LA REDESCRIPTION

 

- QU’EST-CE QU’UN DOCUMENT POÉTIQUE ?

(IIE PARTIE) -

 

 

 

À la fin du volet précédent, nous sommes arrivés à l’idée qu’une des fonctions du document poétique est un certain genre de production de savoir. Nous interrogeant sur la nature d’un tel savoir, nous nous sommes penchés sur les dossiers que « montent » les ONG internationales, qui participent à la constitution de « causes internationales ». Cette mise en parallèle, motivée par une éventuelle similarité formelle entre ces dossiers et certains documents poétiques, visait à souligner que le rapport à l’archive ou au savoir juridique ou historique, ou encore, les modalités de mobilisation de la notion de preuve, ne se pensaient pas sur un régime de concurrence - qui reprendrait et déclinerait par là, finalement, la vieille opposition science / art - , ni ne pouvaient simplement s’évaluer selon un modèle de similarité formelle (cela ressemble à…). Antony Grafson, dans son livre Les Origines tragiques de l’érudition, pour une histoire de la note en bas de page, considère, de même, qu’entre le récit de fiction et le récit historique, il n’existe de différence qu’au niveau des conditions de leur production : ce sont, non pas des traits formels, pour le coup parfaitement similaires - comment dire si « pierre r. est né en 1964 » est un énoncé fictionnel ou à validité scientifique historique ? -, mais les procédures employées lors des longs mois de recherche, avec instances de validation scientifique à l’arrivée, qui distinguent réellement le récit historique du récit de fiction. D’un point de vue institutionnaliste, tel document validé par un comité d’historiens sera ainsi reconnu comme doté de propriétés scientifiques suffisantes, quand tel autre, validé par un comité d’experts issus du monde de l’art (éditeurs, galeristes, conservateurs, critiques, etc.), sera alors désigné comme possédant des propriétés artistiques certaines. Le point de vue institutionnaliste met donc l’accent, d’une certaine façon, sur le second point de l’argumentation de Grafson : le contexte de réception détermine en partie la nature du document, et partant, du savoir produit par ce dernier. Toutefois, il reste muet sur la question des procédures et force est de constater que, du moins pour les documents poétiques qui nous occupent, les procédures de recherche s’apparentent bien souvent à celles qui sont menées dans d’autres disciplines des sciences humaines ou sociales : classement, compilation, indexation, synthétisation, citation, etc. C’est alors peut-être, non pas les procédures elles-mêmes, mais l’usage, la fonction ou la finalité de ces procédures qui nous éclaireront sur le type de savoir que ces documents poétiques peuvent produire.

Je voudrais, pour cela, me pencher sur l’une de ces procédures fréquemment employées : la redescription. Repartons de la définition partielle, mais utile, que nous avions proposé dans le volet précédent, à savoir que le document poétique est un dispositif mettant en place un système de retraitement de matériaux déjà existant, en vue d’une production nouvelle de savoir. Il apparaît, sans que cela prête trop à discussion, qu’une des étapes obligées, lorsqu’on a affaire à du matériau déjà existant, est de circonscrire ce dernier. La question de la description, au sens classique cette fois, se pose donc comme un préalable à celle de la redescription. Comprendre une situation se résume, d’ailleurs, bien souvent, à la décrire correctement, et tenter de comprendre, à tenter de décrire. Description et compréhension, ou simplement, appréhension sont donc intimement liées : la première est non seulement une des voies possibles pour arriver à la seconde (procès) mais elle est aussi, une fois la seconde achevée, une synthèse a posteriori de cette dernière [1]  : je décris pour comprendre ; une description correcte montre que j’ai bien compris.

Les études sur la description ont, depuis plus de 20 ans, développé une diversité des approches qui permet, aujourd’hui, d’avancer quelques résultats. Les approches peuvent être formelle, cognitive, anthropologique, rhétorique, textuelle, etc. On peut, ainsi, avec Philippe Hamon, faire de la description le lieu d'une "conscience paradigmatique de l'énoncé", on peut aussi s’intéresser aux mécanismes de référenciation et de schématisation propres au régime descriptif, aux questions d’ordre et de lisibilité des séquences descriptives, etc. car la description est, à la fois, un type de discours (la séquence descriptive), un mode du littéraire (le descriptif), un objet rhétorique, et une pratique qui déborde largement l'espace de la littérature. Je peux l’activer dans sa fonction mémorielle, lorsque grand-père, je raconte à mes petits-enfants la guerre de 14 ou, dans sa fonction informationnelle, lorsqu’en tant que christian chesnot et georges malbrunot, je suis sommé par la DGSE, sur le tarmac de l’aéroport de Villacoubray, lors d’un debriefing visant à conserver l’empreinte la plus fraîche, de raconter mes conditions de détention d’après mon expérience d’otages en Irak. La description combine ainsi une fonction de représentation - en donnant la priorité au référent, sur lequel elle peut se contenter de greffer une liste de prédicats - et une fonction esthétique - exhibant des principes de littérarité, elle constitue un espace interfaciel du discours avec les arts de la représentation visuelle, que des figures comme l'ekphrasis ou l'hypotypose actualisent. La description se définit comme un des quatre grands types formels du discours : narratif, descriptif, argumentatif, poétique. Sa définition n'est pas grammaticale: elle n'est pas liée au mot, et ne passe ni par un vocabulaire spécifique ni par un usage particulier de la langue, mais par un ensemble d'opérations logiques [2] .

