L'e-poésie française
une longue histoire brève
par Patrick-Henri Burgaud

www.dichtung-digital.com/2002/05-25-Burgaud.htm

 


Si j'en crois le professeur Alain Vuillemin j'avais douze ans lorsqu'en France les premiers exemples de poésie électronique virent le jour. En 1959 Raymond Queneau et François Le Lionnais créèrent le "Séminaire de Littérature Expérimental ", qui peut après sa création devint en 1960 le célèbre "OULIPO". L'Oulipo s'intéressait aux possibilités secrètes de ces "nouvelles machines de traitement de l'information". (Entre-temps, Theo Lutz avait à Stuttgart publié dans Augenblick le tout premier texte de poésie électronique, appelé "Stochastichte Text"). En France, rien de concret n'était encore sorti de l'énorme machine.


Il faut attendre 1964 pour voir les premiers poèmes électroniques en français, écrits à Montréal par l'ingénieur canadien Jean Baudot, sous le titre "La machine à écrire mise en marche et programmée par Jean A. Baudot". Plus de dix ans plus tard, en 1975, la première exposition de poèmes écrits automatiquement se déroulera, lors de la manifestation "Europalia " à Bruxelles. Et en juillet 1981 les professeurs Paul Braffort et Jacques Roubaud créèrent le groupe ALAMO: "Atelier de Littérature assistée par la Mathématique et les Ordinateurs". Le nom de l'atelier contient une définition qui traduit clairement les ambitions artistiques du groupe. L'emploi de l'électronique ne saurait être davantage qu'un soutien à la recherche de combinaisons inconnues et inconcevables de mots. Selon Philippe Bootz (e-mail du 28 02 02), le premier générateur de poésie automatique fut les "Poèmes d'Amour" de Jean-Pierre Balpe, en 1980. Les premiers poèmes combinatoires programmés sur mini-ordinateur (pas micro-ordinateur) ont été créés par Philippe Bootz en 1979. En 1985, lors de l'exposition les "Immatériaux" au Centre Georges Pompidou, le public fut invité à écrire et à imprimer des poèmes générés par ordinateur. Il est amusant de remarquer que les productions papier ont été archivées, mais que les générateurs eux-mêmes ont disparu. Toutes ces expériences poétiques n'étaient pas encore complètement électroniques. Le texte écrit sur du papier demeurait l'essentiel de la création poétique. L'entrée était numérisée, pas la sortie...


Le groupe ALAMO continua à créer des générateurs de poèmes pour DOS, avec par exemple le langage APL qui permettait une manipulation aisée d'objets textuels, vecteurs ou polices. Nous avons rencontré certains des membres de l' ALAMO au cours de la première Conférence pour les Littératures Electroniques à Paris en 1994. J'ai été surpris de leur agressivité envers la poésie numérique naissante. Pour eux rien de neuf ne pouvait se faire hors d'une publication papier. A l'évidence, une rupture s'était produite entre les auteurs qui voyaient l'ordinateur comme un outil et ceux qui considèrent la machine comme un support autonome .


En 1995, lors du festival "Polyphonix 5" au Centre Pompidou, le poète franco-hongrois Tibor Papp, présenta le premier poème animé par programmation, créé sur Atari : "Les très riches heures de l'ordinateur". A mon avis, cette œuvre établissait la naissance de la poésie numérique en français. Cette nouvelle orientation devint évidente avec la première revue au monde de poésie numérique, la revue ALIRE (un chercheur espagnol, Orlando Carreno, a établi avec certitude qu'ALIRE était en effet la première revue électronique au monde). Le premier numéro d'ALIRE annonçait sans ambiguïté une nouvelle forme de littérature. Il n'y avait pas de version papier : tous les travaux avaient été conçus pour être lus sur support écran. Les éditeurs de ce numéro historique étaient clairement conscients de la rupture causée dans la tradition littéraire. Ce mouvement historique était le fait de cinq auteurs: Claude Maillard, Tibor Papp, Frédéric de Velay, Jean-Marie Dutey et Philippe Bootz rassemblés dans l'association L.A.I.R.E. ( "Lecture-Art-Innovation-Recherche-Ecriture"). Une autre revue fut KAOS (deux numéros) dirigée de 1990 à 1994 par Jean-Pierre Balpe. KAOS a été le lien nécessaire entre la littérature basée sur les générateurs de textes et les média émergents.

