COLLOQUE WEB & POESIE - Intervention Akenaton

 

"Comment définir l’édition en ligne ou plutôt les éditions en ligne, en lignes éditoriales diverses ? Après avoir écarté les divers sites invitant les internautes à envoyer leurs poèmes (= un truc un peu cul-cul avec des rimes au bout) sans réelle sélection, et qui relève plus d’une pratique culturelle que d’un travail artistique, la publication en ligne (encore trop rare) de thèses consacrées à la poésie contemporaine (et là je réduis mon champ d’investigation), les  sites « vitrines » que l’on peut apparenter à de l’auto édition - ce qui n’est nullement une critique -, que voyons nous ? Des sites de maisons d’éditions (de toutes tailles) utilisant l’Internet pour présenter leurs catalogues, de revues ayant également un « support papier » et interagissant entre les 2 supports, de revues n’existant que sur Internet. Intéressons nous plus particulièrement à ces dernières. Certaines ne présentent que des articles et textes critiques, d’autres que des travaux de création, plus rarement certaines combinent les 2 approches. Leurs directions éditoriales sont assurées par des individus isolés, des collectifs préexistants ou formés pour l’occasion. Si certains réalisent eux-mêmes le webdesign de leurs sites, d’autres font appel à des professionnels pour cela. Si beaucoup de contenus présents dans ces revues (textes, images, vidéo, son) pourraient être présentés sur d’autres supports (papier, CD audio, DVD…), l’utilisation d’Internet semble présenter différents avantages : plus faible coût de fabrication et de diffusion (mais absence de rentrée d’argent par d’éventuelles ventes), absence de stock, plus grande souplesse de réaction à l’actualité (dans le cas de la critique), possibilité de ne jamais clore ou figer un contenu (work in progress)… Quelques rares sites proposent des travaux utilisant les spécificités multimédias d’Internet (interactivité, hypertextualité…) soit de manières exclusives, soit en association avec les contenus évoqués précédemment. "

 

Nicolas Tardy - Modérateur de la table ronde consacrée à l'édition en ligne  

 

 

WEB ET VERSATILITÉ

 

les lois [qui se rapportent au droit d’auteur] gardent encore l’empreinte de la matière puisque la distribution des œuvres se fait encore classiquement par la distribution d’exemplaires, de supports. Mais la technologies avance ‡ grands pas et laisse derrière elle de nombreux vestiges conceptuels tels que la notion de fixation ou même dans un avenir proche la notion mÍme de reproduction qui fleure bon l’encre d’imprimerie

Emmanuel Moyse

http://www.juriscom.net/uni/doc/19991210.htm

  

 

 

 

On peut le cas échéant discuter sur la grille de lecture, de visite, que propose le texte de Nicolas à propos du web et des sites, des sites (là il faudrait toute de même être un peu plus précis) des sites liés au domaine littéraire et artistique, ce qui d’ailleurs pour nous est encore trop vaste, car, si nous pouvons revendiquer une certaine connaissance du web elle se situe presque uniquement dans l’aire des poésies expérimentales. Grosso modo la « typologie » ici proposée coïncide d’ailleurs largement avec celle que nous avions nous mêmes dressée en 97_98 lorsque nous avons publié WEB_DOC(K)S où pour la première fois et suite à l’exposition PUR/IMPURE d’Aix en Provence nous avions tenté de présenter une cartographie de cette partie du web, que nous avions alors baptisé « un notre web ».

 

Si nous rappelons ceci,  c’est que cette « expérience » du web avait été pour nous décisive en ce qui concerne le projet que nous avions lancé en 97 de construire un site lié aux poésies expérimentales, le site AKENATON/DOC(K)S, qui n’a cessé de grossir depuis et qui enregistre un nombre très conséquent de visiteurs. C’est alors et sur cette base, donc de façon très pratique et concrète que nous nous sommes posés certaines des questions qui sont ici listées, que nous voudrions aborder dans la suite de l'article publié dans Web_DOC(K)S, "Créer avec le web n'est pas mettre des choses en ligne". Pour être clairs, ces  questions étaient et sont de 2 types. La première serait : qu’est ce qu’il faut présenter sur le web qu'est ce qu'une écriture créative en ligne, autrement dit c’est une question de type « sélectif », et puis il y avait et il y a une deuxième question qui était « à quoi ça sert l’édition en ligne », quels sont les problèmes particuliers que ceci soulève, notamment sur le plan économique. On peut essayer d’envisager ces questions de manière séparée.

