POésie & MEdium

— bonnes feuilles & autres fragments (in progress) —

 

par Jean-Pierre BOBILLOT

 

 

 

méthodes I

 

« Poésie sonore » ou « action », mais aussi « visuelle » ou — quelle que soit la relation, inclusive ou, diversement, différentielle, que l’on suppose, de celle-ci à celles-là — « concrète », ou encore, plus récemment venues, « vidéo- », « cyber-poésie », etc. — soit, d’une appellation résumante : « poly­poésie »* — peuvent (et doivent) se penser (et se pratiquer) simultanément — ou, pour l’analyse, alternativement —, d’une part, comme poésie, et de l’autre, comme sonore, visuelle, cyber-, etc. — soit, en un mot (à peine !), comme poly-.

 

C’est-à-dire : du point de vue théorique, elles peuvent (et doivent), indifféremment — ou en d’autres termes : selon les niveaux de l’analyse, les moments de l’argumentation, les impératifs stratégiques —, être considérées comme relevant,

    d’une part, de l’histoire et des concepts spécifiques au domaine propre de la poésie (si du moins il existe, à un moment donné, un tel domaine propre, clairement différencié, délimité, et défini), 

    et de l’autre, de l’histoire et des concepts spécifiques aux domaines (transversaux à maints champs artistiques et point spécifiquement artistiques) du sonore, de l’action, du visuel, du vidéo-, du cyber-, etc.

 

Ce qui implique qu’une œuvre, de quelque nature qu’elle soit, de poésie sonore, visuelle, concrète, de vidéo- ou de cyber-poésie, etc., pourra (et devra) être envisagée à la fois (sauf à en manquer tout le potentiel créatif, novateur, signifiant…),

    d’une part, comme indiquant, manifestant un état particulier, à un moment donné (en continuité ou en rupture plus ou moins marquée avec tel ou tel état antérieur et, singulièrement, dans les décennies qui la précèdent immédiatement), de l’histoire de la poésie, pratiques et concepts, dans une aire linguistique, nationale et/ou régionale donnée,

    et de l’autre, comme relevant, participant d’un même état plus ou moins différencié, à un moment donné (selon le champ artistique, ou poétique, mais aussi, selon l’aire linguistique, nationale et/ou régionale, où il se manifeste, et le développement technologique propre à cette aire), du sonore, du visuel, du cyber-, dans leurs réalisations qui lui sont contemporaines : arts sonores (musique, radio…), visuels (peinture, photographie, arts plastiques…), -action (théâtre, danse, performance…), ou combinant, diversement, le sonore, le visuel, l’action, etc. (cinéma, music-hall, vidéo, performance multimédia…)

 

*

 

Ainsi : telle œuvre de Bernard Heidsieck, faisant usage de matériau verbal — le « texte », au sens restreint du terme — et recourant aux ressources spécifiques de la phono-technè, tout en ayant pour objectif ultime la lecture / diffusion / action — l’ensemble constituant, en définitive, le texte proprement dit, dans l’acception englobante de ce terme —, sans exclure pour autant sa divulgation par le disque ou le livre + disque (ou mieux, par le disque + livre), pourra-t-elle (devra-t-elle) être confrontée, tour à tour, aussi bien à celles d’Apollinaire et de Francis Ponge qu’à celles de Varèse, de Stockhausen ou de Pierre Schæffer, de Georges Aperghis ou de Robert Ashley, et considérée, aussi bien comme une œuvre discographique, voire radiophonique*, ou relevant des « arts vivants » ou des « arts du spectacle »*, que comme une œuvre poétique, sans épithète différentielle — et, diversement, ségrégative —, à part entière.

Autant de symptômes (et d’effets) d’une mutation médiologique, déjà largement entamée, mais dont il s’agissait cette fois, résolument, de tenir — et de rendre — compte, dans toutes ses dimensions, et ses implications.

 

Apollinaire, à propos de ses « idéogrammes lyriques », évoquant « une idéalisation du vers-librisme », indiquait par là-même ce qu’il en était de leur inscription — de leur fonction — dans l’histoire générale (des formes) de la poésie occidentale : Whitman, Marinetti… et en particulier, française : Rimbaud, Laforgue, Kahn… ; les définissant, par ailleurs, comme « une précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière », il pointait, en manière de justification historique (et formelle), une articulation englobante jamais prise en compte, aussi clairement et explicitement, jusque-là : la notion de medium.

