Arnaud Labelle-Rojoux

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À DEUX ON EST PLUS EGOS !

Question : un plus un font-ils toujours deux ? Réponse de normand prudent : ça dépend ! Et de quoi cela dépend-t-il ? Là commence le mystère et une infinité vertigineuse de conjectures. La raison a beau faire, l’arithmétique ne constitue pas, tant s’en faut, un gage de vérité absolue. Dom Juan, l’expert-comptable bien connu (jusqu’à mille et trois au moins sur le bout de ses doigts !), peut fièrement proclamer : « Je crois que deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit », les chiffres, comme on dit, ne parlent pas d’eux-mêmes… Voyez le cas de Dieu : trois en Un ! Ou des Trois Mousquetaires qui étaient quatre précisément ! (« Un pour tous, tous pour un ! ») Quant à Janus est-il un ou deux (jeune et vieux) comme Jekyll et Hyde ? Le mythe d’un revers de logique résout toujours l’énigme par l’énigme. Si le pluriel est tromperie, le singulier aussi : gare aux masques ! Un homme averti en vaut deux… Redescendons sur terre, donc. Sur la terre des hommes, justement, qui multiplient les mots pour dire un et deux ensemble : couple, paire, double, tandem, binôme, duo… 

Tous ces mots, si l’on y regarde de près, n’ont évidemment pas le même sens : le couple désigne deux choses de nature différente jointes (deux faux semblables), cependant que la paire désigne elle deux choses de même espèce, quasi jumelles en somme, « accouplées » (deux vrais semblables) ; double signifie répété deux fois et, dans le cas du tennis, une « paire » de joueurs ; le tandem, quand il n’est pas un cabriolet tiré par deux chevaux ou une bicyclette pour deux personnes, qualifie l’association de deux individus travaillant à une œuvre commune (Mozart/da Ponte, Marx/Engels, Prévert/Kosma, Lennon/Mc Cartney , Deleuze/Guattari, Lagarde/Michard, Gault/Millau ) ; le binôme sent son algèbre : c’est tout bonnement l’adition de deux termes… Reste le duo. C’est le mot latin signifiant deux. On utilise ce terme principalement en musique. Le dictionnaire (Larousse) précise : « morceau pour deux voix ou pour deux instruments ». Il s’applique en fait à tous les arts qui pratiquent la rencontre de deux interprètes, en particulier au music-hall où, à l’instar du cirque (avec les clowns), ils permettent à chacun de se mettre en valeur. Cela vaut aussi bien pour les danseurs, chanteurs que pour les comiques. On le sait, beaucoup de ceux qui sont apparus pendant l’âge d’or d’Hollywood, devenus des gloires du cinéma à côté de couples aux destins durablement scellés (Laurel et Hardy, Abbott et Costello, Fred Astaire et Ginger Rogers) surent le temps d’un ou d’une série de films tirer profit de duos réactivés ou créés pour l’occasion : ce fut le cas, dans leurs court-métrages, de Chaplin et de Keaton avec Fatty, ou de Chaplin s’offrant avec Keaton un numéro d’anthologie dans Limelight. Quant aux paires comiques récemment apparues (Élie et Dieudonné ou Éric et Ramzy  dans la tradition des Poiret et Serrault, Frères Ennemis et autres Grosso et Modo), lesquelles constituent aujourd’hui la matière première essentielle des émissions de variété à la télévision (les répliques claquent, les rires fusent !), si elles ne tardent pas le plus souvent à se séparer, c’est pour mieux faire apparaître la singularité de chacun de ses membres, démontrant par là que le duo est d’abord un moment partagé.

