Ines Oseki Depré

La poésie contemporaine brésilienne : l’héritage du concrétisme.

 

Le dernier mouvement poétique qui a marqué profondément la poésie brésilienne contemporaine date des années 50-60 et a vu le jour sous l’instigation de trois poètes de São Paulo, fondateurs du groupe Noigandres. Il s’est caractérisé non seulement par un programme totalement innovant mais aussi par une productivité telle que ses effets se font toujours sentir au Brésil.

La naissance de Noigandres [1] (1952) a coïncidé avec le plan pilote de la nouvelle politique brésilienne, utopique s’il en fut, qui a présidé à la naissance de Brasilia, la capitale au cœur du pays, équidistante de toutes les régions, riches et pauvres. Brasilia, la « métaphore épistémologique de la capacité d’innovation de l’artiste brésilien », selon les termes du poète Haroldo de Campos, l’un des membres du mouvement. Ainsi, portés par un contexte d’espérance politique, mus par une énergie créatrice hors du commun, ces trois poètes de São Paulo (Haroldo de Campos, Augusto de Campos, Décio Pignatari) créent un événement et établissent, à l’instar du plan de la nouvelle capitale,  le « plan pilote pour la poésie concrète » (1958) qu’Haroldo de Campos définit comme la nécessité de renouer avec ce qui s’est fait de plus novateur au Brésil dans le domaine artistique, la semaine d’art moderne de 22 [2] , le mouvement « pau-brasil » (bois-brésil), avec le mot d’ordre « anthropophagique » d’Oswald de Andrade nourri de poètes comme Mallarmé, Joyce, Cummings, Maïakovski, mais aussi Homère, Dante, entre autres.

 On peut signaler, dans ce sens, quelques dates, comme le début de leur correspondance avec Ezra Pound (1953) et la publication de la série « Poetamenos » d’Augusto de Campos, inspirés par la « Klangfarbenmelodie » de Webern et par la technique idéogrammatique. L’année suivante, 1954, Décio Pignatari initie une série de cours sur la poésie moderne (Rimbaud, Laforgue, Corbière, Mallarmé ; Joyce et Pound ; Mallarmé, Cummings). En 1955, Augusto de Campos publie au Diário de São Paulo (27-3-55) l’article précurseur « Poema, ideograma » [3] , dans lequel le poète met en rapport, de façon assez audacieuse le lien entre Un Coup de Dés de Mallarmé et The Cantos d’Ezra Pound, dans la mesure où tous deux relèvent structurellement d’un même genre : l’analogie schématique avec la fugue et le contrepoint. Dans cette relation, Augusto de Campos intègre, dans un premier temps, la poétique de cummings, qui aurait porté « l’idéogramme et le contrepoint » à la miniature [4] et chez lequel le poète trouve plus de subtilité que chez Apollinaire, dans un deuxième temps il ajoute le Joyce du Finnegans Wake dont les structures présentent un « schéma circulaire » qui va constituer le lien avec Mallarmé. Ce nouveau concept de forme, non plus linéaire ni logocentrique, aboutit à ce que le poète appelle « organoforme », autrement dit, la structure. À cette même époque, Décio Pignatari voyage pour l’Europe où il expose les principes d’une « poésie concrète ou idéogrammique » ( Graal, n.2, Lisbonne, 1956).

 

 Il s’agit donc d’affirmer, en même temps qu’une rupture avec la poésie devenue extrêmement lyrique et sentimentale [5] , caractéristique de la génération dite de 45, un double héritage : d’un côté, la filiation active avec le mouvement « moderne », survenu en 1922 et, de l’autre côté, avec le paradigme international qui leur est proche. En d’autres termes, leur projet consistait à propulser la littérature et en particulier la poésie brésilienne en avant tout en renouant avec le premier mouvement littéraire vraiment national et, comme on verra plus loin, avec la tradition brésilienne sans négliger le legs universel. Ce double mouvement caractérisera toujours les activités du groupe, commme on peut lire dans Teoria da Poesia Concreta, ensemble de textes critiques et de manifestes (1950-1960), publiée par les trois poètes en 1965. [6] Dans cet ouvrage, véritable testament pour les générations futures, se trouvent non seulement des productions des trois auteurs mais toute une relecture critique du patrimoine national et international re-visité par un regard nouveau (Carlos Drummond de Andrade, Oswald de Andrade, Mallarmé, Ezra Pound, Apollinaire…).

