CE QUE PEUT LA FICTION. ENTRE TRANSITIVITE ET INTRANSITIVITE

 

Mais quelle était cette quête d'une signification, dans cette indifférence envers la signification?Et que signifiait-elle?
Samuel Beckett


Tout lecteur qui, lisant un roman, se soucie de savoir comment finiront ses personnages, sans se soucier de savoir comment lui-même finira, ne mérite pas qu'on satisfasse sa curiosité.
Miguel de Unamuno


Il doit y avoir quelque chose dans les livres, des choses que nous ne pouvons pas imaginer, pour amener une femme à rester dans une maison en flammes; oui, il doit y avoir quelque chose. On n'agit pas comme ça pour rien.
Ray Bradbury


   On pourrait croire, à la lecture de nombre de romans français contemporains, que la parenthèse réflexive, massivement instaurée au vingtième siècle par le nouveau roman, a définitivement été refermée, tant l'adhésion au réel, à son déroulement prévu et prévisible, à ses figures, à ses postures, plus particulièrement ses personnages et ses lieux, paraît aller de soi. Finies les interrogations en œuvre, sur ce qu'est un roman, ce qui le compose, les représentations ne sont plus questionnées, assurées qu'elles seraient de leur transitivité. Et même le balancier postmoderne paraît revenu du panfictionnalisme pour se fixer résolument sur « réalité ».

    À ce recul de la pratique littéraire s'ajoute l'incurie d'une critique qui ne fait généralement pas l'effort de comprendre son objet d'analyse et, plus particulièrement, puisque c'est le sujet qui nous intéresse dans cet article, ce qu'est la fiction, multipliant pourtant les dossiers thématiques sur le sujet et les attributions à large spectre, comme si tout le champ représentationnel, voire humain, devait être touché, et cela à une époque où les livres théoriques sur le sujet ne manquent cependant pas [1].

    C'est pourquoi il m'a semblé nécessaire de penser ici ce que peut la fiction, et, pour commencer, d'analyser précisément son rapport spécifique au monde, d'examiner s'il lui est possible d'y faire référence, tentant ensuite de voir ce qu'une théorie de la fiction peut apporter à ma propre pratique d'écrivain, notamment dans des textes où je combine des parties fictionnelles et des parties référentielles (ou documentaires) [2].


SEMANTIQUE ET PRAGMATIQUE DE LA FICTION

 

    Une des questions les plus délicates à trancher concernant le discours fictionnel concerne la possibilité d'abriter en son sein d'autres régimes discursifs. Serait-il possible, en effet, comme le pense un grand nombre de philosophes, d'avoir des éléments de nature référentielle dans une fiction? Autrement dit, peut-on parler, dans un roman, de lieux et de personnes existants, donner des informations à propos d'une période historique ou énoncer une théorie scientifique ?

    Je ne le crois pas. Je pense que toute représentation fictionnelle est un acte feint de référence et que tous les énoncés et les termes figurant dans la fiction ne se réfèrent à rien ni à personne, même si les termes singuliers scripturalement identiques aux véritables noms propres, comme « Dublin » ou « Emil Zatopek » – ces contreparties d'êtres réels – profitent, indéniablement, d'une façon que je préciserai, des propriétés sémantiques de leur pendant dans la réalité [3].

    De fait, c'est l'ensemble d'un texte qui est rendu fictionnel par un opérateur de fiction généralisé. Le premier élément à spécifier à propos de cet opérateur, c'est que sa portée doit couvrir la totalité du texte de fiction qu'il préfixe, puisque l'origine du texte en question, son but, le contrat de lecture qui émane implicitement de l'institution littéraire, les règles qui suspendent le fonctionnement référentiel du langage et, au plus près du récit, les marques paratextuelles (première de couverture, nom de l'édition, de la collection, etc.) ne sont pas altérées au moment où l'on passe, dans le texte, d'un moment narratif à un soi-disant moment référentiel. En outre, comme le disait Roman Ingarden, si l'on séparait le fictionnel du prétendu référentiel dans une fiction, on voit mal comment on pourrait alors intégrer des parties sémantiquement hétérogènes pour la constitution d'un sens global [4].

    Autrement dit, pour des raisons d'intelligibilité dans l'analyse logique du discours de fiction, il paraît nécessaire de ne pas distinguer des parties fictionnelles et des parties référentielles au sein de l'œuvre.