C’est probablement cette notion de partage qui rend insolite l’intention même de duo dans les arts plastiques. Or, les tandems, voire les couples (ou même les frères et les soeurs), n’y sont pourtant pas rares depuis une trentaine d’années, qui tordent bel et bien le cou au mythe ridicule de l’artiste claironnant sa solitude au fin fond de son paradis ou de son enfer intime. Citons pêle-mêle, sans hiérarchie ni distinction : Gilbert & George, Art & Language (Michaël Baldwin et Mel Ramsden), Anne et Patrick Poirier, Ulay & Abramovic, Barbara et Michaël Leisgen, Biefer et Zgraggen, The Kipper Kids, Anna et Bernhard Blume, Hillla et Bernd Becher, Komar et Melamid, Mac  Dermott & Mac Gough, Peter Fischli et David Weiss, Pierre et Gilles, Clegg & Guttman, Langlands & Bells, BazileBustamante, Akenaton (Castellin et Torregrosa), Vidya et Jean-Michel, Jake et Dinos Chapman, Tim Noble & Sue Webster, Jane et Louise Wilson, Marie-France et Patricia Martin, Eva et Adele… Ce ne sont assurément pas des duos mais plutôt des entités bicéphales ( « cogito à deux » diraient Deleuze/Guattari) pour lesquelles on a généralement le plus grand mal à distinguer ce qui appartient en propre à chacun. (La situation de Jeff Koons, réuni avec la Cicciolina pour la série Made In Heaven, est évidemment à part : vrai couple, vraies scènes amoureuses à deux dans un éventail de positions variées, mais œuvre finalement à la première personne. Quoi qu’en dise Koons lorsqu’il affirme que sa partenaire est « l’ une des plus grandes artistes du monde entier »  - « d’autres se servent d’un pinceau. Ilona utilise ses organes génitaux » - on ne peut guère parler d’invention commune mais plutôt d’instrumentalisation de l’icône porno épilée au sourire de madone Ilona Staller) Le duo, au contraire, pourrait se définir comme la mise en écho de deux egos. De deux singularités affirmées. La parenté existe, pas forcément la ressemblance. La complicité a sa part, mais la rivalité aussi, même lorsqu’elle ne s’avoue pas : duos duels à fleurets mouchetés. C’est Marcel Duchamp et Man Ray réalisant ensemble et co-signant  « Élevage de poussière », Raymond Hains et Jacques Villeglé tentant vaille que vaille d’unir leurs recherches dans les années 50, Jean Tinguely s’associant à sa compagne dans la vie, Niki de Saint-Phalle, pour quantité d’œuvres hybrides (la fontaine Stravinski près de Beaubourg par exemple), Robert Filliou et George Brecht jouant à faire de l’art à dans leur minuscule boutique de Villefranche sur Mer, la Cédille qui sourit, Andy Warhol  peignant à quatre mains avec Jean-Michel Basquiat (« Le seul point qu’ils avaient en commun, c’étaient leurs cheveux » commenta bizarrement Keith Haring), Pierre Huyghe et Philippe Parreno acquerrant le personnage japonais de dessin animé AnnLee pour le projet commun No Ghost Just A Shell , Mike Kelley réalisant avec Paul Mc Carthy l’installation Heidi ou avec Franz West la désopilante pièce de théâtre À lire à haute voix  montée à partir d’un interview pourtant assez ennuyeux, Tsuneko Taniuchi et Olivier Blanckart squattant clochardisés en Nora et Jean-Michel la Heart Galerie durant vingt-quatre heures, ou tout récemment Stéphane Bérard et Nathalie Quintane tricotant gentiment leur home record « Progressistes ».

