LES IDEES FUTURISTES APRES
LA FIN DU FUTURISME
Les
historiens s’accordent désormais pour déclarer que
la fin historique du mouvement futuriste correspond à l’année
1944, date de la mort de Marinetti qui fut son fondateur et son infatigable
animateur. Mais à peine quelques années plus tard, le
futurisme occupe à nouveau une place importante dans la scène
artistique de l’après-guerre, notamment en Italie, où
il apparaît comme une référence majeure auprès
des artistes de la nouvelle génération, qui assure la
relève de l’avant-garde. Pinot Gallizio pense au futurisme
lorsqu’il réalise sa « peinture industrielle ».
Ami du futuriste Farfa, il présente ce dernier à Asger
Jorn, un artiste du groupe Cobra. Ainsi initié aux théories
marinettiennes, Asger Jorn désigne aussitôt le futurisme
comme une source inépuisable d’idées qui s’offrent
aux artistes contemporains. Mais
c’est surtout Fontana qui, dans son œuvre, donne un nouvel
aboutissement aux idées futuristes. Son « spatialisme »,
qui s’inspire de cet « art de l’espace »
dont parlait Marinetti, provient en effet du contact qu’il a eu,
très jeune, avec les idées de l’aéropeinture
futuriste. Dès 1947, il s’approprie le titre Concept
spatial, qui va caractériser toute son œuvre, mais qui avait été
déjà utilisé en 1932 par Fillia, pour l’une
de ses aéropeintures abstraites. En 1948, avec Antonino Tullier,
il lance le manifeste Spatialistes, qui reprend encore une fois le postulat mythique d’un
art dans l’espace formulé trente-huit ans auparavant par
Boccioni : « Une expression d’art aérien
d’une minute équivaut à celle qui s’étale
sur un millénaire, dans l’éternité. Dans
cette perspective, avec les ressources de la technique moderne, nous
ferons apparaître dans le ciel : des formes artificielles,
des arcs-en-ciel de merveille, des graphismes lumineux ».
L’application de ce programme le mène, l’année
suivante, à la création d’un environnement évoquant
l’immensité et la luminosité de l’espace sidéral.
Il entreprend ensuite une autre recherche : il troue ou entaille
la toile qui devient une médiation entre espace terrestre et
espace sidéral. C’est sa matérialité qui
ouvre sur la dimension immatérielle de l’espace cosmique.
Au sein de l’héritage futuriste, le grand apport de Fontana
se situe ainsi dans le passage d’un art de représentation
à un art de pure perception, où l’œuvre fait
partie de la réalité. Ses Concepts spatiaux instaurent
un jeu dialectique où l’objectalité du tableau devient
par là même le tremplin vers l’immatérialité
du grand tout cosmique. D’autres courants
d’avant-garde des années cinquante bénéficient
des voies ouvertes par le futurisme, notamment ceux qui, du Gutaï
japonais à l’Action painting américaine, misent
sur une traduction de l’énergie par la mise en jeu du corps,
dans une pratique picturale s’élaborant à travers
le concret de la matière. Le Cinetic Art prolonge l’idée
d’une implication directe de l’art dans le monde de la technologie.
L’esthétique futuriste se retrouve alors dans les spectacles
électromécaniques de Nicolas Schöffer, tandis que
Jean Tinguely s’inspire du style marinettien pour lancer ses tracts
avant-gardistes. Ses « sculptures métamécaniques »
retrouvent naturellement la dimension ludique des « complexes
plastiques » de Depero. La création d’œuvres
au cinétisme virtuel ou réel, également poursuivie
par le groupe Zéro en Allemagne ou l’Arte programmata en
Italie, aboutira quelques années plus tard à l’Optical
Art. Les recherches du grav
sur le mouvement, la lumière et les nouveaux matériaux
industriels ne feront que décliner d’une autres manières
les instances formelles posées par le futurisme. L’héritage
futuriste se trouve ainsi perpétué, en toute continuité,
par les artistes eux-mêmes. Ce phénomène est largement
engagé lorsque, à l’instigation de Pierre Francastel,
les historiens d’art italiens entreprennent l’étude
de l’art et des théories futuristes. Les manifestes futuristes
sont alors réédités, provoquant, dès le
début des années soixante, une véritable redécouverte
internationale de l’avant-garde marinettienne. Jim Dine conçoit
en 1961 le polyptyque Quatre fontaines pour Balla, en hommage à l’artiste italien. Trois ans plus tard, il
réalise des œuvres déclinant le thème de la
marche et de la vitesse, librement inspirées de Balla et de Boccioni.