    Enfin, cet opérateur doit être conçu comme une abstraction conceptuelle, dans le sens où il n'est pas lisible en tant que tel au début de l'œuvre, comme pourrait l'être l'opérateur de possibilité devant une série de propositions d'un manuel de logique. Cet opérateur atypique est l'émanation d'un besoin de narration et d'une ontologie partagée via l'institution littéraire [5]. Le contexte social nous dicte une lecture spécifique des textes de fiction. Ainsi, parce que nous savons comme lecteurs que ces textes n'ont pas de prétention à la validité, nous acceptons qu'ils mentionnent ou utilisent des gens réels et des lieux existants de façon libre voire inexacte. Cette convention de lecture, incarnée par un opérateur, désamorce formellement la prétention à la vérité ou à la justesse de chacune des assertions qui composent le récit [6].


    C'est pourquoi Jean Echenoz ne peut pas parler d'Emil Zatopek dans son œuvre. Quel que soit le matériau utilisé par l’auteur, qu'il soit inventé ou non, une œuvre de fiction est non référentielle. Si un auteur importe un objet du monde réel, et si son lecteur fait le lien entre Zatopek-dans-la-fiction et Zatopek, c’est parce tous deux vivent dans la réalité où il y a eu un Zatopek et qu'ils le savent. Ainsi, un lecteur qui ne connaîtrait pas le coureur de fond tchécoslovaque et qui lirait les aventures de ce personnage d'Echenoz comme celles de n’importe quel autre ne commettrait aucun contresens. Il perdrait seulement la richesse introduite par l'auteur, son allusion au sportif, le fait qu'il ait créé ainsi un personnage dont la figure, rappelant celle de Zatopek, pourrait alors thématiser l'innovation technique, la puissance quasi mécanique, etc. Le lecteur qui, au contraire, lirait l’œuvre d'Echenoz comme un moment de la biographie de Zatopek serait totalement dans l’erreur, même si ce qui est dit dans l'œuvre correspondait exactement à la réalité (hors de portée de l'opérateur fictionnel).


    Plus généralement, il n'y a pas d'espace possible pour le discours sérieux dans un texte littéraire. On pourra toujours (se) dire que ce n'est qu'un roman. Ainsi Zatopek demeure Zatopek dans tous les mondes possibles, mais "Zatopek" dans un récit fictionnel ne fait pas référence à Zatopek, mais emprunte à Zatopek certaines de ses caractéristiques (son nom et quelques descriptions définies).

    John Searle, au contraire, pense qu'il existe dans les romans des zones ou des régions qui ne sont pas fictionnelles ou, comme il le dit, qu'il est nécessaire de distinguer « entre une œuvre de fiction et le discours de la fiction. Une œuvre de fiction n'a pas nécessairement à être ramenée au seul discours de la fiction, et en général ne s'y ramène effectivement pas » [7].

    Pour Searle, la différence entre la fiction et la non-fiction réside dans le fait que lorsque j’énonce une phrase comme partie d’un discours non fictionnel, je l’asserte, alors que lorsque je la profère comme élément d’un discours fictionnel, je fais semblant de l’asserter. « Un auteur de fiction feint d'accomplir des actes illocutoires qu'il n'accomplit pas en réalité », sans intention de tromper, écrit-il [8]. Mais si l’acte illocutoire est feint, l’acte d’énonciation est quant à lui bien réel – l’auteur énonce effectivement des phrases. Les illocutions feintes qui constituent une œuvre littéraire de fiction sont rendues possibles par l’existence d’un ensemble de conventions extralinguistiques, non sémantiques, qui suspendent l’opération normale des règles sémantiques et pragmatiques reliant les actes illocutoires et le monde. Ainsi, dans la fiction, la règle essentielle de l’assertion, à savoir celle qui stipule que son auteur répond de la vérité de la proposition exprimée, n’est pas respectée [9]. Pourtant, il prétend que les termes singuliers habituellement employés dans les texte référentiels pour se référer à des personnes ou à des lieux gardent leur fonctionnement habituel. Dans ces cas-là, on ne suspend pas les règles « verticales » reliant le langage au monde. Ainsi les noms « Dublin » et « Londres » du roman Murphy de Samuel Beckett, par exemple, feraient bien référence aux capitales, respectivement, de la République d'Irlande et de l'Angleterre. De plus, les sentences ou les maximes générales ne seraient pas fictionnelles selon lui. « Pour prendre un exemple connu, Tolstoï commence Anna Karénine avec la phrase : 'Les familles heureuses sont toutes heureuses de la même manière, mais les familles malheureuses sont malheureuses d'une manière distincte, originale.' Ceci, à mon avis, n'est pas une énonciation de fiction, mais une énonciation sérieuse. C'est une véritable assertion » [10]. Mais quel est le critère qui nous permettrait de repérer ces énonciations sérieuses dans une œuvre de fiction? Selon Searle, c'est « ce qui compte comme une erreur » [11]. Autrement dit, si Murphy emprunte un itinéraire géographiquement impossible dans Londres, Beckett s'est trompé; alors que le fait que Murphy n'existe pas n'est pas une erreur de l'auteur.