Une des méthodes classiques d’approche de la description est de considérer cette dernière comme la déclinaison d'un paradigme latent (ayant déjà un principe organisateur), qui s'opère dans une liste, une énumération ou, d'une manière plus générale, dans une expansion ramenée ensuite à l'unité par la présence d’un « pantonyme » qui nomme l'objet ou la catégorie d'objets dont les caractéristiques ont justement été explicitées. Dans cette perspective, la description est de l'ordre du paradigme, des métaphores filées, de la liste, du catalogue, mais aussi des assonances ; l'attente qu'elle mobilise n'est pas celle de la consécution mais celle de la contiguïté, réelle ou verbale. Le problème avec cette façon de voir est qu’elle constitue par avance l’objet à décrire, le considérant comme une « présence réelle » de la réalité. Elle s’interdit ainsi de voir en la description une méthode pour fabriquer des réalités plus complexes, non pas moins réelles, mais envisageant sur un mode moins naïf les questions de représentation et de référenciation. Pour dire les choses autrement, cette perspective envisage la description comme une modalité analytique, c’est-à-dire, comme opérant par décomposition du tout en éléments discrets pour sélectionner ensuite certains de ces éléments jugés suffisant (pertinents ou saillants) pour permettre une reconnaissance de ce tout (ce qu’en langage vidéo, on nomme les « images-clés »). Or, ce point de vue analytique, me semble-t-il, ne prend pas en considération le fait que la description relève aussi, et peut-être avant tout, de modalités synthétiques. Ainsi, d’un point de vue analytique, décrire une pomme comme « un ballon vert mais plus petit avec une excroissance à son sommet » ne permet pas de comprendre que l’on parle d’une pomme si on ne précise pas le référent a priori du texte descriptif. En revanche, d’un point de vue synthétique, cette description apporte quelque chose de plus à la pomme : cette dernière possède effectivement quelque chose qui relève d’un petit ballon vert, mais nous ne le savions pas avant la description proposée [3] .