 

qu’est ce qu’il faut présenter sur le web

 

S’il fallait donner une définition très générale des poésies expérimentales, visuelles, concrètes, performatives ou sonores, on pourrait dire que ce sont des poésies qui tentent d’échapper au livre comme support et au texte comme forme, ces deux aspects se conditionnant mutuellement. Parfois ces poésies iront vers le disque ou vers le CD, dans d’autres cas elles s’accompliront sous la forme d’événements, et puis encore sous forme d’expositions ou d’installations. Toujours enfin elles s’emploient à élargir la gamme des signifiants utilisés, elles intégreront, sélectivement bien sûr, le son, la voix, le geste, l’image et l’ensemble des paramètres matériques qu’on peut envisager. Sans nous attarder davantage sur cette définition initiale et globale,largement développée dans le livre que j'ai écrit à ce proposdisons qu’elle a le mérite de mettre en évidence la question du support et ou des media, qu’elle souligne à quel point il y a interdépendance significative entre les objets et les modalités de leur présentation.

 

C’est un point qui nous est paru vite comme essentiel et qui nous a conduits à explorer la notion de spécificité du medium, entreprise qui s’est exprimée et s’exprime, par exemple, dans notre travail à propos de DOC(K)S par le choix délibéré d’envisager systématiquement les divers media et les diverses formes de corrélation. Exploration qui ne s’est pas faite sous forme d’un discours mais de manière  active, ou concrète puisque, entre le papier, le CD ou le DVD qui accompagne DOC(K)S depuis 96_97 et le site, nous étions placés face à la nécessité d’envisager les relations et les spécificités. Pas question pour nous que ces choses se redoublent, que le CD soit une copie simple du papier et ou du site. Il fallait se demander à propos de chaque cas, de chaque objet ce qui convenait réellement à sa nature.

 

Alors là il faut un petit développement théorique. On peut certes dire qu’il y a possibilité, pour chacun des media, de présenter tous les objets quels qu’ils soient : on peut imprimer l’image d’un poème visuel, on peut mettre sur Cd un texte, on peut rendre compte d’une performance par une video et même par des photos imprimées, on peut imprimer la partition d’un poème sonore etc… Ces opérations, que nous appelons de transcodage, sont toujours réalisables.  Ceci dit, ça n’empêche pas qu’il y a, inscrit dans chaque objet, quelque chose qu’on pourrait appeler son horizon idéal de présentation, ou de réception, et qui indique, parmi d’autres choses, à quel medium  éditorialcet objet est lié.

 

Editorial ici ne fait pas référence à l’imprimé. Le mot éditer (que je distinguerai tout à l’heure de publier) ne marque que le geste ou l’ensemble des gestes de mettre à jour, de porter à l’extérieur, de rendre visible et commun, public, un objet en utilisant tel ou telle technologie et tel ou tel support. Pour prendre des exemples simples, un poème sonore, pour nous et dans cette perspective, ne peut aucunement et sans perte, être édité autrement que sur disque ou CD, - voire DVD s’il contient également une dimension performative. L’édition sur CD constitue son horizon idéal de réception ou présentation. Inversément, si quelqu’un lit un texte imprimé et le lit en public dans le cadre de ces choses que l’on baptise aujourd’hui par abus de langage une « performance », il y a nécessairement  d’un côté une « perte » par rapport à l’horizon idéal et de l’autre côté une sous exploitation réciproque du medium éditorial utilisé. Nous voulons dire que dans ce cas les vraies potentialités significatives liées à ce medium ne sont pas explicitement mises en œuvre, qu’au contraire tout tend à les neutraliser ou à leur donner un rôle subalterne. Pour reprendre l’exemple, dans le cas d’une simple « lecture  de texte » , d’une « oralisation de texte », les aspects contextuels ne sont pas explicitement activés, ni l’espace, ni le geste, ni le corps, ni la date et les circonstances. Ces dimensions là sont présentes par force, comme la couleur blanche est présente par force dans la page d’un livre ou la couleur noire dans ses caractères typographiques, mais leur puissance est conjurée et tout dit, tout est fait pour dire que ça n’est pas l’essentiel, que ça n’est pas pertinent.