 

Tout état médiologique de la société* — qui n’est autre qu’un moment de l’évolution médio­logique générale — se caractérise et se définit par un medium dominant, ou plutôt, par une constellation médiologique dominante : du couple bouche / oreille, et du complexe main / stylet / tablette / œil, originairement autonomes (et contemporains), comme encore les complexes main / plume / page / typographie / œil, puis bouche / microphone / main / phono-technè / oreille, au dispositif bouche / microphone / main / clavier / écran / œil / haut-parleurs / oreille, hautement intégré, par exemple.

Ça ne veut pas dire que d’autres media, d’autres composantes médiologiques, plus anciennes, ne restent pas, plus ou moins légitimement, disponibles : c’est leur place — leur place relative —, leur fonction dans le dispositif d’ensemble, lui-même transitoire, instable, qui a changé. En d’autres termes : toute mutation médiologique — qui redouble une innovation technologique d’une innovation symbolique — a pour effet de réévaluer les fonctions et les valeurs respectives des diverses composantes de la constellation médiologique précédente. Ainsi, le vers-libre se dégage-t-il tardivement, et difficilement, de la gangue du vers métrique, apparaissant alors, tantôt comme la forme versifiée spécifique à la typosphère finissante (retour à la ligne, alignement à la marge de gauche), tantôt, indifféremment, comme la forme versifiée le mieux adaptée à la phonosphère émergeante (scansion accentuelle, unité harmonique du vers, de la strophe) ; mais, le vers métrique lui-même, loin avant dans l’histoire de la poésie écrite, ne faisait qu’y prolonger en pleine graphosphère une exigence et un mode de composition, de réception et de transmission, propres à l’antique logosphère…

L’imprimerie n’a pas supprimé l’écriture manuelle, elle en a changé la place, la fonction — la valeur (plus la typographie se perfectionne et renforce sa position médiologiquement dominante, plus elle s’approche, même, du moment où elle « termine brillamment sa carrière », et plus les manuscrits d’auteur deviennent une denrée recherchée, qui s’acquiert à prix d’or, et que l’on scrute dans les moindres détails) ; le phonographe, le microphone, la phono-technè en général, n’ont pas supprimé la voix « naturelle », ils en ont changé la place, la fonction — la valeur (c’est, paradoxalement, l’instrumentation électro­acoustique qui a permis de développer l’écoute de la voix pour elle-même, qui en a dévoilé les composantes, les dessous, qui en a rendu sensible le grain).

 

Entendre sa propre voix, préalablement enregistrée, puis diffusée, de ses propres oreilles — et non plus « de l’intérieur » —, fut une expérience étonnante, troublante même, il y a un siècle.

Travailler le son, et singulièrement celui de sa propre voix, à l’écran, c’est-à-dire à l’œil — et non plus, seulement, à l’oreille —, n’est pas aujourd’hui moins étonnant, ni moins troublant.

 

*

 

Tout medium — comme* toute langue — comporte des exigences, et des potentialités.

Le medium — comme la langue — conditionne le « message »* : il en est le conditionnement autant que la condition (et, s’agissant de poésie, le condiment) ; il le contraint et le permet (le suscite). Différents media conditionnent différemment des « messages » que ces conditionnements différents font différents. Mais aussi : tout medium permet (suscite) mille-et-un « messages » tous différents. Tout nouveau medium a donc pour effet de permettre (de susciter) mille-et-un nouveaux « messages ». Corollaire : tout medium caduc entraîne dans son déclin, ou sa disparition, mille-et-un « messages » que lui seul, historiquement, avait — ou aurait — pu permettre (susciter). Il convient d’y veiller : il y a une morale médiologique.

 

Il y a des attitudes plus ou moins marquées — et remarquables —, quant au medium. Régressives, naïvement enthousiastes, combativement critiques.