Si les deux points de vue, analytique et synthétique, peuvent, chacun dans leur contexte, également fonctionner, c’est bien parce que le rapport envisagé ici entre le référent et sa description est fondé sur la notion de ressemblance. Or, comme on le sait, « tout le monde se ressemble » (selon le titre de l’anthologie dirigée par Emmanuel Hocquard) et que tout ressemble à tout (voir évidemment, à ce sujet, les textes de Nelson Goodman). Est-il alors possible d’envisager la description autrement que fondée sur cette notion de ressemblance, sans pour autant lui ôter ses capacités à être un outil de compréhension ? Il me semble que les sciences ne l’ont jamais envisagé autrement et ce, parce qu’ils ont toujours fondé la description non sur une ressemblance issue d’une vision naturaliste mais toujours sur les capacités prédictives que celle-là pouvait receler. Autrement dit, les sciences ne considèrent une description pertinente qu’à partir du moment où elle permet d’obtenir des résultats intéressants. Ainsi, en physique, bien des objets ne peuvent être observés, ne serait-ce que parce que les outils d’observation n’existent parfois pas encore (de puissants télescopes, par exemple) et que l’existence même de ces objets n’est encore qu’hypothétique. Pourtant, une description préalable (une description déduite logiquement) existe déjà et c’est même à partir de cette dernière que l’on se mettra à construire l’instrument d’observation et à rechercher l’objet décrit – si l’objet x existe, alors il devra comporter les caractéristiques suivantes. En biophysique, Henri Atlan procède de même lorsqu’il assimile le cerveau à une boîte noire : s’il nous est impossible de savoir ce qui est à l’intérieur, nous savons, en revanche, ce qui entre dans la boîte (les inputs) et ce qui en sort (les outputs). Nous devons donc construire un modèle expliquant le passage des inputs aux outputs, sans pour autant nous appuyer sur une quelconque ressemblance d’une supposée conscience dont l’accès nous est interdit. Le seul critère à respecter sera donc finalement celui de la non-contradiction : à partir des différents types d’inputs entrant simultanément en jeu, le modèle devra présenter des outputs conformes à la réalité observable et non contradictoires les uns avec les autres. Bien souvent, il faudra donc procéder à des séries de tâtonnements, d’ajustements et d’erreurs, jusqu’à ce que le plus grand nombre d’inputs et d’outputs puissent « tenir » ensemble à l’intérieur du modèle [4] . Ce qui signifie, d’une certaine façon, que le modèle devra posséder une certaine flexibilité pour s’adapter à chaque nouvel apport de données exogènes, et qu’il devra, pour cela, être « mouvant », c’est-à-dire, qu’il devra évoluer dans le temps. À partir de ces observations, ne peut-on alors dire que la théorie littéraire agit de même lorsque, s’intéressant aux processus de lecture et de compréhension d’un texte, mais ne pouvant jamais se mettre à la place du lecteur – dans sa tête, comme on dit -, elle est bien obligée de reconstruire de l’extérieur les mécanismes de lecture de ce dernier, sans jamais pouvoir espérer de vérifications expérimentales à même son cerveau ? Ce type de théorie littéraire, à volonté cognitive, va donc procéder par redescription, afin de faire l’économie d’une « intériorité » de la conscience, à laquelle elle n’a, quoi qu’il en soit, pas accès, du moins avec les moyens dont elle dispose aujourd’hui. S’opère donc un transfert d’une conscience (opaque) vers une autre (transparente puisque entièrement modélisée), d’un point de vue (interne) vers un autre (externe) et d’une réalité (empirique) vers une autre (modélisée). Le lien qui unit les data à leur redescription est donc fondé sur les capacités prédictives de cette dernière, c’est-à-dire sur les capacités de la redescription à transformer les inputs en outputs, soit, à traiter correctement des données fournies. C’est cette capacité à retraiter des données qui va nous intéresser car elle occupe une position centrale dans les documents poétiques dont il est ici question.

 

La notion de redescription (the representational redescription model, noté dorénavant le RR modèle) trouve son origine dans les sciences cognitives et s’inscrit dans le cadre de questions portant sur l’apprentissage du langage et des représentations (physiques, spatiales, etc.) chez l’enfant. Le point de départ est une question assez simple : pourquoi un enfant de 3 ans qui maîtrise certaines représentations et certains usages du langage se met à faire des erreurs entre 4 et 6 ans qu’il ne commettait pas auparavant. Il s’agit, en fait, de comprendre comment un savoir pratique (appeler « pierre », par exemple), appris par l’expérience, en vue d’une action précise (faire venir pierre) peut être transformé en savoir réflexif, du type, il y a une personne qui porte un nom, « pierre » est un nom, cette personne porte ce nom-là, lorsqu’on appelle une personne par son nom, elle vient, etc. Autrement dit, il s’agit de comprendre comment transformer un usage pratique, précis et implicite en un savoir généralisable et explicite. C’est durant cette période de transition que l’enfant se met à faire des erreurs langagières (grammaticales, syntaxiques, etc.) qu’il ne commettait pas auparavant (ainsi, la différence entre dire un nom et savoir que ce que l’on dit est un nom) [5] .

Reformulons les choses différemment. La redescription travaille toujours à partir d’un ensemble de « savoirs » déjà stockés, et pratiques, car élaborés à un moment précis en réponse à un stimulus extérieur ou à une finalité précise. Ce stock de savoirs, la redescription tente de le rendre accessible à un ensemble de finalités plus larges. Si l’on utilise l’image de la partie et du tout, on voudra que ce savoir, alors « encastré » [6] dans une série de procédures agencées en vue d’une finalité prédéfinie, puisse être utilisé par les autres parties du tout. Ce qui s’opère là est donc la mise en place d’un système de traductions, de conversions, en vue de rendre transportables et de faire circuler entre les parties ces différents éléments, en partant de l’idée que plus une représentation est généralisable, plus elle gagne en puissance, c’est-à-dire en degré d’abstraction. Cette procédure-là est donc à visée explicitative et généralisante : rendre explicite les règles utilisées implicitement, et généraliser (abstraire) ce qui a été conçu en vue d’une tâche spécifique. Comme à leur habitude, les sciences cognitives ont modélisé cela à partir du modèle informatique, et ont reformulé ces questions comme un problème de transfert des savoirs, en se demandant comment exploiter immédiatement dans un autre réseau les résultats d’un apprentissage réussi dans un premier réseau sans, pour autant, repartir de zéro ni repasser par le réapprentissage (retrainig) total des différentes tâches (c’est-à-dire, en reprogrammant totalement le nouvel ordinateur) [7] . La question, ici, d’un transfert permis par traduction ou conversion de formats se reformule donc un peu différemment, ou plutôt, gagne une autre zone de reformulation, puisqu’il faut alors considérer que la conversion va passer par un réassemblage des données : ce qui pouvait être très cohérent d’un certain point de vue perd toute pertinence sous tel autre format qui ne peut percevoir ces données que sur un mode désuni - il y a, ça et là, des éléments qui traînent ou se promènent (the data were disunified). Le transfert implique donc de réunifier, selon une autre configuration, des informations déjà existantes mais « intransportables » tels quels (voir ainsi, évidemment, les narratives structures de Lombardi).