 

Alors, nous avons essayé d’appliquer ce raisonnement à  l’ensemble des objets que nous recevions pour DOC(K)S, ensemble dont nous avons souligné dès les appels liés à ces numéros à quel point il était pour nous « ouvert », puisque nous demandions qu’on nous envoie à peu près n’importe quoi, des cassettes, des disquettes, des zip, des CD, des videos, des poèmes visuels etc… et que, pour nous, le « challenge » était, à travers les 3 media conjugués, imprimé+CD+site, de composer un tout créativement articulé : ce qui est d’ailleurs la démarche qu’Akenaton applique dans tous les domaines, la démarche intermedia., à ne pas confondre avec le « multimedia » qui, en soi, ne nous intéresse guère. Nos performances ont une dimension sonore, elles débouchent sur des objets plastiques qui se stabilisent à un moment donné et elles font appel à des signifiants liés à l’écriture, aux signes, aux mots. C’est la même chose, c’est la même idée. C’est ce que nous appelons un dispositif, avec des pôles variés et mis en relation d’une manière complémentaire, jamais redondante, une articulation. Bref, c’est cette conception qui est pour nous créativement essentielle que nous avons voulu appliquer à DOC(K)S et au site.

 

Au passage, nous voudrions ajouter que de ce point de vue nous ne relevons d’aucune des catégories listées par Nicolas. Le site ne joue pas le rôle de doublon ni de vitrine par rapport au papier. L’un des aspects les plus perceptibles de cela est que le numero, avant d’être publié, se compose d’abord en ligne, en temps direct, sur la base des objets reçus et que, comme il se passe plusieurs mois, chaque auteur a la possibilité de voir ce que les autres ont envoyé et de réagir à ces choses. Certains ne s’en privent d’ailleurs pas. Ils envoient un truc et puis ils font une nouvelle version etc. Dans un cas de ce genre on voit bien que le site ne redonde pas avec l’imprimé ou avec le CD, qu’il s’articule avec ces 2 autres choses, qu’il y a un système et quel aelation contemporaine entre le livre et les autres supports n’est pas d’opposition ou de susbstitution. D’ailleurs si on réfléchit un peu plus cet exemple on voit peut être également apparaître une spécificité fondamentale de l’édition web, sur laquelle nous reviendrons et que j’appelle sa versatilité, une spécificité où ce qui est en jeu c’est le temps, la temporalité. Mais on laisse ça de côté pour l’heure.

 

Quand nous avons donc appliqué ce raisonnement aux objets très variés que nous recevions, nous sommes parvenus à la conclusion que les textes par exemple, ou les poèmes visuels et tous les objets de ce genre, (qui constituaient la majeure partie des auteurs liés à l’ancienne histoire de DOC(K)S) n’avaient pas grand chose à voir avec l’exploitation actuelle des possibilités et des spécificités des nouveaux media, qu’il s’agisse du CD rom ou du web, deux domaines qui au départ se sont confondus pour nous, et que nous n’avons appris à différencier que bien plus tard, on y reviendra.

 

L’espace numérique devait donc être prioritairement alloué aux objets qui, issus d’une véritable écriture numérique y trouvaient leur horizon idéal, ceux qui d’une part intégraient dès leur conception la structure spatiale écranique (un écran n'est pas une page), ceux qui, de l’autre manifestaient les spécificités de l’ordinateur. Autrement dit ou globalement les videos et  les poèmes animés par ordinateur, qui sont bien entendu des choses différentes, mais qui ont au moins en commun ceci que leur mode éditorial « idéal » passe par une restitution écranique de quelque nature qu’elle soit, écran privé ou projection grand écran publique ou video projecteur. C’est ce type de choses que nous avons donc décidé en 97 de mettre prioritairement en ligne et ou sur CD. Le partage entre video et poèmes animés n’était pas clair pour nous, à cette époque et nous nous sommes longuement interrogés à ce propos, mais la technique a tranché. Comme l’ADSl n’existait pas, il était très difficile de mettre en ligne des videos sans les réduire à des dimensions ridicules, un timbre poste.