Pour schématiser leur parcours, on pourrait indiquer les deux directions que le mouvement a prises tout au long de leurs activités, l’une centrifuge (vers le centre) et l’autre centripète (vers le monde), [7] opposition suggérée par le critique João Alexandre Barbosa, et qui sont, de façon tout à fait naturelle, complémentaires : les précurseurs (Oswald de Andrade, Mário de Andrade…) et les voix qui les nourrissent, canoniques dans leur concrétude. Ainsi, si la poésie concrète tend progressivement vers une universalité, nourrie de la tradition occidentale mais aussi orientale, son principe esthétique fondamental reste essentiellement brésilien. 1956 est l’année du lancement officiel du mouvement (« Exposition Nationale d’Art Concret ») au Musée d’Art Moderne de São Paulo.

 

Le cercle des travaux s’élargit dans ces deux directions. Plus tard, en 1989, Haroldo de Campos [8] lancera une sorte de manifeste qui re-établit l’historiographie littéraire brésilienne en faisant remonter l’origine de la culture brésilienne au baroque et aux auteurs de cette époque. Le concrétisme, tel qu’il a toujours été théorisé et explicité par Haroldo de Campos, se fonde sur deux principes majeurs : le moment baroque, dont les plus illustres représentants luso-brésiliens sont Antônio Vieira et Gregório de Mattos – le « premier anthropophage expérimental de notre poésie » (Augusto de Campos, 1974), dont l’esthétique est déjà « concrète » – ; et le mot d’ordre oswaldien. En effet, en accord avec la « raison anthropophagique » d’Oswald de Andrade, Haroldo de Campos définit son esthétique comme « la pensée de la dévoration critique du legs culturel universel, élaboré non pas à partir de la perspective soumise et réconciliée du “bon sauvage” mais selon le point de vue désabusé du “mauvais sauvage”, dévoreur de blancs, anthropophage ».

Leur poésie s’exerce aussi sur le plan politique. On se rappelle, pour l’exemple, les poèmes visuels de Décio Pignatari, réalisés à partir de panneaux publicitaires comme « Beba coca-cola » (Bois du coca-cola) qui se termine par «  cloaca », de1957.

(Bois du coca-cola/ bave du cola/ bois du coca/ bave cola débris/ débris/ cola/ cloaque)

ou de telle fable comme Lupus et agnus, qui incarnent l’exploitant et l’exploité. Augusto de Campos joue avec « Hombre/ hembra/ hambre » (homme, femme, faim) ou sur la paire «  luxo-lixo » (luxe, déchet) [9] .

 

LUXO                      LUXO                    LUXO        LUXO          LUXO LUXO LUXO                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      

LUXO                      LUXO                      LUXO     LUXO           LUXO LUXO LUXO

LUXO                      LUXO                        LUXO  LUXO            LUXO LUXO LUXO

LUXO                      LUXO                          LUXOXO                 LUXO              LUXO

LUXO                      LUXO                              LUXO                   LUXO              LUXO

LUXO                      LUXO                          LUXOXO                 LUXO              LUXO

LUXO LUXO          LUXO                        LUXO    LUXO          LUXO LUXO LUXO

LUXO LUXO          LUXO                      LUXO       LUXO         LUXO LUXO LUXO

 

 

II.