Contrairement à un programme classique, un enfant ne va pas répéter à l’infini une tâche exécutée avec succès. De petits changements vont s’opérer d’une fois sur l’autre. Et, par le biais de redescriptions répétées de ces actions, l’enfant va peu à peu redéfinir explicitement des représentations « condensées ». Ce mouvement vers des représentations de plus en plus abstraites s’accomplit par des séries de redescriptions qui, bien sûr, progressent à des vitesses différentes, qui conduisent vers un monde hétérogène, constitué de degrés de réalités différents, sans être, pour autant, concurrents (symbolisés parfois spatialement et graphiquement par le procédé du « multi-fenêtrage ») [8] .

 

Demandons-nous maintenant comment se passe une redescription, et en quoi elle consiste. Quel est le processus ou la stratégie qui permet d’obtenir les redescriptions de degrés supérieurs (c’est-à-dire, des redescriptions de redescriptions de redescriptions, etc. à la puissance n) ? Quelles sont les caractéristiques de ces formats représentationnels ? on s’interroge donc, d’une part, sur un processus, d’autre part, sur un produit (l’output).

Lorsqu’on utilise du matériau déjà existant, déjà formaté, on fait souvent appel à une reconnaissance du spectateur ou lecteur - en effet, si le matériau est trop dégradé, c’est simplement la matière qui est utilisée et non pas sa codification, sa sémantisation initiale, son statut, etc., rendus méconnaissables. Cette reconnaissance implique toujours une mémoire collective, mobilisée pour l’occasion, et qui met en marche l’œuvre, la fait fonctionner. Si je regarde des affiches déchirées de villéglé, hains ou dufrêne, mais que je n’ai jamais vu d’affiches publicitaires dans la rue, je ne peux rien saisir de l’aspect sociologique ou historique de ces travaux et je ne peux y voir qu’un montage coloriste plaisant. Une mémoire collective est donc indispensable au bon fonctionnement de ces œuvres. Il en va de même pour les redescriptions. Si l’objet initial n’est plus accessible, la redescription devient « flottante » : ainsi, les images d’encyclopédies animales utilisées par michaux sont tellement broyées, disloquées et digérées que ses dessins d’insectes sont dits « sortis de nulle part ». Pour les exemples de documents poétiques qui nous occupent (reznikoff, lombardi), on voit au contraire que l’original est immédiatement reconnaissable - toute la difficulté est donc de comprendre comment articuler reconnaissance et non-ressemblance, comment fabriquer une reconnaissance non fondée sur une ressemblance. C’est que la redescription n’est jamais le passage d’un état statique vers un autre, elle est d’abord un processus de reconstitution (ou « d’investigation » pour utiliser un terme de christophe hanna lorsque ce dernier réfléchit à la question des portraits-robots) et, par cela, ne peut en aucun cas, être assimilée à un naturalisme - il ne peut, selon moi, y avoir naturalisme qu’à la condition de fonder une reconnaissance sur une ressemblance [9] . Parce qu’elle est reconstitution ou reconception, c’est-à-dire qu’elle est avant tout processus, elle ne peut être en rien ni simple duplication ni pauvre simulation d’un modèle original ou originaire – deux finalités pourtant constitutives de la description prise dans son acception classique. En un sens, la redescription annule l’idée de modèle de référence (et par là, tout fondement naturaliste) pour ne plus considérer que des étapes et des calques ou des filtres intermédiaires (layers, en langage photoshop).