 

Alors la section la plus fournie du site s’est trouvée occupée par des poèmes animés, par des Flash, des Gif, des .dcr, des applet etc… ce qui d’ailleurs n’avait rien pour nous déplaire puisque nous avions déjà une grosse part de notre travail qui correspondait à ces objets ou qui en tout cas impliquait la programmation, sous java ou sous director. Par contre sur CD la possibilité de mettre des videos était là et donc les CD Rom que nous avons publiés dans cette période, comme les DVD que nous publions aujourd’hui, comportaient beaucoup de videos, de .mov ou si vous voulez. C’est comme ça que, concrètement et globalement nous avons effectué le partage ou qu’il s’est imposé à nous : d’un côté les « textes théoriques » et les élémen,ts relevant des « poésies visuelles » ou des « poésies concrètes » de l’autre les animations et les vidéos.

 

Évidemment cette bi-partition qui était basée sur des contingences techniques (quoique au fond la question du « poids » renvoie à une distinction capitale, et qui pourrait nous mener théoriquement très loin, entre numérique et analogique) nous est vite apparue comme insatisfaisante. Il nous a fallu l’affronter d’une façon plus rigoureuse et là les choses sont devenues complexes, très complexes même. « Ecrire pour le web ça veut dire quoi exactement » ???-

 

Il y a un premier type de critères qui viennent à l’esprit pour analyser la spécificité web, critères qu’il faut mentionner parce qu’on les entend sans cesse, mais qui eux non plus ne sont pas satisfaisants. Il s’agit des termes comme « interactivité » ou « aléatoire » ou « multimedia » ou « hypertextualité ». Bien que ces termes soient importants (il faudrait les rapporter à l’ensemble de l’histoire des poésies expérimentales du XIX° et XX° siècle) ils ont ici, à nos yeux, un triple inconvénient. Le premier est, comme nous venons de le dire, qu’ils sont utilisés sans contenu défini et qu’ils disent à peu près tout et le contraire de tout. Par exemple dans interactivité il y a activité, il y a cette idée, plus ou moins présente que le récepteur va changer de « statut », qu’il participe de la réalisation de l’œuvre. Mais qu’est ce que cette idée a à voir avec le geste pavlovien et maniaque de cliquer sur un bouton pour déclencher l’exécution d’une séquence parfaitement définie ??? – En quoi, de même, peut on parler d’indétermination de l’œuvre ou d’ouverture etc… par le seul fait qu’il y a ici ou là une malheureuse fonction random qui tire les ficelles ??? – Sur ces deux points, nous avons envie de renvoyer à Cage, parce que là on a une vraie conception artistique de l’interactivité, une vraie réflexion sur l’aléatoire et sur l’indéterminisme et pas seulement la mise en jeu de procédures qui ne sont que des procédés. Quant à multimedia c’est encore pire, la plupart du temps ce mot pointe vers la seule co-présence du son et de l’image et ou du texte. Co-présence dont on ne voit nullement en quoi elle correspond à une quelconque « révolution » ou « avancée » esthétique ou poétique, si tant est qu’elle soit technologiquement novatrice. De fait la plupart du temps cette dimension, multimedia n’aboutit qu’à accroitre la redondance et à appauvrir l’œuvre et ça donne des choses bavardes qui s’auto-commentent ou s’auto-expliquent. 

 

D’ailleurs et deuxièmement, même compris de façon immédiate et banale, intuitive, ces termes ne permettent aucunement de clarifier notre problème et  de partager entre le web et le CD Rom »clos » (placer un lien vers un site ou vers un élément externe sur un CD est évidemment possible mais ne change rien à l’affaire). Vous pouvez mettre indifféremment sur Cd ou en ligne un poème animé par ordinateur qui ne présenterait que ces 3 ou 4 aspects, c’est-à-dire où il y aurait des liens, des boutons, du son et de l’image et des fonctions random. Enfin et troisièmement ils ne permettent même pas de distinguer entre video et poème programmé. On peut parfaitement imaginer des videos interactives et gérées aléatoirement par un programme très facile à écrire.