Ne pas tenir compte du medium — et singulièrement, du nouveau medium —, de ses exigences comme de ses potentialités, est diversement marqué : ignorance, négligence, refus délibéré (qui est aussi bien, déjà, une manière d’en tenir compte) ; et il est mille-et-une manières, elles-mêmes diversement marquées, d’en tenir compte : passives ou passionnelles, expérimentales ou expertes, discrètes ou démonstratives, louvoyantes ou directes, pluralistes ou dogmatiques, orthodoxes ou déviantes, quand ce n’est pas dissidentes…

Le compte-tenu du medium — et singulièrement, du nouveau medium — n’est pas l’acceptation de ses exigences, mais la reconnaissance de ses potentialités. Ce n’est pas la soumission, contrainte ou volontaire, larmoyante ou béate, à ses capacités de nuisance et de domination, mais l’appropriation, raisonnée et hardie, circonspecte et différenciée, de ses ressources cognitives, inventives et émancipatrices.

 

Plus il y a du virtuel, plus il faut de la présence réelle.

 

 

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méthodes II

 

La voix (nue ou enregistrée, amplifiée sans autre artifice ou, diversement, manipulée, voire déformée) n’est pas en soi l’objet, n’est pas nécessairement l’objet — ni le sujet — de la poésie sonore. (Elle n’était pas, non plus, celui de la poésie orale. On peut même dire qu’elle l’était moins encore : plus elle est amplifiée, et manipulée, plus elle tend à le devenir.)

Semblablement, le corps (réellement présent ou filmé, représenté sans artifice ou déformé, voire défiguré à l’image) n’est pas en soi l’objet, n’est pas nécessairement l’objet — ni le sujet — de la poésie action. (On peut admettre que, plus il est manipulé, et défiguré, par un travail plastique, plus il tend à le devenir.)

Ainsi, la main (celle de l’auteur, celle du typographe) ne fut-elle jamais considérée comme l’objet — ni le sujet — de la poésie écrite (imprimée, moins encore que manuscrite, bien sûr.)*

 

L’objet — l’enjeu — de la poésie écrite, hasardons-le, c’est plutôt : l’inscription. Du sujet, par exemple.

L’objet — l’enjeu — de la poésie action, c’est plutôt, de toute évidence : l’action. (Et son contexte.)

L’objet — l’enjeu — de la poésie sonore, c’est plutôt, selon toute vraisemblance : la profération. (Et son contexte.)

 

La voix, le corps, sont là, s’imposent — plus que la main —, imposent plus ou moins fortement, irréductiblement, leur présence : ce sont les vecteurs de la poésie sonore, ou action. La poésie sonore, ou action — contrairement à la poésie écrite* —, ne les ignore pas, ne saurait les ignorer : ils ne cessent de faire signe, en excédant le signe. Ils participent du medium, en sont une composante. La poésie sonore, ou action, n’ignore pas le medium.*

 

 

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méthodes III

 

Évaluer, à sa juste mesure — importance et impact —, l’œuvre de Bernard Heidsieck, implique que l’on tienne, à la fois — d’un point de vue théorique autant que stratégique —, deux positions plus encore qu’antithétiques, apparemment inconciliables :

    affirmer hautement, d’un côté, que s’il est bien ce poète immense que nous sommes de plus en plus nombreux à reconnaître en lui, et qui pour nous incarne une autre idée de la poésie (qui est devenue la nôtre), ce n’est pas tant pour le magnétophone, la voix, la scène, et l’usage inédit et frappant, magistral, qu’il en fait — bref, à cause du « sonore » —, que pour ce que cette poésie — indépendamment, donc, du « sonore » — est chargée de dire, à savoir : une certaine conception, radicalement neuve et lucide, radicalement matérialiste aussi, de la situation de l’homme dans le monde et dans la langue, de l’homme parmi les hommes, de l’homme face à lui-même et à ce qui n’est pas lui ;

    admettre nettement, de l’autre, sans détour et sans nostalgie, que pour dire cela, pour le faire ressentir intimement, physiquement autant qu’intellectuellement — soit, en un mot : poétiquement —, il ne pouvait faire autrement que de recourir à toutes les ressources du nouveau medium (la phono-technè) qui justement était en bonne voie de se substituer à l’ancien (la grapho-technè), et de le marginaliser : son génie réside, à n’en point douter, dans l’articulation — pratiquée mais aussi énoncée, explicitement, de bonne heure —, évidente et quasi inextricable, de cette donnée médiologique et de ce donné sociologique autant que philosophique, tous deux également nouveaux.