Une série de procédés produit successivement des redescripts de degré divers, qui viennent s’ajouter les uns aux autres. Mieux encore, chaque nouvel output est, en fait, le redescript des outputs précédents (de l’original à celui qui le précède). Le document poétique parvient donc à retraiter ses propres représentations, considérées comme des objets, et à lancer des redescriptions en interne, sans attendre de « stimulus externe ». Par cette méthode de compilation de filtres successifs, le document poétique produit de nouvelles représentations de son propre savoir qui peuvent, à leur tour, être manipulées, recombinées, et accessibles aux autres processus  computationnels [10] . Pour dire les choses plus simplement, le document poétique va se saisir dans le monde « réel » de masses de données difficilement manipulables, et hétérogènes quant aux logiques qui ont présidé à leur production, et par une série de redescriptions recontextualisantes, il va extraire ces logiques ou modèles de production, les manipuler sous différents points de vue ou contextes jusqu’à rendre au lecteur de nouvelles données que ce dernier pourra « réimporter » dans le monde réel pour s’en servir, de la même façon qu’il « vivait » avec les données initiales traitées (par exemple, les tableaux chiffrant le nombre de morts d’un conflit). La différence entre l’input et l’output est que ce dernier, passé par les filtres de redescriptions successives, s’est chargé d’un pouvoir analytique fort, puisque, à la fois, processus et produit, petite machine à redécrire et produit d’une redescription, il pourra s’appliquer à certaines situations, en fonctionnant comme un document poétique transportable, comme dématérialisé. Transmission de pouvoirs d’un document à son enfant et réinsertion de données poétiques dans la vie professionnelle. Ce mouvement d’entrée-sortie (input-output), cette capacité à pouvoir renvoyer dans le monde réel des données issues de ces documents, c’est ce que nous appelons une activité, un pouvoir « actif » (au sens des lessives dotées d’un oxygène actif).

Plusieurs méthodes de redescriptions peuvent être ainsi passées en revue. Une des méthodes consiste à considérer qu’une redescription est d’abord la fabrication ou la mobilisation d’un nouveau vocabulaire pour décrire un objet. Remplacer les termes traditionnels par un lexique habituellement utilisé pour d’autres objets afin de faire surgir des propriétés implicites du matériau [11] . Ainsi, christophe hanna utilise-t-il richard nixon pour énoncer des descriptions d’ovnis ou pour donner voix au témoignage de sabine dardenne. On substitue un lexique à un autre et on superpose, par ce procédé, deux mondes jusqu’alors contigus. Mais la redescription ultime [12] consiste à se demander non plus comment décrire un mot par d’autres mots ou une image par d’autres images, mais au-delà, comment redécrire un mot par lui-même, une image par elle-même. Cette méthode qu’emmanuel hocquard désigne par le terme de « tautologie » n’est en rien la reformulation du poncif poétique romantique considérant qu’un poème ne peut être commenté que par lui-même (cf. les lettres de rilke). Au contraire, ce qu’entend hocquard par « tautologie » est une sorte de traversée que connaîtrait un énoncé à travers différentes énonciations : l’énoncé « x » est prononcé une première fois par monsieur blanc, répété par monsieur jaune - il devient alors « « x » » - monsieur orange, rouge, vert, bleu, etc., gagnant à chaque passage un niveau de guillemet en plus. Si, littéralement, il demeure totalement identique, son énonciation, en revanche, s’est énormément complexifiée au cours de ses voyages de bouche en bouche. La série de recontextualisations qu’il aura connue l’aura finalement chargé de sens qu’il ne possédait pas à l’origine (modèle du ménard de borgès). Plus fort encore, cette recontextualisation peut même se faire au sein d’une même phrase, et prononcé par le même locuteur (deleuze appellerait cela une « déterritorialisation » maximale) - les exemples sont légions, de « a rose is a rose is a rose » à « vivianne est vivianne ». En ce qui nous concerne, on peut dire que le document poétique a comme propriété d’être immédiatement décontextualisant : chaque phrase tirée d’un discours ou d’un livre, chaque image photographiée lors de tel événement ou tirée de tel film, acquièrent, par le simple fait d’être replacés au sein d’un document poétique, le statut d’ « énoncé », c’est-à-dire, d’objet flottant en attente d’une recontextualisation (en cela, fictionnalisé).

 

 

Contrairement à la description, la redescription n’a ainsi pas de fonction mémorielle (redécrire en souvenir de…), telle que la pratiquent les Protestants lors de l’eucharistie symbolique. La redescription s’apparente encore moins à une ressuscitation, ou à quelque transsubstantiation que ce soit, telle que peut être comprise, cette fois-ci, l’eucharistie catholique, les mystères d’Eleusis, ou encore dans le monde de l’art, la description par Ponge d’une figue [13] (figue posée sur un autel et, hostie laïque, offerte à une ingestion textuelle par l’orifice de l’œil, lisant). Si la redescription a à voir avec la représentation, ce n’est donc pas dans le double sens courant de ce terme : ni re-présentation, c’est-à-dire, réapparition de la présence divine lors d’une cérémonie, d’un rite religieux (avec fumée, vacarme, fascination et respect, etc.), ni mime théâtrale, durant lequel serait rejouée, sur le mode du simulacre, l’apparition du dieu [14] . La redescription, par une conversion des formats et par une série de reformulations des énoncés, accroît la manipulabilité des matériaux sources, permet un meilleur traitement. Pour rester dans le même type d’exemple, les redescriptions d’azulejos par l’artiste brésilienne Adriana Varejaô mettant en scène des cannibales appliquant littéralement le mot d’ordre « ceci est ma chair, ceci est mon sang » sur des missionnaires fraîchement débarqués, espérant ainsi accéder à la « présence réelle », sont de ce point de vue, d’abord une ressaisie des matériaux ayant participé à la constitution des mythologies identitaires de la culture brésilienne au XVIe siècle [15] .