 

Tout ceci pour dire que la question de savoir à quels types d’objets s’applique de manière idéale, nette et spécifique l’édition « créative » en ligne ne peut pas être résolue de cette manière, qu’il faut introduire d’autres critères. Ou au moins un, qu’on peut décliner de diverses façons. Celui du temps, celui de la temporalité qui est un aspect essentiel à tous égards en ce qui concerne les écritures numériques et qui  permet de dépasser la ritournelle aléatoire/multimedia/interactivité. On peut, pour commencer, le montrer d’une manière très simple. Un livre peut s’évaluer en nombre de pages, ou en nombre de signes. Une video standard, ou un film, possèdent une durée définie, ils durent 3 minutes ou 3 heures. Un poème numérique, et là nous ne parlons pas d’un objet after effects ou d’un gif animé mais d’un objet qui résulte d’une véritable écriture numérique, ce qui passe inévitablement par la programmation, ça n’a aucun sens de dire combien de temps il dure, il est indéfini temporellement, ou c’est le récepteur qui décide de sa durée.

 

Ce premier point, que nous trouvons très important à d’autres égards, n’est pas encore suffisant s’agissant du réseau. Un poème numérique sur CD « clos » présente ce genre de caractéristiques, il peut indifféremment, mis à part la question du « poids », être mis en ligne ou édité sur CD. Une œuvre web et spéciquement web ajoute autre chose, c’est que la forme sous laquelle elle se donne à un temps t quelconque est susceptible d’être modifiée à un autre instant t. Ce que le réseau ou l’édition en ligne permettent ou impliquent spécifiquement c’est la versatilité temporelle des formes, la suite indéfinie des versions et des #. Un livre imprimé s’installe dans une  sorte de permanence et c’est la même chose pour un CD, y compris dans le cas des œuvres les plus complexes, les plus « programmées » : celles-ci peuvent se réaliser concrètement sous un nombre de formes très varié et imprévisible mais le programme qui les génère est placé dans une espèce d’enveloppe protectrice définitive, à laquelle ni l’auteur ni le spectateur ou le lecteur ne peuvent plus rien changer. Livres et CD ou DVD sont des "supports" graves, à tous les sens du terme. Il en va tout différemment du web : ici le changement est structurellement possible en permanence, même si évidemment dans nombre de cas cette possibilité, cette spécificité n’est pas vraiment activée. On en arrive à cette conclusion qu’une œuvre dont l’horizon idéal est constitué par le web est une œuvre inachevée, une œuvre qui ne cesse de se faire en temps réel. Une œuvre web c’est une œuvre processuelle, c’est un flux.

 

De là deux aspects découlent : le premier concerne le geste éditorial, qui était notre point de départ : si ce que nous venons de voir est vrai, ce que le réseau « porte au jour » ça n’est pas à proprement parler une œuvre, c’est le faire œuvre, c’est la création elle-même. En d’autres termes, le réseau fait coïncider la création et l’édition en un seul et même geste et annulle l’un par l’autre. On pourrait dire encore : quand il joue vraiment son rôle, le web abolit l’édition au profit de la publication créative, il oblige à distinguer entre édition et publication (les publications orales de M. Metail marquaient déjà cette distinction). La question de la temporalité en contient donc une autre qui est celle de la relation entre privé et public puisque dans public il y a publication, il y a publier. Pour les cas qui nous paraissent les plus intéressants, il ne s’agit pas de publier un objet mais de rendre public un geste créatif lequel, dans tous les autres cas est un geste privé, intime voire, un geste en amont. D’où le paradoxe : quand l’édition en ligne est quelque chose de vraiment spécifique elle échappe à la définition du terme édition, elle s’abolit comme édition. Editer en ligne c’est cesser d’éditer… c’est faire en direct. C’est une sorte de performance, c’est très comparable à la performance. Si vous allez sur le site DOC(K)S en ce moment vous trouverez un lien vers un travail de ce type, celui d’An-Liz Morazzani et de son site, babouche.com

 