Au même moment, Mario Schifano produit une série de tableaux
intitulés Futurisme revisité, où il transpose
en couleurs la célèbre image du groupe futuriste photographié
à Paris en février 1912. Errò, un artiste de la
« figuration narrative », rend à son tour
hommage au futurisme à travers sa toile Les Futuristes
(1964). Ses œuvres suivent l’esthétique futuriste
à travers le télescopage des formes et la juxtaposition
dynamique de plusieurs temps et espaces. Le goût de l’image
multipliée ou fragmentée par les rythmes cinétiques
s’affirme chez de nombreux artistes, depuis l’Américain
Ernest Trova ou le Belge Pol Bury jusqu’aux Français Cueco,
Moretti, Rouan. L’expressionnisme vitaliste de Boccioni se retrouve
dans les visages « défigurés » de
Bacon, dans la figuration outrée de Kitaj, Auerbach, Velickovic,
ou, avec une autre approche, dans le Mec Art de Bertini. Au milieu des années soixante, un événement
singulier traduit la vitalité des idées futuristes. L’Italo-Américain
Leo Castelli, qui avait découvert le futurisme lors de sa jeunesse
universitaire à Milan, impose le Pop Art à la Biennale
de Venise en invoquant les préceptes mêmes de Marinetti :
les véritables paramètres de l’art sont la vie contemporaine
telle qu’elle se développe au sein de la ville moderne,
le Pop Art se doit ainsi de prendre en compte les réalités
les plus immédiates de l’American way of life. À
la même date, le mouvement de la Poesia Visiva reprend l’activisme
marinettien, organisant actions de rue, performances et manifestations
contestataires. Ses fondateurs, dont Pignotti et Miccini, composent
des « poésies visuelles » qui s’inspirent
des collages motlibristes du futurisme. La
poésie sonore et la poésie phonétique, qui privilégient
la voix comme support expressif et comme possibilité d’incarner
la vibration physiologique en acte du poète, ou encore le mouvement
Fluxus, qui plaide pour un retour de l’art à la vie, se
référent à leur tour aux expériences historiques
accomplies par les futuristes. C’est
le mythe même de l’« art vivant »
que le futurisme a inscrit dans l’histoire de l’art moderne.
Tout ce qui tient du happening ou de la performance, c’est-à-dire
du geste ou de l’action de l’artiste se refusant à
penser son rôle en fonction du musée, relève de
l’héritage futuriste. De fait, avec le futurisme l’art
s’appropriait les forces en acte du présent le plus immédiat,
l’artiste s’impliquant avec son être tout entier dans
le devenir de la société et de l’histoire. L’éphémérisation
de l’art, que pronaît Marinetti, révélait
la signification la plus profonde de toute création artistique :
son immanence à la vie. Le musée cessait dès lors
d’être l’absolu de l’art. Les aspirations du
futurisme ont ainsi trouvé de nouvelles formulations dans « la
créativité pure » revendiquée par le
lettrisme, ou dans « la transformation radicale de la vie
quotidienne » réclamée par le situationnisme.