Une autre date fondamentale est selon moi novembre 1989, où, dans Alire 2, Jean-Marie Dutey publie son poème « Voies de faits ». A cette époque, l'ordinateur personnel commence à se répandre. L'écran des ordinateurs commençait à se parer de couleurs. Ils pouvaient afficher des textes ou des images. Les objets sur l'écran étaient mobiles et le son (très peu, je l'avoue) commençait à se faire entendre. Les ordinateurs devenaient multimédia. Des approches comme la littérature « assistée par ordinateur » et même les textes générés automatiquement devenaient en un sens démodés avant même que toutes leurs possibilités en aient été explorées.


Les membres de L.A.I.R.E ont fait des «textes-à-voir » , des « textes-à-lire »,des « textes-lieux », qui vont beaucoup plus loin que les pures approches linguistiques de l'Oulipo et de l'ALAMO. Comme ils le soulignent, le poème devient une œuvre d'art multimédia, sans distinction tranchée avec les autres disciplines visuelles. Dans un sens, cette approche répond au vieux désir d'un art total, tel que le rêve Guillaume Apollinaire.


Les bases de la création littéraire traditionnelle ont été ébranlées. Lire un poème peut devenir une action unique, imprévisible et impossible à répéter. Philippe Bootz parle de poèmes à lecture unique, disparaissant une fois lus et impossibles à relire, même si l'ordinateur a été éteint. De plus, le lecteur, le lecteur-auteur, devient un élément fondamental du texte-à-lire. Les auteurs anticipent sur les réactions du nouveau lecteur. L'œuvre n'est jamais deux fois la même, comme dans un texte imprimé. D'abord, le poème est dépendant de l'ordinateur. Cela signifie que la machine ajoute à l'œuvre voulue ses propres paramètres : les couleurs, les vitesses d'exécution, les dimensions peuvent changer. Ensuite, l'influence du lecteur est importante. L'auteur peut (ou non) impliquer une lecture active en activant le clavier ou la souris. Mais le lecteur ne peut jamais tout voir d'un coup et ne peut se rendre compte des transformations avant d'avoir lu. Bien sûr, sa liberté d'interprétation demeure, mais, pour prendre un exemple, il ne lui est pas possible de sauter à la fin afin de comprendre ce qu'il lit. Il doit suivre le trajet. Pour une meilleure compréhension il lui faut relire le poème.


Une oeuvre lue sur écran demande une approche innovante des notions de texte et de communication. Un poème fait pour être lu dans un livre est terriblement ennuyeux lorsqu'il se déroule sur un écran. Les statuts du mot et même de la lettre ont changé. Si je peux parler de mon expérience personnelle, j'écrivais autrefois des poèmes visuels, cherchant une poésie indépendante des langues particulières, me livrant à des expériences sur la lettre, sa forme, les couleurs, les compositions. Ayant vu des économiseurs d'écran sur un Apple MacIntosh, j'ai tout de suite compris que les formes colorées et mouvantes que je voyais sur l'écran pouvaient tout aussi bien être des mots. En novembre 1994, mon premier poème animé, Les Vagues de la Mer, un poème très visuel réalisé en collaboration avec Jean-Marie Dutey, a été publié dans le numéro 8 d'ALIRE. Ce même numéro (huit numéros avaient été réalisés en cinq ans !) contenait une autre expérience de littérature électronique qui avait déjà été faite aux Etats-Unis mais par encore en France, Fragments d'une histoire, de Jean-Marie Lafaille, une fiction hyper textuelle qui avait auparavant été distribuée gratuitement sur disquette.


La machine étant multimédia, la poésie électronique ne peut plus être que du texte sous-tendus par de la programmation. D'autres disciplines de l'art expérimental la rejoignent : la poésie visuelle, la poésie concrète se découvrent une fascination pour l'ordinateur, sûrement comme outil de création et de transformation des données, mais aussi comme support indépendant. La numérisation des pistes sonores et les nouveaux logiciels facilitent la manipulation des sons. La poésie sonore française est mondialement célèbre (pensons à Bernard Heidsieck, François Dufresne, Henri Chopin) et l'emploi des sons dans nos poèmes n'est que la poursuite d'une pratique pour nous courante.