    Searle postule ce qu'il doit démontrer. En effet, il ne suffit pas de dire, par exemple, que le trajet emprunté par Murphy dans le roman de Beckett est géographiquement impossible pour signaler une erreur, encore aurait-il fallu que l'énoncé en question prétende parler de Londres, ce qui justement doit être prouvé et qui, pour les raisons énoncées précédemment, n'est pas le cas. Par contre, il se peut que l'écart du texte avec ce que nous savons de la géographie de Londres soit pertinent dans notre interprétation de Londres-dans-le-roman ou de l'ouvrage en général.


    On ne comprend pas mieux comment son critère s'appliquerait aux énoncés généraux. Non seulement, il ne distingue pas le cas où c'est un personnage qui énoncerait une maxime de celui où c'est le narrateur, mais il semble confondre l'auteur et le narrateur. Reconstruisant alors au mieux son raisonnement, on peut penser que si c'est un personnage qui profère un tel énoncé, il sera fictionnel, alors que si c'est le narrateur, il sera référentiel. En effet, le personnage tirerait vers lui (vers sa fictionalité) ses paroles, alors que le narrateur ne serait que le porte-parole de l'auteur. Cependant, même reformulé ainsi, un tel point de vue est difficilement défendable. Il interdirait notamment au narrateur d'exprimer un énoncé général fictionnel, réduisant considérablement la richesse de nos modalités expressives [12]. Tout ce que le narrateur exprimerait serait ainsi aplati et identifié au point de vue de l'auteur. La fiction ne serait alors qu'une pâle province de la réalité où des personnages fictionnels se promèneraient dans des lieux réels et rencontreraient des personnes existantes auxquelles ils ne pourraient pas vraiment répondre.

    Cela dit, on ne peut en rester là, quitte à passer à côté de l'importance de la fiction dans nos vies, il nous faut alors renouer les liens avec la réalité que la sémantique avait coupé.

    Un énoncé littéraire conserve le sens ordinaire des mots de la langue dans lequel il est écrit. Nous n'avons pas besoin d'un dictionnaire français-français littéraire pour comprendre un récit rédigé dans cette langue. Plus précisément, on réalise deux opérations pragmatiques fondamentales dans la fiction : d'une part (i) la suspension de toute prétention à la validité des énoncés qui la composent et, d'autre part, (ii) ce que j'appelle l'importation ou l'emprunt du langage référentiel dans la fiction, autrement dit le fait qu'il garde son sens habituel.


    - (i) Je partage donc avec Searle l'idée que dans la fiction il existe un ensemble de conventions extralinguistiques, non sémantiques, qui suspendent l’opération normale des règles verticales (sémantiques) reliant les actes illocutoires et le monde, annulant ainsi le fonctionnement normal de l'assertion.


    - (ii) Cela dit, l'emploi fictionnel du langage est tributaire ou dérivé de son emploi référentiel habituel. Ainsi, le sens des énoncés fictionnels est fixé par le sens des mots dans leur emploi référentiel. Comment imaginer l'histoire du Petit Chaperon Rouge, par exemple, dans une société sans discours sérieux, c'est-à-dire dans une société où l'extension des concepts « petit », « chaperon » et « rouge » ne serait pas donnée? Il y aura forcément un moment où il faudra que nous sachions ce qu'est un loup, un animal, et ce que signifie « dangereux », pour pouvoir comprendre l'histoire. C'est pourquoi je dis qu'on importe ou emprunte toute la langue lorsqu’on rédige une fiction. Plus précisément, on emprunte le sens habituel d'un terme (constitué dans le discours référentiel), mais aussi sa nature (groupe nominal, adjectif, etc.), sa fonction syntactique (sujet, complément de verbe, etc.) et ses propriétés sémantiques (référentialité, marque d'unité-pluralité d'un déterminant, etc.). Autrement dit, on assiste à un transfert (quasi automatique) de l'ensemble de nos compétences linguistiques dans la fiction [13].