 

Le programme esthétique de cette poésie, qui l’a caractérisée jusqu’à aujourd’hui, tout en accompagnant ses transformations qui vont vers une certaine « raréfaction » (mise en valeur de l’espace blanc ou le poème bref) ou vers le poème « post-utopique » (Augusto de Campos, 1984) reste néanmoins le concrétisme ou la concrétude.

En fait, il s’agit de travailler sur ce qui, en poésie, est l’élément « poétique » par excellence, soit, la matérialité du signe, son aspect à la fois verbi-voco-visuel pour reprendre la formule joycienne du Finnegans Wake ou la définition de la fonction poétique telle que la propose Jakobson : la poésie concrète a ainsi voulu cristalliser le nouveau tout en privilégiant la matérialité du signe. L’un des recueils d’Haroldo de Campos s’appellera l’Education des cinq sens (1985) et répond à la phrase de Marx : « l’éducation des cinq sens est le travail de toute l’histoire universelle jusqu’ici ». La poésie concrète qui ne se limite pas au texte poétique est une poésie qui s’adresse aux cinq sens, comme l’illustre la production visuelle (ou sonore) des trois poètes, poursuivie jusqu’aujourd’hui par Augusto de Campos [10] . Selon Augusto de Campos, il était consensuel entre les trois poètes que c’est le poème « O Jogral e a Prostituta Negra » de Décio Pignatari qui était déjà porteur en 1949 des graines de leur future concrétude poétique. Dans ce poème Pignatari fait appel à toute une série de ressources « concrètes » de composition : coupes, montages, mots-valise qui rendent possible la multiplicité simultanée des significations. Le poème « voile » ou « dévoile », voilà la question.

 

Dans un article publié récemment, Craig Dworkin attire notre attention sur l’aspect christallographique du texte concret. [11] Il rappelle, à ce sujet, le critique Michael Riffaterre : « as the matrix is repressed, the displacement produces variants all through the text, just as the repressed symptoms break out somewhere else in the body » (p. 19) et, tout en rappelant les mots-cristal chez Dante, cite le texte diamant d’Haroldo de Campos (extrait de Chrysanthemps [12] ) :

 

sobre

sambaquis

hífen

entre

esqueletos

figuras

de

linguagem

calci-

ilegível

-nada [13]

 

            où le projet, mallarméen, est de chercher dans le langage et sur l’espace de la page blanche la naissance des mots qui produit l’impact de la chose concrète.

            Si l’on reprend le Manifeste Concrétiste (1958), publié dans Noigandres, n. 4, à São Paulo, on peut y lire ses lignes de force : la poésie concrète est le « produit d’une évolution critique de formes ». À partir de l’abandon du vers, il s’agit de prendre comme base une structure spatio-temporelle, a-linéaire, dont les précurseurs sont Mallarmé, Pound, Joyce, Apollinaire, mais aussi Oswald de Andrade, les futuristes, João Cabral de Melo Neto.

 Matérialisée par la revue Invenção (années 60), l’œuvre des poètes concrets a rapidement atteint une dimension internationale : projet global d’échanges, de découvertes, d’alliance entre la tradition et la nouveauté, le programme esthétique du concrétisme a recouvert une étendue très large touchant à tous les domaines expressifs et artistiques de l’époque. Dès 1959, Gomringer publie des poèmes du groupe dans la revue « Spirale », n. 6/7 (Berne, Suisse) et, en divulguant la poésie brésilienne, établit des contacts internationaux (Oteiza, Equipo 57, angel Crespo en Espagne ; Ponge, Seuphor, Vantongerloo, Vasarely, Agam, Goléa, Luca Ferrari, à Paris ; Max Bense, Elisabeth Walther, Heisenbuettel, à Stuttgart ; Stockhausen, Kagel, Helms, König, à Cologne ; Maldonado, Bordemberge-Gildewat, Mavignier, à Ulm ; Gerstner, Belloli, Mary Vieira, Gomringer, en Suisse ; Munari, Scheiwiller, en Italie, etc. Des échanges se font avec le Japon (Kitasono Katsue), des expositions en Europe et à partir de 1960 une grande circulation se vérifie multipliant en les intégrant bon nombre d’artistes nationaux et internationaux. [14] En 1964, Haroldo de Campos part à Stuttgart comme lecteur de littérature brésilienne, invité par Max Bense, où il a l’occasion de donner des conférences et des débats sur la littérature brésilienne. De Stuttgart, Haroldo de Campos rayonne en Suisse, France, Italie, Portugal et poursuit sa contribution active sur le plan mondial.