Ni fonction mémorielle, ni fonction de transsubstantiation, la redescription, telle qu’élaborée par les sciences cognitives, est un procédé d’apprentissage. En cela, elle s’apparente à un outil de conquête de territoire, participant d’une volonté de maîtrise et de contrôle sur un environnement non pas hostile mais inconnu [16] - se glissant par là au sein d’une tradition cartésienne ?… Et par là, la redescription est d’abord une affaire de cartes, elle est une méthode à dresser des cartographies - cartographies de l’histoire des Etats-Unis pour Reznikoff, cartographies des « affaires » du monde pour Lombardi. Car la nécessité d’une carte se justifie dans deux situations : soit pour se situer, apprendre à se repérer, à s’orienter (nord, sud, est, ouest, ou encore, comment faire pour rejoindre, depuis les douches obligatoires, la piscine des enfants lorsqu’on sait qu’entre les deux, un monde inconnu promet les pires angoisses à l’individu qui s’y égarerait), soit, à l’inverse, pour se sortir d’une mauvaise passe, trouver des lignes de fuite quand la situation semble bloquée par des raisons « objectives », « nécessaires ». comprendre où l’on se trouve, ou partir au plus vite. Faire le point ou prendre la tangente. Les cartes de Christophe Hanna, comme Boïnaï, Marcinelle ou encore Soccoro, ne proposent, selon moi, pas d’autres services.

Les cartes ne fonctionnent pas uniquement, bien sûr, sur un registre topographique. Leur espace est aussi éthique, juridique, historique, etc. Les storyboards ne sont évidemment pas un relevé des does and donts de la morale, distinguant des frontières, nettes ou incertaines, entre le Bien et le Mal, telles que pourraient le faire une carte de Morale (à la façon de la carte du Tendre) qui indiquerait les terres conquises et les terra incognita aux côtes encore floues et aux débats non encore tranchés, mais ils dessinent les zones où les choses se jouent, où la question de la construction de « l’ignoble » peut avoir lieu - plus que des matrices génératrices, ils sont les lieux où se fabriquent ces matrices. Où l’éthique, le politique, le juridique, l’esthétique sont encore mêlés, soit parce que ces cartes sont, comme par hasard, des zones de convergences, soit parce qu’au contraire, elles signent un temps où ces plans ne sont pas encore distingués, ou pour le dire avec Schumpeter, « désencastrés » (desembedded) - moment avant la création d’une nouvelle réalité, transition entre deux époques, post-chaos mais pré-ré-ordonnancement du monde.

Les redescriptions participent à la fabrique de cartes poétiques. En cela, elles doivent être prise en tant que fonction ou en tant qu’outil, avant d’être lues comme un genre. Et c’est en cela qu’elles appellent à un usage, actif, fonctionnant dans le contexte de leur contemporanéité.  Fabriquées en vue de traiter une situation. Aussi, lorsque le contexte environnant s’est par trop modifié, le document poétique perd toute possibilité d’activité et d’activation, et s’en va rejoindre les autres documents historiques que sait si bien traiter l’Histoire de l’Art. Telles les bananes de Jean-Paul Sartre (« consommez les textes immédiatement dans leur urgence d’écriture ou ils pourriront sur l’arbre », disait-il en substance), les documents poétiques, par un mouvement vers la vie, sont toujours destinés à un usage du quotidien, fuyant par là leur futur demeure que sont les caisses d’archives des musées et leur futur statut d’objets sacralisés imposant le respect du spectateur éloigné (« oh ! c’est beau ! ») [17] .