La
décennie suivante voit les artistes de l’Arte Povera, dont
Zorio, Kounellis, Boetti, Merz, travailler sur l’énergie,
la considérant comme l’initiatrice de la forme. Leurs recherches
prolongent la problématique futuriste. Fabro s’inspire
de Farfa pour mettre en scène l’image géographique
de l’Italie, tandis que Kounellis voit en Boccioni son « maître
moral » en déclarant : « Plus que
tout autre artiste, Boccioni représente le désir de renouveau
et la volonté de se confronter à une Histoire. Sans déchoir. »
Merz, pour sa part, fait directement allusion aux œuvres de Boccioni
dans son Tondo (1975). Sur une toile ronde tendue comme une peau
de tambour, il esquisse une jambe verte quatre fois répétée
afin de retracer le rythme du marcheur. Un néon qui traverse
la toile transcrit dans une ligne étirée, montante et
lumineuse, à la fois l’énergie et la vitesse du
mouvement. Alighiero Boetti réalise le dessin En pensant à
Balla (1979) et reprend, avec des séries de lettres, les
broderies que Depero créait en agençant des séries
de chiffres. Des emprunts iconographiques directs sont proposés
par d’autres artistes. Ainsi, Roy Lichtenstein reprend dans sa
toile Cavalier rouge (1974) le tableau du même titre de
Carrà. Le pop-artiste américain érige le tableau
futuriste en icône : sa citation en supprime les dégradés
de couleurs, agrandit le format et intègre l’ensemble de
ses formes dans le fond de l’image. Une
nouvelle actualité du futurisme s’affirme encore au milieu
des années quatre-vingt, en Italie comme à l’étranger.
Au sein de la Trans-avant-garde, le triptyque de Boccioni États
d’âme–Les Adieux inspire le triptyque de Paladino
Ceux qui vont et ceux qui restent (1983-1984). Se constitue à
Milan le groupe Nuovo Futurismo, composé des artistes Lodola,
Postal, Palmieri, Bonfiglio qui jouent sur un détournement ironique
des images des mass-media. Leurs gestes artistiques conjuguent en un
seul acte ludique l’art et la vie, interchangeant leurs rôles
selon une démarche très marinettienne. L’Américain
Ted Rosenthal fait des assemblages bariolés de morceaux de métal
découpés qu’il dédie à Marinetti.
Aux États-Unis, ce regain d’intérêt pour le
futurisme se traduit aussi par une réflexion sur le rôle
de la machine dans la société moderne. En Californie,
les Survival Research Laboratories, dirigés par Mark Pauline,
récupèrent l’équipement technologique de
la NASA pour organiser des combats de machines contrôlées
à distance par radio-radar. Chico MacMurtrie et le groupe Amorphic
Robot présentent depuis le début des années quatre-vingt-dix
des spectacles de robots célébrant le mariage entre l’homme
et la machine. Au sein de l’art moderne et contemporain, du début du XXe
siècle à aujourd’hui, l’apport historique
du futurisme tient à la fois du domaine plastique et du domaine
intellectuel. Dans le premier cas, les théories futuristes ont
révélé à l’art moderne un axe de recherche
qui est celui du dynamisme, du rythme cinétique et de la transcription
de l’énergie. Dans le domaine intellectuel, le futurisme
a fixé à jamais le comportement et le cadre sociologique
de l’artiste d’avant-garde préconisant le refus du
musée, le manifeste comme acte idéologique, l’éphémérisation
de l’art et son implication dans la société. La postérité du futurisme est par ailleurs perceptible dans
d’autres domaines. En musique, Cage affirme que le manifeste de
Russolo L’Art des bruits,
par la richesse de ses propositions, a été pour lui, dès
les années trente, « d’un grand encouragement ».