 En effet, la poésie concrète a voulu abolir les frontières entre les différents langages, ouvrant la voie à un intense échange avec les autres moyens de communication, visuel, musical, publicitaire, cinématographique, fondé sur le principe d’un « langage direct », d’une « structure dynamique » aussi bien dans la musique (Webern, Boulez, Stockhausen, John Cage), que dans la peinture (Mondrian, Max Bill, Albers). Le but à atteindre, exprimé par Haroldo de Campos, était de « penser le texte dans un espace impensable » en accentuant la matérialité signifiante du signe, d’où l’importance accordée aussi à l’idéogramme en tant que moyen de communication non verbal.

Le Manifeste poursuit : « structure-contenu, le poème concret est un objet en et pour lui-même et non un interprète d’objets extérieurs et/ou des sensations plus ou moins subjectives ». Son matériau est le mot (en tant que son, forme visuelle, charge sémantique) qui tout en créant une « aire linguistique spécifique (verbivocovisuelle)  obtient une relation de méta-communication. »

« La poésie concrète vise le plus petit multiple commun du langage », elle cherche « l’isomorphisme », elle tend vers un « mouvement imitatif du réel ». « Phénoménologie de la composition », « mouvement structurel », « forme géométrique », « mathématique de la composition » sont les caractéristiques de cette poésie qui vise « l’éternel relatif » et qui prétend assumer une « responsabilité intégrale devant le langage », un « réalisme total », qui tend à créer des problèmes exacts et à les résoudre en termes d’un « langage sensible », en somme un « art général du mot ». Le post-scriptum, éloquent, ajoute la citation de Maïakovski : « sans forme révolutionnaire il n’y a pas d’art révolutionnaire ». En d’autres termes, la poésie concrète est la Poésie.

Il n’aurait pas été possible, dans le cadre de ce bref article [15] (devrait-on dire rappel ?) d’énumérer les textes, les actions, les œuvres réalisées par les trois poètes auxquels, dans un premier temps, se sont joints d’autres artistes de grande envergure, comme Murilo Mendes, Mario Faustino, Ferreira Gullar, Edgard Braga, Pedro Xisto, Affonso Avila, W. D. Pinto, José Lino Grünewald, Ronaldo Azeredo, José Paulo Paes, Mario Chamie, Cassiano Ricardo, Paulo Leminski et tant d’autres [16] . Plus tard, étant donnée la répercussion de ce courant d’idées nouvelles, des plasticiens, cinéastes, musiciens se sont rapprochés du groupe (dans les années 70, le mouvement Tropicália, avec Caetano Veloso, Gilberto Gil, Torquato Neto, Tom Zé, Gal Costa…)

 

III.

 

Avant même le lancement officiel de la poésie concrète (Exposition nationale de l’Art concret, 1956), si l’Auto do Possesso (Farce du possédé, 1950) de Haroldo de Campos, sans être un poème à proprement parler concret, contient déjà quelques prémisses d’une poésie formelle, concrète, permutationnelle, « Théorie et pratique du poème » (1952) se présente comme un « véritable manifeste de l’esthétique néobaroque », selon les termes mêmes de l’auteur, qui dialogue avec le fameux Sermon de la sexagésime du baroque Antonio Vieira à qui il emprunte l’expression « damier d’étoiles », titre d’un de ses recueils. Cette inspiration baroque caractérisera aussi des poèmes de Décio Pignatari.