    Nous sommes alors en mesure d'expliquer ce qui se passe lorsque l'on décide de considérer un énoncé assertorique fictionnel (ou pseudo-assertorique) comme une véritable assertion [14]. Il s'agit simplement d'effectuer une opération mentale visant à réactiver cet énoncé, à rétablir, pour parler comme Searle, les règles verticales de référence entre le langage et le monde. Si la sémantique est étanche ou imperméable au mélange, c'est la nature du texte entier qui détermine la nature de ses parties, pour les raisons évoquées précédemment, la psychologie ne l'est pas. Autrement dit, nous pouvons entretenir des pensées de nature différente et décider, par exemple, de franchir le fossé sémantique. Ainsi, je peux vouloir, connaissant néanmoins la nature d'une fiction, rapatrier un énoncé général fictionnel et en faire une maxime qui orientera ma vie future, exactement comme je peux décider d'adopter le comportement d'un personnage fictionnel dans la réalité, voire prendre au sérieux ce que décrivent les romans. Plus précisément, comme lecteur de roman, j'extrais les énoncés qui m'intéressent de leur contexte fictionnel ou, mieux, je cherche les énoncés que je pourrais considérer sérieusement dans la fiction, tout en sachant qu'aucun d'entre eux n'est véritablement sérieux. Ce faisant, je vais renouer avec le fonctionnement habituel du langage ordinaire (les roues ne tournant alors plus à vide [15]. Cela m'est d'autant plus facile à effectuer que c'est du même langage qu'il s'agit. Pour faire une comparaison, c'est comme si l'on décidait d'actionner l'opérateur de fiction à la façon d'un interrupteur. En le désactivant, c'est-à-dire en réintégrant un énoncé de fiction dans la réalité, on lui fait jouer un rôle qui va au-delà du simple mécanisme – tout un réseau descriptif et prescriptif se met en route (l'ensemble du réseau électrique se trouvant derrière l'interrupteur).


POESIE MOLECULAIRE ET RECITS SEMI-CONDUCTEURS


    À l'aune de cette conception de la fiction, j'aimerais maintenant examiner la façon dont sont construits certains de mes textes, ce que j'appelle ma poésie moléculaire et mes récits semi-conducteurs, autrement dit des textes que j'ai élaborés par alternance de paragraphes d'énoncés fictionnels et d'énoncés référentiels pris dans différents domaines (philosophique, politique, scientifique, sportif, technique, etc.) [16].


    En voici un exemple [17]:


Il avait commencé à l'aimer, par morceaux. Dans l'ascenseur d'abord. La dixième fois qu’il l'avait vue. Il n'avait rien dit.
Elle l'avait lu dans ses yeux. Dans les textes qu'il avait commencés à écrire. A plein de plis sur son visage. Dépôts des gestes du quotidien.
Il n'y avait pas d'ascenseur dans cet immeuble.


Ainsi, quelqu'un qui veut placer un piano entre le mur et le bureau est capable de voir comment il pourra placer le piano sans avoir la moindre idée précise de sa taille, de son volume, etc. Le grain du contenu perceptif semble être beaucoup plus fin que celui du contenu conceptuel.


La zone s'étendait sur neuf hectares. La zone était toxique. La zone regorgeait de lieux communs et de lieux non répertoriés. Ceux qui connaissaient la zone avaient tous les avantages. La zone ne tenait sur aucun plan. Les perspectives se multipliaient quand vous étiez dans la zone. Mais vous ne sortiriez plus de la zone. C'était comme un labyrinthe à l'intérieur. Tous les possibles miroitaient. Il n'y avait aucune issue. Chaque jour, on sortait des cadavres de la zone dans de grandes voitures grises. Des meurtres, des suicides et, parfois, une mort naturelle.