Car cette situation aventureuse, risquée ou simplement inconfortable (la peur d’être neutralisé), contradictoire (l’exigence ne s’accorde pas forcément à l’inspiration débridée et vice-versa), quantité d’artistes la recherchent aujourd’hui en s’associant ponctuellement à d’autres, en particulier dans le domaine de la performance, y compris en faisant se chevaucher divers champs de la création (musique, danse, vidéo, installation, théâtre même). Il n’y a là aucune volonté de disparaître ou de se dissimuler en se regroupant (ce qui pourrait se formuler de la sorte : 1 + 1 = - 2), mais au contraire l’intention avouée de produire des moments interrogeant frontalement les notions d’identité et d’altérité. Une façon en somme de s’exposer à deux pour mieux faire apparaître sa singularité. Avec toutefois en filigrane cette pensée qui court tout au long de la modernité artistique : traiter, comme le disait Kafka, « du négatif ». Autrement dit du refoulé. Mais alors que pour certains artistes, en cela dignes héritiers du Bartleby d’Herman Melville (« I would prefer not to ») cette négation se traduit par l’inachèvement, l’échec, la brièveté, voire le silence volontaire (ce sont les « artistes sans œuvres » évoqués par Jean-Yves Jouannais ou Enrique Vila-Matas[1]) les « duettistes » interpénètrent  en quelque sorte le négatif au positif, la thèse et l’antithèse sans en faire la synthèse. C’est, par ajout, la possibilité de dire simultanément une chose et son contraire dans des œuvres paradoxales et même ambiguës. Plutôt que de choisir d’être ou de ne pas être en s’interrogeant sur la validité de l’œuvre d’art face à la vie vécue, la plupart des artistes se produisant en duo font du moment partagé (vécu à deux donc) une manière d’œuvre monstrueuse (souvent bancale jusqu’au burlesque parfois), un mariage de la carpe et du lapin qui loin d’être une mésalliance ingrate se révèle on ne peut plus féconde. Le négatif dans ce cas se traduit par le signe +. C’est ce que j’ai moi-même recherché en réalisant une suite de sept duos différents pour le centre d’art du Plateau en janvier dernier, duos que j’avais qualifié de « sets » (en anglais : ensembles) en songeant d’ailleurs plus aux duos d’acteurs (Jerry Lewis et Dean Martin) qu’aux couples ou tandems constitués d’artistes. Déplacer parfois d’un millimètre un objet suffit à le voir différemment ; associer une image à une autre (c’est le principe du montage) engendre une lecture nouvelle ; on ne peut impunément s’acoquiner avec autrui sans produire de menus déplacements dans ses habitudes et générer des pistes de sens jusqu’alors insoupçonnables. Performances « symptômes» (pour reprendre un mot très « bataillien» que Georges Didi-Huberman[2] définit comme « le lieu accidentel, inapaisable et momentané, d’un contact cependant essentiel de la ressemblance et de la dissemblance dans l’humain. ») : l’œuvre se présente en somme comme un hiatus. «Contact et contraste mêlés ».

Il est possible que tous ceux qui aujourd’hui pratiquent ponctuellement l’art en duo (je songe notamment à Jean-Baptiste Bruant avec Maria Spangaro ou avec Alain Buffard, à Nathalie Talec avec Mallory Nataf, à Philippe Parreno avec Pierre Huyghe ou Pierre Joseph ou Carsten Höller, ou à Xavier Boussiron, partenaire d’un soir lors des 7 Sets, mais souvent associé à d’autres : Naïa Sore, Stéphane Bérard, Claudia Triozzi  ou Sophie Pérez au théâtre) ne partagent pas ce point-de-vue sans nuance (le mien !) davantage fondé sur le contraste que sur le contact. Il me paraît cependant manifeste que leurs œuvres inspirent, à cause du dualisme qui les fondent, une interrogation sur ce que finalement elles énoncent.  Le signe + non seulement n’abolit pas la sujectivisation (ni le narcissisme éventuel de l’artiste) mais complexifie l’œuvre au point de la rendre inidentifiable  en tant que telle : elle n’est pas une, mais deux. C’est en ce sens qu’il n’y a pas synthèse : One + one (pour reprendre le titre d’un film de Godard) = One + one. Comme une vision d’ivrogne, double. À ceci près : il n’y a pas similitude entre chacun, ni équivalence, ni symétrie, même lorsque tout fait apparaître une ressemblance extrême (« qui se ressemble s’assemble » proclame le proverbe) : main gauche et main droite ne sont pas superposables… Même si l’on est frappé dans un certain nombre de cas par une sorte « d’accord » fugace (de Blue Note diraient les jazzmen), de proximité intime, de conjugaison de pensée, qui rendent l’œuvre quasiment inqualifiable. (Duos ? Tandems ?)  Philippe Parreno pointe très bien la chose lorsqu’il qualifie les manifestations réalisées avec d’autres de dialogues et évoque une « esthétique de l’alliance ».