Le deuxième aspect concerne les « sources » de cette versatilité qui est à nos yeux la caractéristique fondamentale et neuve du travail en ligne. Dans le plus simple des cas on peut considérer que la source est l’auteur lui même qui,  d’une manière ou d’une autre est l’artisan qui transforme l’œuvre, type de situation qui releve du « work in progress » classique et qui , nous le notons au passage, constitue une forme d’auto édition nécessaire, qui n’a rien de risible et de naïf. Dans le second des cas, la « source » c’est l’intrusion du réel qui joue ce rôle : par exemple l’utilisation de web cam, la récupération live d’images en ligne, l’utilisation de toutes les données et banques de données présentes sur le net et là c'est à des travaux comme ceux de Gérard Giachi qu'on peut songer en tout premier lieu.Enfin dans le 3° des cas, ce sont les internautes, les « connectés ». Cette troisième situation  correspond à une structure de type forum multi-utilisateurs et nous conduit vers des modèles proches du jeu en réseau. Prenons un exemple fictif : supposons un site où lorsque vous arrivez vous est attribué (ou vous choisissez) un instrument de musique et où, par des procédures quelconque, les mouvements de la souris soient indexées à des notes, supposons de plus que ceci soit vrai de tous les connectés au site et que le son final qui résulte soit retransmis en live (et même enregistrée, téléchargeable et donc restituable). Dans ce cas la versatilité de l’œuvre n’est pas à mettre directement au compte de l’auteur, ou du réel mais des actions et réactions des internautes. Vous constatez qu’il s’agit d’une situation qu’on peut qualifier de ludique. Vous constatez également que là encore on est très très près d’une situation performative, d’un « event » en temps réel.

 

Work in progress, récupération du « hors-œuvre" et utilsation du web comme ressource en termes de données ou liens  , forum multi utilisateurs, voilà à peu près pour nous les cas idéaux où l’édition en ligne se justifie pleinement, le type d’objets ou non objets qui y trouvent leur horizon idéal de réception et d’existence. Evidemment comme nous l’avons dit le problème c’est qu’on ne sait plus très bien si ceci est encore de l’édition…

 

 

 

2. A quoi sert l’édition en ligne

 

Bon, nous venons de voir ce qui d’après nous correspond à l’édition en ligne quand elle est pleinement justifiée, à quels types d’objets elle s’adresse.  C’est un point de départ mais il ne suffit pas à répondre à la question du pourquoi mettre des choses en ligne, d’autant plus que si, jusqu’à présent, c’est le point de vue créatif et artistique que nous avons privilégié d’une manière un peu puritaine, nous savons pertinemment que le web peut avoir d’autres fonctions tout à fait réelles, qui sont même celles que le grand public privilégie. Notamment une fonction d’archivage, où le réseau intervient à la manière d’une sorte d’encyclopédie, ou de bibliothèque de référence universelle. C’est dans ce type de perspective fonctionnelle, utilitaire, que la mise en ligne de thèses, ou d’essais critiques ou de quoi que ce soit de ce genre peut se justifier. Ceci n’a rien de méprisable et, au reste, il y a sur notre site beaucoup de documents qui correspondent à cela, articles critiques, essais théoriques etc. Cependant, pour nous, cette fonction d’archivage ou de référencement n’a pas grand chose à voir avec de l’édition. Il s’agit là d’objets qui ont, ou devraient avoir si les éditeurs papier faisaient leur travail, une existence autonome, indépendante du réseau et antérieure à lui, qui sert seulement à les enregistrer, classer répertorier, il ne s’agit pas à nos yeux d’une procédure d’édition. C’est seulement la dimension archivage et également celle de communication qui sont en cause, à travers les procédures de téléchargement : parce que la thèse en question, si elle m’intéresse vraiment je ne vais pas la lire à l’écran, je vais la télécharger et l’imprimer, ce qui correspond à l’horizon idéal de réception de  cet objet. Le web n’agit alors que comme lieu de recherche et de transit, un véhicule. Il ne nous semble pas enfin que ceci ne vaille que pour les textes théoriques. Il en va exactement de même pour les textes de fiction, voire pour les musiques ou les chansons ou les films, sinon qu’évidemment, dans ces cas, l’équivalent de l’impression n’existe pas, ou ne peut être trouvé que dans une procédure de gravure.