    Cet extrait est composé de deux parties distinctes typographiquement. J'ai écrit les premier et troisième paragraphes, alors que j'ai simplement repris le second d'un ouvrage de philosophie et l'ai inséré dans mon récit [18]. On aurait donc, dans un même texte, des paragraphes sérieux et des paragraphes fictionnels. Si ce qui précède est vrai, une telle hétérogénéité est sémantiquement impossible. Le contexte d'une narration inventée fictionnalise le tout. Reste alors à expliquer la raison pour laquelle j'emploie du discours sérieux puisqu'il devient fictionnel une fois recontextualisé. Elle est à trouver dans la composante psychologique de mon analyse. On sait (ou l'on suppose) que l'origine du matériau cité est d'un registre référentiel. Et même si, dans le contexte de ce récit, il est désamorcé, ne pouvant plus prétendre à la validité, il persiste cependant un écho de sa référentialité passée. C'est ce que tend à indiquer sa typographie, comme son contenu. Donc quand je décide de construire mes textes de cette façon, je souhaite entraîner une réflexion, pousser le lecteur à considérer sérieusement l'énoncé en question, le sortir mentalement de son contexte fictionnel pour lui redonner son statut originaire (actionner l'interrupteur) tout en indexant ce questionnement à mon texte. Autrement dit, je joue de la possibilité de considérer mentalement un énoncé référentiel devenu fictionnel comme un énoncé référentiel en lien avec mon récit, dans mon récit et donc, in fine, fictionnel. Mais ce détour, cette sortie provisoire dans la réalité aura rejailli sur le texte qui ne pourra plus être lu comme avant.


    La dernière partie de l'ouvrage de Dokic pose une question philosophique cruciale concernant la nature du contenu de nos expériences perceptives. Ce contenu est-il conceptuel, c'est-à-dire a-t-il déjà une structure propositionnelle? Plus précisément, dans le passage cité au deuxième paragraphe, il s'agit pour Pascal Engel de signaler la différence entre la finesse et la précision du contenu perceptif et la grossièreté de nos capacités conceptuelles et linguistiques. Autrement dit, il souligne le fait que « le contenu de l'expérience perceptive ne semble jamais être épuisé par le contenu de nos jugements de perception » [19]. Outre l'intérêt philosophique d'une telle interrogation, celle-ci n'épargne pas la question de la représentation fictionnelle. Elle semble même pointer sa caractéristique principale, dans la mesure où l'objet décrit dans une fiction, ou plutôt créé par celle-ci, n'a pas d'existence réelle. Contrairement au discours sérieux, on ne peut donc pas combler les lacunes descriptives en faisant référence à un objet existant (perçu). Autrement dit, dans la fiction, le contenu de l'expérience n'excède pas celui du jugement, puisqu'il n'y a pas de véritable expérience perceptive, mais, au contraire, le contenu du jugement devient en quelque sorte celui de notre expérience perceptive (esthétique). Ainsi, l'incomplétude intrinsèque des objets fictionnels conditionne leur existence dans la fiction aux traits qui leur sont attribués et à eux seuls. C'est pourquoi l'écrivain doit choisir précautionneusement les mots qu'il va employer afin de « caractériser » son objet [20].


    Pourtant, dans mon travail, les liens entre les éléments fictionnels et référentiels ne sont pas toujours aussi directs et univoques que dans le passage cité. Il existe de multiples façons dont un texte peut se rattacher à un autre et il est difficile d'en donner la typologie. En effet, contrairement à ce qui se passe avec les images, il est impossible de spécifier a priori les rapports entre un texte fictionnel et un texte non fictionnel au sein d'une même entité. Cela tient, me semble-t-il, à la discursivité du texte. Autrement dit, la signification propre aux énoncés joue un rôle dans la détermination des relations entre les parties en présence, alors qu'il est possible de s'engager dans une typologie texte-image sans nécessairement en préciser les contenus, notamment sur la base de leur nature respective [21]. Au niveau thématique, il n'y a donc pas forcément une homogénéité entre le récit et les textes insérés. On peut même considérer que cette tension redouble la dualité de leur nature.


    Dans un article intitulé « On ne fait pas de vrais pantalons », Tiphaine Samoyaut définit la fiction par la vitesse, celle-ci serait un accélérateur d'histoire. Elle compare deux films militants, un de 1972 et un autre de 2010, et elle constate que la fiction est absente du second, car, selon elle, il est difficile aujourd'hui de projeter des possibles. On tendrait plutôt alors à ralentir le mouvement afin de conserver un modèle social en train de disparaître. C'est ce qui expliquerait le fait que le roman n'est plus européen, dans la mesure où l'utopie propre à la fiction est absente de nos sociétés [22]. Je trouve cette explication intéressante. Néanmoins, en insérant et en montant des éléments hétérogènes, je n'ai pas l'impression d'obtenir un sursis, mais plutôt, constatant ce que les fictions classiques ont d'aliénant et d'inefficace, de nouer autrement les liens entre fiction et réalité, sans renoncer à une certaine complexité que nous avons hérité de la modernité. Cet entraînement des engrenages est alors un travail formel dont la structure va modifier le contenu [23].