 

Et l’on verra alors clairement que les noms de Rimbaud, de René Ghil, d’Apollinaire, de Francis Ponge, de Bernard Heidsieck, dessinent depuis un peu plus d’un siècle ce que j’ai appelé une ligne de crête matérialiste, qui n’est autre (en France) que l’histoire authentique — en lignes brisées — de la poésie vivante de cette époque : une poésie inventive, et qui soit de la pensée — encore largement ignorée ou minorée, certes, aujourd’hui (mais plus pour très longtemps…)

Elle constitue l’exact et salutaire antidote à une tradition post-romantico-idéaliste essoufflée et mensongère que résument assez bien ceux de Mallarmé, de Valéry, de Claudel, de Breton (quel voisinage !), de René Char, Yves Bonnefoy, André du Bouchet ou Philippe Jaccottet — tradition bien en cours et en chaires et qui s’enorgueillit de tenir encore (pour combien de temps ?) le haut du pavé institutionnel : éditorial et critique autant qu’académique…

 

*

 

Apollinaire fut celui qui déclina et synthétisa toutes les variantes et les tendances du « vers-librisme » et qui en poussa à leurs extrêmes limites les conséquences — « l’idéalisation » — en le confrontant à la prose (ni poésie ni non-poésie) et, surtout, en inventant (oui, en inventant) les « idéogrammes lyriques » rebaptisés « calligrammes » (encore vers et déjà au-delà). Lui aussi, avait articulé cette innovation formelle — et cette prise de conscience, et en compte, de la mutation médiologique en cours — à une conception fondamentalement rénovée de la situation de l’homme dans le monde (en voie d’industrialisation et d’urbanisation galopantes) et du poète dans la langue et parmi les hommes (avec ses « chaussures neuves » qui font « cré cré » quelque part du côté de la tour Eiffel parmi les sirènes, les gramophones et les autobus* : c’est déjà le poète au magnétophone, l’« audio-poète » arpentant le carrefour de la Chaussée d’Antin…) : c’était « l’esprit nouveau ».

Il avait également anticipé — toujours à la faveur de la mutation médiologique en cours — le programme « sonore » de Heidsieck comme celui de Dufrêne ou de Chopin — lesquels, accomplissant ce programme, se situent d’emblée au-delà du vers et de la prose : ils périment, pour ainsi dire, la question. C’était, non moins, la question de Ponge, qui de Bois de pins et de Savon en Figue de paroles, avait amené le poème (« en prose ») aux extrêmes bords de la poésie — ou de la non-poésie —, et la prose (« poétique ») aux improbables et aventureux confins de la prose, même : la « prose en prose ».* Il cherchait, par là-même, à dire — ou à ce que se dise, à travers cette défection textuelle — la singulière et vertigineuse situation de l’homme (toujours « trop humain ») confronté à l’immensité indifférente et indifférenciée du « monde muet des choses » autant qu’à celle, aliénante et inaliénable, « de l’expression » (le « sans-fond des dictionnaires »). Ce qui revient, au bout du compte, au même : l’humain, entre trop-de-langue et pas-assez-de-langue (entre arrogance et perte de soi, anthropocentrisme et anti-humanisme, rassurante familiarité des analogies et inquiétante ou attirante étrangeté d’un monde obstinément autre : « absurde »).

 

Heidsieck est la synthèse. Il n’a de cesse d’explorer et d’exposer, de la manière la plus sensible — la plus tactile — possible (qui est en même temps la plus tactique), l’actuelle situation de l’homme ordinaire (urbain) dans la vie ordinaire (urbaine) et dans la langue ordinaire (urbaine, égale­ment) : dans son ignorance, sa faiblesse et sa dignité ordinaires, confronté aux immenses et infimes phénomènes — menaçants, cocasses ou bienvenus — résultant et témoignant de la matérialité et de la grégarité qui le débordent et/ou le traversent, infiniment (« l’être collectif en nous »).*