La poésie visuelle et la poésie-performance sont pour l'essentiel rassemblées autour de la revue Doc(k), dirigée d'abord par le poète visuel Julien Blaine, puis par Philippe Castellin. en 1997, un CD-Rom titré Doc(k) s-Alire, fut le fruit d'une collaboration entre Doc(k) et ALIRE. Une curieuse rencontre artistique en découle. La revue est une édition traditionnelle papier doublée d'un CD-Rom. Le CD-Rom, de nouveau, se divise en deux parties, l'une appelée Galerie, l'autre Auteurs. La Galerie révèle à mes yeux la rupture consommée entre la poésie analogue et la poésie numérique. De nombreux poèmes visuels ont été scannés ou créés à l'aide de logiciels tels que PhotoShop. Tous sont des images fixes et il n'y a aucune différence notable entre une image reproduite sur écran ou dans un livre. La partie Auteurs comprend exclusivement des animations numériques, qu'il n'est en aucun cas possible de « lire » sur un autre support. Les animations sont surtout des montages, des scènes de vie, ou traitent d'aspects particuliers à la mise en images : formes, couleurs, jeux de transparence. Nous trouvons de nouveau présente la distinction entre l'ordinateur comme outil et comme support. Sur un écran, on peut lire des mots, mais ceux-ci sont d'abord perçus comme des images avant que le sens en soit décodé. En 1997 cependant, l'interactivité, l'emploi de la souris et du clavier ne sont pas encore au centre des expériences. Mon CD-Rom"Poèmes et Quelques Lettres" ne se compose que de poèmes animés. Jean-Marie Dutey, qui est à mon avis le premier à avoir explicitement inclus une interactivité radicale dans une structure poétique ne réalise malheureusement plus de poèmes numériques. Par contre de jeunes poètes comme Eric Sérandour, qui n'ont jamais pratiqué une autre forme de poésie, peuvent constituer une relève.


Il nous faut attendre 1998 pour voir en France l'apparition des premiers sites web consacrés à la poésie. L'une des raisons en est que l'Internet est arrivé en France relativement tard, parce que la France possédait un outil analogue téléphonique appelé Minitel. Philippe Castellin met Doc(k) en ligne et en 1999 publie un numéro dans lequel une partie est sur papier et l'autre sur CD-Rom, un épais ouvrage appelé "un notre web". Avant de rédiger ce paragraphe, j'ai visité certains des sites mentionnés. De nombreux liens sont brisés, et les sites de la plupart des participants à « un notre web » ne sont que des documentations d'artistes et non des œuvres d'art spécifiques. Cependant l'une des figures les plus intéressantes du projet est incontestablement Annie Abrahams, une artiste néerlandaise vivant en France, auteur d'une authentique œuvre : «Being Human ».


Dans l'ensemble, la poésie web rassemblée dans "un notre web" n'est pas faite spécialement pour l'Internet, mais cette situation est générale. L'art web, ou le net art reste une exception. Néanmoins, une nouvelle génération de poètes s'est affirmée depuis 1999. Xavier Malbreil, romancier, et Gerard Dalmon, un galeriste, on ouvert un site appelé « e-critures », où figurent d'authentiques œuvres d'art web. Un roman interactif : "Le Livre des Morts », écrit en collaboration entre Xavier Malbreil et Gerard Dalmon, est mis à la disposition des internautes au fur et à mesure de sa réalisation. Un autre travail collectif s'appelle "WC fields". Tous les membres de la liste de discussion peuvent ajouter leurs propres travaux à ce « graffiti virtuel ». Ainsi, j'ai initié une œuvre collective appelée ironiquement "Fenêtres" (windows) inspiré par le poème de Stephane Mallarmé. Julien d'Abrigeon, qui vient de la poésie sonore, modère un site, "TAPIN", ouvert à toutes les expérimentations poétiques innovantes. Mots-Voir, représentant l'organisation LAIRE, modéré par le seul Philippe Bootz, a aussi sa version en ligne, le site MotsVoir.org.


En avril 2000 à Buffalo (NY), s'est tenue la Conférence internationale de poésie électronique e-poetry2000. Philippe Bootz et moi y avons présenté de nouvelles oeuvres centrées sur les comportements lectoriels. Selon Charles Bernstein, le directeur du Département d'Anglais à l'Université de New York, les travaux présentés et la direction de recherche indiquée étaient au moins « aussi révolutionnaires qu'en leur temps les premiers poèmes surréalistes ». Charles Bernstein était entraîné par un enthousiasme excessif, mais il faut avouer que la poésie électronique française a fait d'importants et très rapides progrès dans la compréhension de l'ordinateur comme support et dans l'innovation poétique.