Plutôt que de hiatus, il conviendra sans doute alors de parler d’intervalle.

« Qu’y-a-t-il entre vous et moi ?» demandait Jean-Jacques Rousseau  - méditant sur son semblable humain pas forcément semblable - à un certain Monseigneur de Beaumont. Réponse probable : un langage nécessairement commun au bavardage.

Rien de tel dans le duo : qu’y-a-t-il  entre les égos qui le composent, Moi et Moi, Je et Je, Soi et l’Autre ? Cet espace, cet intervalle, cet entre-deux qui constituent l’œuvre même.  Une œuvre par essence hors-norme, hors-communication, à proprement parlée scandaleuse, déroutante, parce qu’à deux voix, quatre jambes, vingt doigts...

Arnaud Labelle-Rojoux 

7 SETS  d’Arnaud Labelle-Rojoux (présentés par le Plateau en janvier 2003)

En deux mots, les 7 Sets, c’était quoi ?

C’était 7 x 1+1 !

Comment t’est venue cette idée d’association, et sur quel principe ?

La performance, pour moi qui l’ai activement pratiqué pendant près de 20 ans, est un genre facilement confortable, auto complaisant, et il m’a semblé, qu’une des façons d’échapper à ce confort était la mise en péril directe par la présence d’autrui. Quand le Plateau m’a demandé de réfléchir à une série de performances, j’ai immédiatement pensé à la forme du duo que j’avais déjà eu l’occasion de mettre assez douloureusement en pratique avec Olivier Blanckart en 1997, dans ce que je croyais alors être mon ultime performance : un numéro de clowns minable. J’ai proposé cette fois sept duos sur une semaine, dans sept lieux différents (galerie Maisonneuve, le Plateau, un magasin Attac, Console, l’Institut Mexicain, le Café Beaubourg, le Nouveau Casino) avec sept partenaires connus ou inconnus de moi. Éric Madeleine, Xavier Boussiron, Laurent Quintreau appartenaient à la première catégorie ayant déjà participés à certains des événements publics collectifs que j’organise depuis des années tel que le Nonose Club au Palais de Tokyo par exemple… En revanche j’ignorais tout de Marie Reinert, Anna La Chocha et Wilson Diaz dont les noms m’avaient été suggérés par le Plateau ou un des lieux d’accueil. Quant à Véronique Boudier,, c’est la nature de son travail a priori étrangère à ma pratique personnelle qui m’a conduit à lui proposer ce duo : j’étais sûr qu’il ne pourrait pas y avoir fusion, mais que sans aucun doute une rencontre aurait lieu. Car le principe dans tous les cas était celui-ci : je proposais un lieu à l’artiste qui me donnait la trame de ce qu’il entendait réaliser et j’y répondais en quelque sorte dans la performance en me confrontant directement ou en ignorant délibérément sa proposition.

Y-a-t-il eu des surprises, bonnes ou mauvaises ? 

Ce qui m’intéresse après-coup, c’est de constater que chaque performance était singulière mais que j’étais moi-même dans toutes, qu’il y ait eu accord profond avec mon partenaire comme Boussiron ou tension comme avec Éric Madeleine. Et puis il y a eu des ratages aussi, comme lorsque Wilson Diaz m’ayant fait donner un sérénade par d’authentiques mariachi, je les ai scandalisé en introduisant un joueur de cornemuse pour couvrir de son instrument leur musique. Cela eut pour conséquence radicale de les chasser fâchés. La chose n’était pas prévue. Ni par Wilson, ni par moi.



[1] Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvre, Hazan, Paris 1997 ; Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, Christian Bourgois, Paris 2002.

[2] In La ressemblance informe, Macula, Paris, 1995

 

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