Et il y ajoute sa propre problématique (qui est, précisément, on finit par en prendre conscience, celle de ces temps nouveaux) : celle — à même l’expérience la plus ordinaire de ses ratages, de ses détours, de ses brèches soudaines, incongrues, désopilantes ou désolantes, dans le mur du malentendu universel — de la communication. De son devenir dans un monde « désenchanté », potentiellement émancipé, mais confronté à une fausse alternative opposant, d’une part, la dérisoire perpétuation ou le mensonger retour des modes de vie et de pensée communautaires perdus, et, de l’autre, le trop réel quadrillage de la planète par un dispositif techno-communicationnel contraignant, toujours plus resserré, toujours plus efficace, au service de puissances de plus en plus insaisissables, aux modes de domination toujours plus inhumains, et exhaustifs. Mais aussi, d’attitudes humaines, intellectuelles et esthétiques, individuelles ou conversationnelles, de comportements de résistance — de l’ordre d’une attention aux choses, à soi, aux autres, aux phénomènes, aux événements, fussent-ils les plus banals, infimes ou englobants —, par lesquels cette entreprise de main basse sur le monde se voit quotidiennement, et diversement, contournée, détournée ou désamorcée, déboutée : démasquée. Et, d’abord, dans le langage, qui y subit un traitement de choc — un lessivage, un questionnement —, impitoyable et, partant, salutaire : une mise en examen ­— en responsabilité.

 

En cette ignorance de la langue (celle du poète, la nôtre), que met en œuvre le Derviche — et par où se différencie la langue de chacun dans la langue de l’autre —, en ce refus, qui en résulte, de toute croyance en une quelconque « maîtrise » (par le poète, par qui que ce soit) de la langue — et de toute prétention à cette maîtrise —, gît peut-être le secret d’une caractéristique majeure — accueillante, et fédératrice — de la poésie de Bernard Heidsieck : nul savoir préalable n’y est exigible, à l’entrée. Mieux : il est fort dommageable de s’y présenter, bardé de préjugés et de préventions — celles, précisément, que véhicule ou que suscite, fût-ce à son encontre, l’idéologie du Livre, encore dominante — touchant à ce qu’est, ou doit être, la Poésie…

 

 

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état des lieux I

 

On peut, certes, se réjouir d’une multiplication quasi miraculeuse des lectures publiques de poésie dans les lieux les plus diversifiés et de l’apparition encore timide, mais notable, de disques et surtout de livres+disques de poésie enregistrée sur les rayons poésie de librairies de plus en plus nombreuses. Il faut cependant se méfier d’un confusionnisme médiatique qui n’a pas manqué d’ores et déjà de se manifester, sans pour autant soulever (me semble-t-il) l’émotion et les interrogations qui auraient pu — ou dû ? — s’ensuivre : art scénique ou vieilles ritournelles ?

 

Un ou plusieurs poètes lisant un ou plusieurs extraits d’un ou de plusieurs de leurs livres publiés ou non, ça n’est pas de la « poésie sonore » et il n’y a aucune raison d’apposer ce label new look sur les cartons d’invitation ou dans les articles de presse qui en font état : voilà que l’épithète naguère infamante (et qui le demeure bien souvent aujourd’hui…) se voit, oui, pour le coup, récupérée aux fins de rehausser le prestige sans doute jugé insuffisant de ce qu’en toute rigueur et en toute honnêteté elle ne désigne pas !

— Ce qui n’est, à tout prendre, qu’un nouvel avatar de l’impasse dans laquelle, suivant Paul de Vree* répondant à une question de Sarenco en 1979, se trouvait déjà engagée la poésie sonore :

 

En effet c’est déjà un petit courant historique, dans le sens que la musique même, la radio et la télévision ont intercepté les moyens avec lesquels les poètes sonores travaillent. Il s’est donc constitué une praxis de la poésie sonore qui a fourni aux mass media une nouvelle technique et un nouveau mode d’expression. La poésie sonore ira peut-être vers une évolution ultérieure, mais selon moi, elle n’a pas beaucoup d’avenir parce que les moyens expressifs sont déjà tous exploités.

 

— Ainsi, la spécificité de ce qui est mis en œuvre, et en jeu, par ceux qui pratiquent effectivement quelque chose de l’ordre de la poésie sonore ou action ou tout ce qu’on voudra, risque-t-elle de se voir phagocytée au profit d’une frauduleuse ou du moins peu scrupuleuse opération de reliftage spectaculaire, genre show-biz, de la bonne vieille lecture, entre pages et bouche, devant un public plus ou moins somnolent, charmé au fond que rien ne l’y concerne. Boycottons.

