mise en vidence de la possibilit dautres agencements ; dune manire trs caricaturale et mtaphorique, je compare ainsi la situation artistique celle qui est vcue lors des ambivalences perceptives, lorsque le mme objet est susceptible dՐtre dcod alternativement comme un visage ou comme un vase, selon que lattention se focalise sur le fond noir ou sur la forme blanche : elle est la redcouverte exprimentale, pratique et vcue, de la fonction interprtative et de la relativit du rel, donn comme allant de soi et indpendamment, donc, de moi, de toi, de nous. Quand ceci, par luvre, par ce quelle instaure comme  situation partage et comme exprience, advient, alors il y a de lart, et de la  distance . Ncessairement de la distance.  Hormi la rfrence certaines modalits de sa diffusion (listes, web, rseaux  ad hoc ) qui dailleurs mintressent au point que cest sur elles que se clt mon propre texte dans DOC(K)S, la posie est action transitive jamais directe et toujours distanciante.

 

 

En fait, resongeant cette diffrence, ce diffrend, entre Ph. Boisnard ou C. Hanna et moi-mme (Quant Alain Frontier, je lai dj dit, je nentends pas mexprimer sa place) je me dis que ce que nous aurions dbattre se concentrerait, vraisemblablement, autour de ce que je nomme  exprience potique  ou  artistique . Peut-tre aussi aurions-nous intrt approfondir ou prolonger lՎchange en envisageant les enjeux actuels du web et des rseaux.  Sans vouloir entrer ici dans ce genre de dveloppement, jai la nette impression que le dbat, trs vite, se cristalliserait autour non pas de la  rception  mais de  ce qui est reu  lorsquun support quelconque, dans une situation dtermine, gnre un affect potique, affect marquant ou voulant marquer un mixte, un hybride, un monstre, qui ne relve ni du sensoriel ni du cognitif. Ni du sensoriel  pur  car le  support  est toujours cod et dcod, ni du cognitif  pur  car le monde de la posie ou de lart nest pas celui des sciences sauf pour quelques post modernes qui prendraient plaisir pervers lire Darwin comme un roman.

 

O lon voit que tout se tient. Jaurais bien aim tre dans cette voiture et jadore Terry Riley.

 

Ph. Castellin 2006

 

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