On n’a jamais respecté une carte IGN autrement que lorsque l’on était dans une mauvaise passe, perdu dans la forêt à une heure du matin, en entendant les loups hurler à la faim (ou perdu dans le désert, sans aucun indice, tels les deux protagonistes de Gerry, de Gus Van Sint). Et pour fabriquer ces cartes « redécrivantes », les documents poétiques utilisent différents procédés : des descriptions au sens classique, tel que nous l’avons vu avec les travaux de Philippe Hamon ou les usages d’Emmanuel Hocquard ; des listes (Vaduz, de Bernard Heidsieck, l’ABC de la barbarie, de Jacques-Henri Michot) ; des fonctions sommaires, des synthétisations (exercice fluxien : « résumez en trois lignes les trois dernières années de votre vie » - ou encore des tableaux récapitulatifs dont l’agence Reuters s’est fait une  spécialité, imposant par là sa marque de fabrique sur les autres agences de presse, comme l’AP ou l’AFP) utilisant des outils comme les « images-clés » des logiciels de montage (Final Cut Pro) ou les moments-pivots d’une narration (les péripéties, plutôt que les moments d’attente… [18] ) ; des collages / montages de différents modes sémiotiques (images, textes, son) ou de différents régimes d’énonciation (témoignages de voix hétérogènes issus d’une multiplicité de sources, commentaires, textes théoriques, etc.) - désignés quelquefois par le terme de multi-fenêtrage.

Tous ces procédés, nous les retrouvons dans les documents régulièrement produits par les ONG [19] . Ce qui distingue donc ces derniers documents des documents poétiques, nous le disions à la fin du premier volet de cet article, ce n’est ni une ressemblance formelle - nous serions alors dans un registre potentiellement parodique, avec pratiques de détournement, et volonté de « dévoilement de la vérité vraie, obscurcie par une idéologie pratiquant un illusionnisme abrutissant les masses », etc., ni en fin de compte les procédures opérant à la fabrication des documents : bien souvent, ces dernières sont souvent similaires - mais non identiques - impliquant une recherche en plongée dans des archives, dotée de méthodes de traitement somme toutes assez élaborées, etc. Ce qui les distingue donc, outre leur contexte d’arrivée - qui lira ? quel type de validation sera effectué et dans quel but ? - (élément, on le voit, essentiel pour déterminer la scientificité d’une étude), ce sera que le document historique ou juridique ne sera toujours, face à la masse déjà existante de documents historiques ou juridiques, qu’un document de plus venant s’y ajouter (il sera un échantillon parmi d’autres), quand le document poétique sera un échantillon au sens d’exemplarité archétypale, élaborée sur un mode assez complexe, de collages/montages d’énoncés ou d’images implémentées, exemplifiés, etc. [20] - lieu de formation des matrices productrices de futurs documents et d’instances énonciatives. La différence se joue ainsi sur le double sens des mots « échantillon » ou « exemple ». Et s’il existe un moment important dans la vie d’un document poétique, c’est bien le passage d’un sens à l’autre : en tant qu’échantillon paradigmatique, chaque nouveau document vient réorganiser et réordonnancer l’ensemble des documents préexistants, en tant qu’item historicisé (et non plus historicisant), il ne vient que se surajouter à une masse déjà existante. Ainsi pourrait-on résumer la vie et la mort d’un document poétique et de ses propriétés actives, le passage d’un principe de réordonnancement à une logique cumulative étant probablement son chant du cygne.

La question n’est plus celle de la transitivité ou de l’intransitivité, de l’autotélie ou de la référentialité car les lignes de partage se tracent différemment : le document poétique est transitif parce qu’il est actif, c’est-à-dire, traversé par des flux d’informations entrant et sortant (inputs-outputs), il ne cesse de convertir, traduire et reformuler des degrés de réalités hétérogènes internalisées qu’il ré-externalise ; parce qu’actif, le document poétique est intransitif, c’est-à-dire, irrécupérable (comme tout bon avant-gardiste).

Lorsque son activité diminue (times are changing), il rejoint les caisses d’archives où d’autres documents l’attendent pour, à son tour, être traité, puis n’être plus que contemplé [21] .

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[1] Ce qui ne signifie évidemment pas que la relation soit réciproque (a=b n’implique pas b=a car il n’y a pas identité).

[2] Pour des développements plus précis concernant les questions du pantonyme et des questions de co-référence, je renvoie à l’ouvrage de Ph. Hamon, "Qu'est-ce qu'une description?" Poétique, 12, 1981, p. 465-485.

[3] L’exemple proposé m’a été suggéré par la petite Lucie Chataigné.

 

[4] On voit donc que la notion d’ajustement implique une temporalité (dans laquelle se déroule la série d’erreurs-corrections) et un calcul statistique (inscrire dans le modèle le plus grand nombre possible de données).