 

Quant au disque (comme n’a pas dit Mallarmé), il faut convenir que s’il s’en produit beaucoup, on attend toujours (me semble-t-il) que s’amorce une réelle et salutaire réflexion touchant à son statut. Le disque comme document a certes sa légitimité, et nul ne boudera son émotion à pouvoir écouter Schwitters (si c’est bien lui) lisant l’intégrale de la Ursonate, même si, il faut également en convenir, la pauvreté d’une prise de son de circonstance — circonstance, au demeurant, mystérieuse — ne fait qu’accentuer le sentiment qui s’installe à la longue d’une certaine insuffisance d’intensité et d’inventivité vocales (il suffit de comparer avec la version courte, réalisée en studio, dans laquelle au contraire il donne sciemment toute sa mesure), probablement compensée lors de la prestation elle-même par la qualité de présence du poète/lecteur, que l’écoute « acousmatique » bien évidemment ne saurait recréer.

Mais nous avons laissé derrière nous l’ère des incunables.

Et que dire alors de nombreux enregistrements médiocres (soit que le poète, ce jour-là, ne fût pas dans une forme éblouissante ou ait tout simplement raté son coup, soit que la prise de son sente à pleine ouïe son amateurisme !) qui nous sont servis tels quels sous la lisseur avantageusement brillante du CD ? Ou de ces enregistrements de qualité honorable et même mieux que ça mais qui, privés justement de cette dimension de plénitude sensorielle que seul peut donner le live, laissent à l’écoute un sentiment d’insatisfaction, d’honnête médiocrité ?

 

C’est que, réalisé intégralement en studio ou enregistré initialement en « performance », le disque de poésie sonore ou action ne parviendra à s’imposer que si, clairement envisagé comme le support de l’œuvre elle-même, il fait l’objet d’un travail spécifique, concernant le concept global comme la conception de chaque détail, à tous les niveaux et à toutes les phases de son élaboration (ce qu’illustrent, exemplairement, L’Archéologue du futur de Dubost, ou Jemejette, le DVD de Collin / Pennequin.)* Dans le cas, fort prisé ces temps-ci, des prises de son live préalables, seuls un concept fort (comme celui qui préside à La 5ème feuille de Blaine)* et/ou une réélaboration plus ou moins exhaustive du matériau enregistré peuvent « compenser » le déficit perceptif résultant de l’arrachement d’une bande-son à son contexte événementiel vécu.

Ici comme là, il en va de la poésie enregistrée comme de la musique enregistrée. — D’un côté* :

 

il est impossible d’enregistrer avec une quelconque fidélité une musique qui émane en fait de la salle dans laquelle elle est exécutée — de sa taille, de sa forme, de ses propriétés acoustiques et même de la vue que l’on peut avoir depuis la fenêtre, puisque ce que produit un enregistrement est un phénomène distinct, quelque chose de finalement beaucoup plus étrange que l’exécution elle-même ;

 

— mais :

 

comme la photographie a cessé bien vite d’être le simple relais de la peinture, la véritable phonographie peut […] être un art à part entière, elle aussi. 

 

Et l’on voit bien le nouveau risque qui se dessine alors : celui d’une sophistication telle que, linceul pour linceul, le digital vaudra bien le paginal ! Mais c’est là une tout autre histoire…

 

 

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état des lieux II

 

On  ne saurait penser la question du rôle respectif de la « lecture publique » et de son rapport au texte imprimé, d’une part dans le cas de la poésie écrite, de l’autre dans celui de la poésie sonore ou, a fortiori, action, que dans le cadre d’une réflexion d’ordre (ou de désordre !) médiologique.