En 1955 paraît le n°2 de la revue Noigandres, avec des poèmes de Augusto de Campos (1953) et de Décio Pignatari. Dans ce numéro, Haroldo de Campos développe, après Xénophon, le thème de l’éducation, (« Cyropédie ou l’éducation du prince ») qui inclut l’apprentissage des mots, de la poésie, de l’amour. Une référence à Joyce peut s’y lire. Cette même année voit la publication de « L’Œuvre d’art ouverte » (Diário de São Paulo), avec des références non seulement à Mallarmé, Joyce, Pound, Cummings, mais aussi aux procédés musicaux de Webern, aux mobiles de Calder, à l’imagisme poundien, constituant une véritable « convocation à l’aventure » et anticipant le livre postérieurement célèbre du critique et sémiologue italien Umberto Eco (Opera Aperta). Entre 1962 et 2000, Haroldo publie Servidão de Passagem (1962), Xadrez de estrelas ( (1949/1974), Signantia : quasi coelum (1979), Galáxias (1963-1976) [17] , A educação dos cinco sentidos (1985), Finismundo ; a última viagem (1997), Yugen, caderno japonês, Gatimanhas e felinuras (1994), Crisantempo (1998), A Máquina do mundo repensada (2000), [18] mais on peut dire qu’après 1976, tout en restant un grand théoricien de cette poésie, il abandonne la voie purement concrétiste.

 Augusto de Campos publie des poèmes qui seront rassemblés en recueils : Poemóbiles (1974), Caixa Preta (1975), Expoemas (1985), Viva Vaia-Poesia (1979), Não (1990), Despoesia (1993), Poesia é risco ( CD en collaboration avec Cid Campos), Computador (1997). Décio Pignatari, de son côté,  est l’auteur de PoesiapoiséPoesia (1950-1975), Po&tc (1986), Vocogramas (1985), O Rosto da Memória (1986), à côté d’essais sur la sémiotique, dont il est spécialiste comme Informação, Linguagem, Comunicação (1968) ou Semiótica e Literatura (1974). [19]

Mais le paideuma concrétiste ne s’arrête pas au passé immédiat. Toujours in progress, les artistes évoluent sans cesse et le retour à la tradition se fait, à l’instar d’Ezra Pound ou de James Joyce, par la traduction et la réévaluation des textes fondateurs. Homère, Dante, Camões, les poètes chinois, les poètes japonais (Li-Tai-Po, Basho), les troubadours provençaux (traduits magistralement par Augusto de Campos), les auteurs baroques, jusqu’à Mallarmé, Fernando Pessoa, Eliot, Boulez, Hélio Oiticia, Caetano Veloso. Puis, la Bible, L’Iliade.

 

La traduction, comme mode de transformation de la langue et de la littérature est intégrée dans le processus créatif, même si le travail d’Augusto de Campos s’affirme de plus en plus dans la poésie visuelle ou sonore.          À propos de la traduction ou trans-création, on peut citer Haroldo de Campos :

 

« Reparcourir le parcours configurateur de la fonction poétique, en le reconnaissant dans le texte de départ et en le réinscrivant, en tant que dispositif d’engendrement textuel, dans la langue du traducteur, pour arriver au poème transcréé comme re-projet isomorphique du poète originel. Le traducteur de poésie est un chorégraphe de la danse interne des langues, ayant le sens... non pas comme point d’arrivée d’une course terme-à-terme..., mais comme coulisse sémantique ou cadre pluridédoublable de cette chorégraphie mobile… » [20]

 

Augusto de Campos traduit avec Haroldo de Campos et Décio Pignatari, mais traduit seul les poètes métaphysiques anglais (dont John Donne) et les troubadours provençaux. Avec Décio Pignatari, traducteur des poètes grecs anciens, ils réalisent des laboratoires de traduction.