[5] Si les premières expériences ont eu lieu sur des enfants de 3 à 6 ans, le modèle ne formalise pas des périodes précises de l’enfance – contrairement aux travaux de piaget portant sur l’apprentissage. Cette capacité à redécrire est, en réalité, constamment sollicitée tout au long de notre vie, sans que l’on y prête pour autant attention, et c’est en cela qu’elle nous intéresse.

[6] Au sens où l’entend karl polanyi (embedded).

[7] Le modèle, ici, finalement visé est, en fait, celui d’un programme qui, à l’instar d’un enfant, saurait se « débugger » lui-même, c’est-à-dire, serait capable non seulement de retour en arrière, sur lui-même (réflexivité) mais aussi, de modifier lui-même son propre programme afin d’éliminer peu à peu les erreurs contenues - processus que l’on nomme, il me semble, dans les sciences du vivant, l’évolution.

[8] Le mouvement vers une plus grande abstraction, articulé aux différentes redescriptions, ne doit en aucun cas s’apparenter à un axe vertical (abstraction)doublé d’un axe horizontal (redescription). Si l’on tenait à modéliser cela sous la forme d’un axe, il faudrait plutôt imaginer une série de cercles tournant sur eux-mêmes (les routines rendues possibles par des règles procédurales mais inaccessibles à la conscience) qui avanceraient le long d’un axe (redescriptions thématisant verbalement ces règles procédurales afin d’obtenir une plus grande flexibilité des routines et de leur usage) - (schéma proposé par pierre steiner).

[9] Ce type de lecture a pu être parfois avancé pour reznikoff et thoreau.

[10] Et l’on comprend ainsi que le premier geste, le geste initial, d’ouverture, n’est jamais premier chronologiquement, du point de vue d’une redescription, car la redescription étant un processus d’appropriation, ce qui est dit d’abord n’est pas encore « en propre ». À l’instar de l’enfant, l’action est accomplie « on-line » et non pas « off-line ». Pour penser un premier geste déjà redécrit et approprié, on ne peut faire l’économie de concepts comme celui d’habitus ou d’incorporation. L’exemple contemporain le plus probant est le logiciel créé par l’ircam, Max / MSP, permettant aux musiciens de travailler en « temps réel » : un son pur se modifie en passant à travers différents filtres ou patches, pour se complexifier peu à peu. Mais il faut quelques minutes et quelque recherche dans l’ordre des patches à activer pour que le son « prenne », d’où des premières minutes souvent un peu confuses car minutes de recherche.

[11] Telle est d’ailleurs l’une des tâches assignée par Richard Rorty à la philosophie, Conséquences du pragmatisme, Seuil, Paris, 1982, trad.1993.

[12] l’adjectif s’entend ici, bien entendu, non pas dans son acception chronologique, mais dans le degré d’application du procédé.

[13] Pourquoi une figue de parole et comment, Flammarion, 1997, préface de jean-marie gleize.

[14] Sur ce double sens de « représentation », voir bien sûr La Naissance de la tragédie grecque de Nietzsche, ainsi que la lecture de ce texte proposée par A. Danto, in La Transfiguration du banal, Seuil, 1989.

[15] Voir, sur ce point, évidemment l’Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Leyris.

[16] Là encore, la petite lucie chataigné me suggère un exemple des plus intéressant : celui de christophe colomb dessinant des cartes de quelque chose qu’il ne connaît pas mais qu’il va transformer, par la carte même, en matériau manipulable puisque transformé en une forme de savoir doté de coordonnées. Là encore, le procédé d’apprentissage et l’outil de contrôle du territoire se mêlent pour ne faire qu’un.

[17] On peut reformuler la chose sur un mode moins lyrique en prenant simplement en considération les questions d’ajustements dont nous traitions au début de l’article. Les redescriptions sont des procédures cognitives permanentes et continuelles chez l’individu et ne sont en rien  « réservées » à l’enfant. C’est pourquoi il est logique, d’un point de vue interne, de modifier régulièrement ses propres documents poétiques et de considérer, d’un point de vue externe, que ces documents-là n’ont qu’une durée de vie limitée.

[18] Pour une démonstration brillante de ce qu’est une narration, voir la vidéo de Daniel Foucard, Bon Sens / Mauvais Sens, 2001.

[19] le dernier en date étudié de près étant le « indict sharon », www.indictsharon.net

[20] Voir sur cette question, Nelson Goodman, Langages de l’Art, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990, et Olivier Quintyn, « du dispositif collagiste : une approche opérationnaliste », revue francophone d’esthétique, n°3, 2005.

[21] Il va de soi que ce mini-récit de la vie et mort d’un document poétique n’est pas nécessairement historique, mais se pense comme une déclinaison des usages logiques - qui peuvent être activés simultanément par des personnes différentes. L’aspect historique ne se justifie ici que d’un point de vue collectif.