Les partisans de la musique concrète, dont Pierre Schaeffer,
voient en Russolo le pionnier de leurs recherches. Pierre Henry lui
rend directement hommage avec Futuristie (1973). L’Anglais
Trevor Horn, qui fonde le groupe The Art of Noise, ou les Français
Nicolas Frize, Jean Voguet et Jean-Marc Vicenza se réclament
d’un héritage idéal du bruitisme futuriste. Dans
la photographie, les recherches des frères Bragaglia nourrissent
de nombreuses expériences d’avant-garde : des « cinétisations »
de l’Américain Gjon Mili aux « spectralisations »
du Polonais Victor Skrebneski. Les photo-performances de Depero se retrouvent
dans les autoportraits grimacés de Rudolf Reiner. Carmelo Bene,
apôtre d’un théâtre de la voix et de la centralité
de l’acteur, se réclame de Marinetti. En architecture, les images visionnaires de Sant’Elia continuent
d’exercer leur fascination tandis que Richard O. Gehry se réfère
au futurisme de Boccioni pour réaliser avec une forte présence
plastique les formes du Guggenheim Museum de Bilbao. Inspiré
de la célèbre sculpture Développement d’une
bouteille dans l’espace, l’objet architectural de Gehry
apparaît vigoureusement déterminé par le déploiement
d’un nœud spiralique allant du centre vers l’extérieur
et se prolongeant en forme de queue de météorite sur l’une
de ses faces. Recouvertes de plaques de titane, les formes dynamiques
du nouveau musée de Bilbao se prolongent de façon à
s’interpénétrer avec un axe routier. C’est
ainsi qu’une route, continuellement traversée par le trafic
automobile, entre littéralement dans le musée, produisant
un effet de télescopage immédiat entre la vie de la ville
en mouvement et l’exercice de la jouissance esthétique
de l’art dans l’espace paisible d’un musée.
Il n’y a aucune articulation négociée entre les
deux objets. Autrement dit, il s’agit bien, réalisée
à l’échelle urbaine, d’une « compénétration »
telle qu’elle fut théorisée par Boccioni. Dans
le monde de la mode, Courrèges lance, au milieu des années
soixante, des « robes cosmonautes » aux lignes
géométriques, où la dominante blanche est rehaussée
de bleu pastel afin de suggérer la pureté de l’espace
aérien. Paco Rabanne repropose le programme de la « mode
mécanique » et des nouveaux matériaux du futurisme,
réalisant des vêtements en Rhodoïd, en métal,
en plastique, en tôle, découpés et assemblés,
ou encore des robes lamellées de fer-blanc et tressées
de fils de métaux. Enfin, au nom d’une « vie
rapide », il suggère de changer plusieurs fois par
jour de vêtement. Versace crée des « tailleurs
masculins » pour femmes, aux formes graphiques de style futuriste,
ainsi qu’une cotte de mailles en cristal, aux mille points de
lumière, engendrant une intense sensation de mobilité
lumineuse. Gianfranco Ferré conçoit, « en hommage
à Boccioni », une robe futuriste avec des géométries
de triangles rouge corail. Dans
le design mobilier, les inventions de Depero jouent le rôle d’un
antécédent historique fondamental pour les créations
à « tendance iconique » d’Alessandro
Mendini, d’Ettore Sotsass, et des groupes Memphis et Studio Alchymia.
Leurs formes raffinées cherchent à « faire
image », élaborant ainsi de véritables décors
d’intérieur bourgeois. La poétique futuriste du
dynamisme et de l’énergie est la référence
implicite des objets aux formes détournées de Gaetano
Pesce. Dans l’art graphique enfin, au milieu des années
quatre-vingt, le dessinateur et affichiste Lorenzo Mattiotti réélabore
le style de l’aéropeinture par des dessins particulièrement
fluides et colorés. Ses personnages aux costumes futuristes traversent
des villes déformées par la vitesse des vents. Son œuvre
tend à traduire les formes plus typiques de la peinture futuriste
en un langage populaire. La
redécouverte du futurisme a été initiée
par les artistes contemporains qui, se reconnaissant dans son élan
créateur, ont consacré la validité de ses théories,
de sa posture expérimentale et de ses principes esthétiques.
Phénomène multiforme doté d’une grande vitalité
créatrice, le futurisme a réintégré sa place
dans l’histoire de la modernité et constitue en outre un
réservoir d’idées, de projets et de modèles
opérationnels pour la création à venir. Il a été
et reste l’archétype de toute avant-garde. Giovanni Lista
|