 

Ici, nous souhaiterions cependant introduire une précision, ou une restriction. Ce que nous disons ne vaut en effet que pour un certain état des technologies, état où l’écran de l’ordinateur fait office de terminal pour la lecture, avec tous les « inconvénients » et limites que ceci suppose. On peut évidemment envisager d’autres situations, liées à l’avancée prévisible des technologies : si par exemple demain, comme c’est tout à fait envisageable, viennent à se répandre de véritables « livres numériques » qui se présenteraient « comme des livres » et offriraient les mêmes possibilités plus quelques autres (multimedia, liens vers des sites, moteurs de recherche etc), alors la nature du téléchargement changerait considérablement, ces Nouveaux Livres, ces « book-boxes » jouant mutandis mutandis le même rôle que les lecteurs MP3 pour la musique. Au lieu de se constituer une bibliothèque individuelle stable et encombrante, on se bornerait à télécharger sur son « livre » le texte désiré, il y aurait apparition d’une césure entre le texte et son réceptacle, une sorte de dématérialisation complète du texte telle que le concept d’édition numérique se trouverait transformé. L’objet est certes, dans ce cas « mis en ligne » mais il n’est pas consultable et lisible en ligne, on peut dire d’une certaine manière que ce n’est qu’une fois téléchargé sur le livre numérique qu’il est « publié ». Pareille transformation cependant (si elle rendrait caduques pas mal des points que nous avons abordés précédemment) ne nous placerait pas, sur le plan théorique, face à un phénomène fondamentalement nouveau, si ce n’est sous l’angle des transformations sociologiques et économiques qu’elle marquerait ou exprimerait. Un tel site éditorial pourrait en réalité parfaitement fonctionner sur le modèle d’une édition standard, s’accompagner de frais d’abonnement ou d’inscription et devenir une entreprise commerciale tout à fait rentable, au même titre que tous les sites où en « cliquant sur une image » on l’ajoute à son panier et paie à la sortie : ici c’est le clic sur le titre, mais c’est la même chose, du self service.

 

Mais ceci -qui est encore de la fiction, fût ce pour quelques années-, ne nous semble pas correspondre à ce que le texte de Nicolas, dans sa dernière partie, tend à soulever comme problèmes, d’ordre économique notamment, et, au delà, quant à l’intérêt d’une publication intégrale d’un objet quelconque sur internet, quelconque sauf pour les cas mentionnés précédemment où l’on a affaire à des objets pour qui le réseau est le seul mode d’existence créativement envisageable.

 

En ce qui nous concerne, ces dernières questions nous laissent assez perplexes. Nous pouvons constater a) que le site est très visité – mais nous ne connaissons ni les motivations ni les parcours liés à ces visites b) que grâce à lui nous pouvons « vendre » pas mal d’exemplaires de la revue – mais là on retrouve la fonction « promotionnelle » de « vitrine » évoquée par le texte de Nicolas, fonction qui évidemment ne vaut nullement pour les sites qui ne s’articuleraient pas sur une publication d’une autre nature, imprimé, CD ou DVD.

 

Quand on met en rapport ces incertitudes avec le temps de travail et le coût lié à la maintenance d’un site un peu conséquent et vivant (et là nous ne sommes pas d’accord avec le texte qui nous paraît largement minimiser l’addition) on peut être amené à se demander, il est vrai, si l’enjeu en vaut la chandelle. …

 

Pourtant, tout compte fait, un tel pessimisme ne se justifie que relativement : en va-t-il donc bien mieux, s’agissant des domaines qui nous concernent, celui des arts ou poésies expérimentales, quand ils sont « édités » selon des moyens plus classiques ?- Qui plus est, si le poids des grands medias ou des structures de distribution et diffusion s’avère déterminant s’agissant des « livres » ou CD, on peut constater que le web, d’une certaine manière rétablit une forme d’égalité. Au moins en termes de visibilité et connaissance, un site lié aux poésies expérimentales est aussi facilement accessible, aujourd’hui du moins, qu’un autre, et en tout cas est il bien plus facile à rencontrer qu’un livre tiré à 200 exemplaires et jamais diffusé sauf dans des circuits très limités…