En fait, il s’agit de reparcourir l’histoire littéraire, brésilienne ou étrangère et d’opérer une lecture critique active qui mette en relief ses aspects de concrétude. Dans ce sens, il s’agit de réhabiliter ou de valoriser les écrivains brésiliens souvent oubliés des histoires littéraires. On s’intéresse au poète Sousândrade (Haroldo et Augusto de Campos), à Guimarães Rosa (avec Pedro Xisto), à Mário de Andrade, à Gregório de Mattos – le premier baroque – à Odorico Mendes, traducteur d’Homère. On traduit Pound, Joyce (le Finnegans Wake), les poètes russes modernes. La critique faisant partie intégrante de leur projet global, Haroldo de Campos produit des analyses littéraires fulgurantes (Metalinguagem e outras metas, 1967-1992 ; A arte no horizonte do provável, 1969 ; O seqüestro do barroco na formação da literature brasileira, 1989). De Haroldo de Campos, encore, on peut citer un extrait de ce poème :

 

dans le

 

            â         mago        do      ô          mega

 

                                       un        œil

                                       un        or

                                       un        os

 

 

sous

 

         ce                         suspen (vide de vacuité) du

 

         pétale                   p a p i l l o t a n t             cils

 

                                      paupière

 

       amande                  du    vide               pétiole     : la chose

       de la chose

       de la chose

 

 

                                     un  dur

                                     aussi creux

                                     un   os

                                                             aussi centre

 

                                                                                                    un corps

                                                             christalin                         à corps

                                                             fermé    dans     sa     blancheur

 

 

                                                                                  

                                                                       éro

 Z      au

 

énith

                                                                                                                      reluisant

                                                                                               ex

                                                                                              nihilo [21]

 

 

 

 

 

 

 

Haroldo de Campos a disparu récemment, Augusto de Campos poursuit son chemin sans son frère « siamême », Décio Pignatari enseigne la sémiotique à l’Université [22] . Ils font toujours partie des poètes contemporains brésiliens.

À l’heure actuelle, la critique brésilienne définit trois champs de la poésie contemporaine : la poésie « praxis », qui dérive du concrétisme, la poésie « tropicália », qui a convergé vers le concrétisme et la poésie « lyrique », qui a toujours existé.

D’autres poètes ont surgi sur la scène brésilienne, comme Arnaldo Antunes, Carlito Azevedo, Nelson Ascher, Lenora de Barros,  Horácio Costa, Júlio Castañon Guimarães, Josley Vianna Baptista, Manoel de Barros, Orides Fontela, Régio Bonvicino, Sebastião Uchoa Leite, Chacal, Duda Machado,... [23] dont beaucoup très proches de leurs prédécesseurs.  Car si le concrétisme a définitivement marqué le siècle pour son côté novateur, inventif, il a, par ailleurs, laissé des empreintes ineffaçables dans la pensée de la poésie brésilienne après les années 60. Sa leçon a modifié profondément la littérature brésilienne et son action a fait de cette littérature une littérature à la hauteur de la planète.

Comme le dit Augusto de Campos : [24]

 

 

 

 

Inês Oseki-Dépré, Aix-en-Provence, février 2006.

Aix-en-Provence, janvier 2006.

 

 

 



[1] Terme emprunté au Canto XX d’ Ezra Pound, à partir d’un ‘canso’ d’Arnaut Daniel, devenu le syonyme de « poésie en progrès » (« Noigandres, eh noigandres / Now what the DEFFIL can that mean ! »).

[2] La Semaine d’Art moderne, manifestation artistique de grande ampleur qui a marqué la génération de 1922.

[3] Publié par la suite dans le volume Mallarmé, contenant des essais et des traductions des trois poètes, Editora Perspectiva/ Editora da Universidade de São Paulo, 1975.

[4] Voir Mallarmé, op. cit., p. 184.

[5] À l’exception de João Cabral de Melo Neto, « l’ingénieur » de la poésie, l’un des plus grands poètes brésiliens.

[6] Aux éditions Invenção, São Paulo.