    En conclusion, j'aimerais proposer l'ambiguïté de ma position, connaître l'étanchéité sémantique entre les deux discours tout en jouant de leur porosité psychologique, comme une posture possible de l'écrivain au vingt-et-unième siècle, c'est-à-dire celle d'un engagement dégagé [24]. En effet, cette attitude apparemment équivoque, cette distance me paraissent être à même de tenir les promesses de la représentation fictionnelle – à la fois libre construction esthétique et rapport renouvelé au réel. Ce point de vue se tenant alors entre une conception intransitive et dogmatique de la littérature, isolée de tout enjeu réel, et une vision transitive et naïve de celle-ci, soi-disant au service de la cognition et de la survie de l'espèce.

 

Lorenzo Menoud, chercheur indépendant et écrivain (Genève)

 

1.Entre transitivité et panfictionnalisme, la contradiction n'est qu'apparente : on assiste à la même dissolution des concepts, la distinction perdant tout son sens.

2. Dans cet article, j'examinerai principalement la fiction littéraire, mais mon analyse peut également s'appliquer au cinéma. Par ailleurs, j'ai analysé ce que peut la fiction en termes d'action (politique) dans un autre article, « De l'écriture au dispositif : le détournement », L'Esprit Créateur, Vol. 49, No. 2, été 2009, p. 132-146.

3. J'appelle « contreparties » les objets et les événements fictionnels dont le nom coïncide avec celui d'objets et d'événements réels. Ainsi, le Dublin de Samuel Beckett est la contrepartie de la capitale de la République d'Irlande.

4. L'œuvre d'art littéraire, 1931, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1983, § 25-26.

5. C'est le plus bref résumé que je puis donner de la thèse défendue dans mon Qu'est-ce que la fiction?, Paris, Vrin, 2005.

6. Gérard Genette parle aussi d'opérateur. « Les actes de fiction » dans Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 51.

7. « Le statut logique du discours de la fiction » dans Sens et expression, 1974, Paris, Minuit, 1982, p. 118. 8 Ibid., p. 109.

8. Ibid., p. 109.

9. Il en va de même pour les autres règles. Pour plus de détails, se reporter aux pages 105 et suivantes de son article.

10. Ibid., p. 117-118.

11. Ibid., p. 116.

12. C'est également le point de vue de Genette, op. cit., p. 59.

13. Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à mon « Qu'est-ce qu'un personnage de fiction? », Revue de théologie et de philosophie, vol. 135, 2003, p. 137-159.

14. Pour Searle, les assertions dans la fiction sont des actes illocutoires feints, alors que pour Genette, ce sont des actes illocutoires spécifiques. Notre thèse ne nécessite pas que nous tranchions ce désaccord ici. Pour l'opération inverse, il suffit de placer n'importe quel texte référentiel dans une fiction pour le transformer en un énoncé fictionnel.

15. L'expression est empruntée à Ludwig Wittgenstein, Wittgenstein et le Cercle de Vienne, T.E.R., Mauvezin, 1991, p.17.

16. On peut en lire des extraits sur mon site aux adresses suivantes : <http://serialpoet.eu/pages/poesie-poesie/accueil.html> et <http://serialpoet.eu/pages/recits/accueil.html>.

17. En transit, 2008, tome 2 de la trilogie Warj Dolski, extrait en ligne, <http://serialpoet.eu/pages/recits/transit.html>.

18 Jérôme Dokic, Qu'est-ce que la perception?, Paris, Vrin, 2004, p. 112, citant lui-même dans l'extrait choisi un article de Pascal Engel.

19. Ibid., p. 114.

20. Dans mon ouvrage, je défends une conception descriptiviste de la fiction et, plus particulièrement, une approche aspectuelle et immanente propre à fonder une stylistique; op. cit., pages 93 et 124-5.


21. J'ai tenté d'entreprendre cette typologie dans : « La fiction augmentée. Une analyse de la narration mixte », Paris, L'Harmattan, à paraître, 2012.

22. Vacarme, hiver 2011, n°54, p. 54-5.

23. À comprendre alors dans les deux sens d' « entraînement », c'est-à-dire comme exercice (qui serait du côté de la fiction) et comme mise en route (qui serait du côté référentiel).

24. Lorenzo Menoud, « Dégagement interdit », Poésie - espace public, un journal des éditions Le bleu du ciel, mars 2007. On en trouve une version en ligne : <http://serialpoet.eu/pages/theoriques/degagement.html>.

 

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