Les bouleversements technologiques extrêmement rapides des derniers temps ont causé des changements à la fois positifs et négatifs dans l'évolution de la poésie expérimentale. Les aspects positifs sont que le multimédia a rendu la « poésie totale » imaginable et moins complexe à réaliser. La communication verbale et non-verbale, les mots et les images, les sons, les couleurs, les formes, le mouvement, tous ces éléments peuvent devenir fonctionnels et porteurs de sens. Le poème ne se compose plus uniquement de mots combinés d'une certaine façon. De plus, l'interactivité est elle-même clairement porteuse de sens. Elle est bien davantage qu'un gadget ou un amusement superficiel. L'interactivité s'inscrit dans la profondeur de la structure narrative.


L'une des conséquences négatives par contre est le fait que la technologie évolue sans doute trop rapidement. Le temps ne nous est plus laissé pour aller à la recherche des structures poétiques (les générateurs de texte en sont un bon exemple). Les ordinateurs sont devenus plus gros, plus rapides, plus puissants et ce qui paraissait il y a cinq ans encore une frontière lointaine est devenu complètement dépassé.


Malheureusement, les conditions socio-culturelles d'une authentique reconnaissance ne sont toujours pas réunies. Si la poésie électronique n'est plus un passe-temps bizarre pratiqué par quelques marginaux, sa position est encore loin d'être reconnue. ll n'existe pas un seul éditeur français d'œuvres littéraires multimédia. Il n'y a aucune structure en mesure de conserver et de présenter les poètes et leurs œuvres, et il est très difficile de convaincre les organisateurs de manifestations artistiques de l'intérêt de nos innovations. Souvent, ils ne se rendent même pas compte que sans ordinateur nous ne sommes pas en mesure de montrer nos œuvres. Je crois que l'objectif que nous devons atteindre est une complète reconnaissance de la poésie électronique comme discipline artistique indépendante. Une nouvelle génération de poètes va naître, familière de l'ordinateur comme nous l'avons été de l'imprimé, et qui n'aura jamais été impliquée dans d'autres moyens d'expression. Nous n'en sommes pas encore là. En tous cas pas en France.



Jean Clément Littérature et génération de textes:  HYPERLINK "http://www.labart.univ-paris8.fr/ciren/conferences" \t "top" http://www.labart.univ-paris8.fr/ciren/conferences
La littérature générée par ordinateur / Textes réunis par Alain VUILLEMIN et Michel LENOBLE Artois Presses Université, 1995:  HYPERLINK "http://www.univ-artois.fr/arras/certel/publi.html" \t "top" http://www.univ-artois.fr/arras/certel/publi.html 
e-critures :  HYPERLINK "http://www.e-critures.org/ecritures.html" \t "top" http://www.e-critures.org/ecritures.html
Annie Abrahams:  HYPERLINK "http://www.multimania.com/abrahams/beinghuman/infol.htm" \t "top" http://www.multimania.com/abrahams/beinghuman/infol.htm and 
 HYPERLINK "http://www.fraclr.org/users/abrahams/perl/jesuisunoeuvredart.pl" \t "top" http://www.fraclr.org/users/abrahams/perl/jesuisunoeuvredart.pl 
E-poetry Center :  HYPERLINK "http://epc.buffalo.edu" \t "top" http://epc.buffalo.edu
Alire:  HYPERLINK "http://www.motsvoir.org" \t "top" http://www.motsvoir.org (27, allée des coquelicots, F-59650 Villeneuve d'Ascq, FRANCE)
Eric Serandout:  HYPERLINK "http://www.serandour.com" \t "top" http://www.serandour.com
Patrick-Henri Burgaud:  HYPERLINK\t "top" http:/home.tiscali.nl/burgaud/ruine/entree.htm 
Doc(k):  HYPERLINK "http://www.sitec.fr/users/akenatondocks" \t "top" http://www.sitec.fr/users/akenatondocks
Julien d'Abrigeon Tapin:  HYPERLINK "http://www.multimania.com/tapin" \t "top" http://www.multimania.com/tapin
Gerard Dalmon:  HYPERLINK "http://www.neojego.com" \t "top" http://www.neojego.com
Xavier Leton:  HYPERLINK "http://www.confetti.org/ecriordi/bonjour/index.htm" \t "top" http://www.confetti.org/ecriordi/bonjour/index.htm
Xavier Malbeil:  HYPERLINK "http://www.0m1.com/" \t "top" http://www.0m1.com 

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