[7] Voir João Alexandre Barbosa, « A Half-century of Haroldo de Campos », in Haroldo de Campos, A Dialogue with the Brazilian Concrete Poet, op. cit., pp.59-94. Cette opposition correspond à l’opposition autonomie/hétéronomie proposé par des critiques français entre autres (Antoine Berman, Pascale Casanova, etc.)

[8] Voir O seqüestro do barroco na formação da literatura brasileira : o caso Gregório de Mattos, Salvador, Fundação « Casa de Jorge Amado », 1989.

[9] Publiés dans Invenção, revue publiée par le groupe Noigandres, 1965. Le poème d’Augusto de Campos se présente autrement, avec des caractères « luxueux » que nous n’avons pas pu reproduire ici.

[10] Augusto de Campos a réalisé un web-show (textes, projection, musique) à Marseille en 2001, après une présentation à la Cité de la Musique, à Paris, aux cotés de Caetano Veloso.

[11] « Lifting the Great Ball of Crystal : Haroldo de Campos and the Crystallographic Tradition, in Haroldo de Campos, A Dialogue with the Brazilian Concrete Poet, Oxford, University of Oxford, 2005, pp. 71- 79.

[12] Crisantempo, São Paulo, Editora Perspectiva, 1998.

[13] Sur/ des sambaquis/tiret/ parmi / squelettes/ figures/de/langage/calci-/illisible/nées (traduction littérale, « sambaquis », des sédiments de coquillages et jeu de mots : samba+aqui (ici) ; calci-nada, jeu avec « nada » (néant, rien), dans notre traduction positivé par le suffixe « nées ») N.A.

[14]   Voir synopsis in Teoria da Poesia Concreta, Edições Invenção, São Paulo, 1965, pp. 177 et sq.

[15] Voir Inês Oseki-Dépré, préface des Galaxies (notre traduction), La Souteraine, Ed. La Main Courante, 1999, prix Roger Caillois de la meilleure œuvre poétique étrangère de l’année ; voir la présentation d’Une anthologie, de Haroldo de Campos, proposée et traduite par nos soins, Paris, Editions Al Dante, 2005. Voir aussi, parmi les publications plus récentes, Action Poétique, n. 155, Paris, Farrago, printemps 1999. Plus loin, voir la revue Approches, les travaux de Julien Blaine et de Jean-François Bory.

[16] Voir la revue Invenção, créée par le groupe.

[17] Inédit en français, São Paulo, Ateliê editorial, 2000.

[18] En français, Galaxies (La Main courante, La Souteraine, 1999. Voir aussi de Haroldo de Campos, une anthologie, présentation générale de l’œuvre du poète et traduction d’Inês Oseki-Dépré, Paris, Al Dante, décembre 2005).

[19] Publiés tous les deux par l’ Editora Perspectiva, Sao Paulo, collection « Debates ».

[20] Haroldo de Campos in « Translucifération méfistofaustique », Deus e o Diabo no Fausto de Goethe, São Paulo, Perspectiva, 1981, p. 181)

7 Inédit en français, São Paulo, Ateliê editorial, 2000.

[21] Publication intégrale de « O âmago do ômega » (en blanc sur fond noir) dans Haroldo de Campos, une anthologie, op. cit., p. 79.

[22] Décio Pignatari est l’auteur de plusieurs ouvrages de sémiotique qu’il met en rapport avec la poésie plastique.

[23] Voir Action Poétique, n. 155, op. cit. et Une anthologie immédiate, organisée par Henri Deluy à la suite de la Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne, Paris, Fourbis,1996. Voir aussi de Augusto de Campos, Anthologie despoesia, traduction Jacques Donguy, Paris, Al Dante, 2002. De Haroldo de Campos, Une anthologie, op. cit.

[24] Je voulus changer tout, je changeai tout, maintenant tout ex-tout, je change (mudo= je change, verbe et muet, adjectif.

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