 

Ca ne se traduit pas en termes de rentrées économiques directes ? – Oui, la « dématérialisation de l’oeuvre » semble impliquer cela dans la simple mesure où désormais la notion de multiplication d’un objet à l’identique (ce qui est le propre de l’édition imprimée) perd son sens. Restent seulement l’accès et la consultation et ou le téléchargement. Mais après tout la gratuité des accès, à laquelle nous avons évidemment souscrit dans une optique quasi militante, optique qui est ou était celle du web initial, cette gratuité n’a rien d’obligatoire. On peut parfaitement imaginer que ceci change, quitte à se demander quel serait le pourcentage des « visiteurs » qui accepterait de mettre la main à la poche ou à leur carte de crédit : mais n’en va t il pas exactement de même en ce qui concerne l’ensemble des productions liées aux arts et poésies expérimentales, lesquelles au fond ne se vendent pas parce qu’elles ne sont pas des marchandises…et se refusent à l’être.

 

Ajoutons pour conclure un dernier point, qui nous paraît très important sur le plan théorique, quant à  l’intérêt des publications en ligne. Il y a en fait un grave manque dans tout ce que nous avons évoqué jusqu’à présent, manque peut être induit par le listing un peu confus  du texte de Nicolas. Comme celui-ci le mentionne, nombreux, très nombreux sont les sites qui en fait correspondent à de l’auto édition, sites où le web concepteur et l’auteur des objets qu’il présente sont une seule et même personne. On peut passer vite sur cet aspect. On peut même le regretter, se désoler de l’abondance pléthorique des « pages perso ». Mais on peut également y voir quelque chose de très nouveau et de très important qui correspond à ce que nous appellerons la « banalisation de l’art ». Dans le cadre des procédures standard de l’édition, l’éditeur agit nécessairement comme un filtre qui, consciemment ou pas, détermine une certaine image de ce qu’est l’art. Sitôt qu’il s’agit d’auto édition les choses changent, il n’y a plus de filtre, pour le meilleur comme pour le pire. C’est toute la structure de validation et reconnaissance, celle de la représesentation, c’est tout le système de la construction des valeurs et pour finir de l’histoire littéraire ou artistique conçue comme une forme particulière des « grands récits » qui se trouve alors battue en brêche par l’auto publication, celle ci n’ayant rien à voir avec un geste puéril, touchant et vaguement ridicucule, mais correspondant à un développement sans précédent des conditions d’expression artistique, à comparer avec ce qui se passe dans le domaine de la photo numérique ou de la video. C’est important de souligner ce point. Nous sommes peut êtrre saturés en permanence de « messages » en provenance des réseaux mais nous sommes également en position d’émettre, et ceci n’a rien de secondaire au contraire.  Désormais, le passage du privé au public n’est plus un passage réservé, une porte étroite qui donne sur la voie royale, celle qui conduit à une Eternité qui nous fait sourire. L’Eternité, c’est pour les autres.

 

 

Pour nous, qui, depuis toujours, estimons que « la poésie doit être faite par tous non par un », selon un  mouvement accomplit un vœu énoncé depuis longtemps par les mouvements artistiques du XX° siècle, pour nous qui sommes on ne peut plus méfiants et critiques à l’encontre des modalités d’écriture ou ré-écriture de l’histoire littéraire à l’âge des Grands Medias, nous ne pouvons au fond que prendre le parti de nous féliciter des pratiques d’auto édition en ligne. A tel point que techniquement nous envisageons pour un futur proche que la partie « in progress » de la revue sur le site permette techniquement, sous Spip ou wicky, que les auteurs puissent eux-mêmes installer leurs objets, qu’ils fassent DOC(K)S eux-mêmes et sans que nous ayons à intervenir.

 

Il est possible que, dans ce type de cas, la pratique artistique tende à se confondre avec une pratique culturelle quelconque et qu’il n’y aie plus, sur le fond, comme nous l’avons écrit dans web docks, de distinction entre un bon jardinier et un mauvais poète.

 

Et alors ? –Doit-on le regretter ou en faire gaiement son deuil ??? – Que Dieu reconnaisse les siens.

 

 

 

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