 

Du point de vue de la graphosphère — et plus précisément de la typosphère, qui est essentiellement (et essentialistement) une bibliosphère —, la « lecture publique » se conçoit (fictivement) sur le modèle du tête à tête (privé, et généralement silencieux) de chaque lecteur avec le livre (manifestation tangible autant que symbolique de l’auteur absent) : couplée à l’œil, la page imprimée, c’est-à-dire la reproduction mécanique, y est en effet le medium dominant, autour duquel se structurent la production, la circulation, la transmission symboliques dans la société — un medium n’est pas qu’un support, ou une technique, censément neutre — ; le texte imprimé (le « message ») y est l’énoncé-type, qui fait autorité (auctorialité) : toute lecture plus ou moins publique à voix plus ou moins haute, fût elle auctoriale — fût-elle enregistrée (pensons à tous ces « livres lus », par des comédiens le plus souvent, qui se sont mis soudain à proliférer dans les librairies, s’engouffrant dans une brèche de facilité ouverte par un marché de l’édition inquiet de la dégradation programmée de la lecture livresque) —, n’en sera jamais qu’une occurrence (ainsi, emblématiquement : Le Pont Mirabeau, lu au phonographe par Apollinaire).

Elle a donc vocation (si elle est réussie…) à susciter chez l’auditeur le désir d’aller — ou de retourner — au livre, dont elle est une instrumentation (métonymique), soit : le désir de cette lecture — ou relecture — privée, dont elle est le substitut (métaphorique). Et donc : le désir de posséder le livre, soit : l’accès indéfini à cette lecture, son absolue privatisation.

 

Tête à tête, donc, de l’auteur se représentant en quelque sorte lui-même en tant que type (plutôt que se manifestant en tant que tel, à chaque occurrence), avec chaque auditeur (lecteur potentiel), médiatisé par l’objet livre (bien visible entre les deux, mais à bonne distance de celui-ci et hors de sa portée) ; tête à tête, surtout, de l’auteur avec son propre livre (qu’il tient et manipule, jetant de loin en loin un regard complice ou inquiet, au-delà, vers la salle), médiatisé par une assistance tenue (en respect ?) à distance respectable et respectueuse de cet étrange rituel.

On comprend, dans ces conditions, que des auteurs aient pu confesser un certain malaise à s’y être prêtés : qu’ils eussent une impression d’erreur sur la personne, ou le sentiment d’avoir à jouer un rôle qui ne saurait être le leur ; d’autres, manifestement, n’ont pas ces états d’âme : tout alors se passe entre œil, livre et bouche, sans que l’assistance soit conviée à rien…

 

Dans l’audio/vidéosphère — et déjà dans la phonosphère (disons, du phonographe au magnétophone) —, il en va tout autrement : la lecture publique s’y fait lecture/action, voire lecture/ diffusion/action, et se conçoit dès lors (effectivement) sur le mode du face à face — voire du corps à corps… — d’un auteur/lecteur/acteur et d’une assistance d’auditeurs/spectateurs (nécessairement co-présents), « live », et sans référence — sinon polémique (je pense à certaines prestations épidémik de Hubaut) — au livre, visuellement supplanté par la « partition » (pensons ici au dispositif de lecture de Heidsieck) ; imprimée, dactylographiée, manuscrite, la page y rétrograde au statut de composante, certes éminente, du nouveau complexe médiographique assurant les fonctions symboliques au sein de la société, tandis que la fonction de medium dominant est assurée — après le phonographe et le cinématographe (qui selon Apollinaire allaient supplanter le livre poétique), c’est-à-dire la repro­duction électronique analogique [A] — par le disque digital [D], qu’il s’agisse (indifféremment) de texte, d’image et/ou de son.

La forme écrite de l’énoncé n’y figure plus que comme une occurrence parmi d’autres, au même (?) titre que d’autres, couplées à l’œil et/ou à l’oreille, seul désormais (à la limite) un enregistrement plurimédié pouvant, éventuellement, prétendre au statut de type — à la double condition d’être unique ou seul autorisé (mais par qui ? et selon quels critères ?), et de ne pas se réduire à la simple documentation sonore et/ou visuelle d’une « performance » : occurrence d’occurrence (ainsi, la seule version discographique complète de l’Ursonate par Schwitters, fût-elle dûment authentifiée, ne saurait-elle passer que pour une intéressante occurrence ; mais la partition intégrale du même texte, également ; et quid de la version courte*, spécialement conçue et enregistrée avec le plus grand soin par l’auteur, mais qui n’en est, par la force des choses, qu’un magnifique digest ?)

 

Face à face, donc, que rien ne vient médiatiser, entre cet auteur/lecteur/acteur (d’un type inouï) se manifestant lui-même comme tel à chaque occurrence, et d’une assistance composée d’auditeurs / spectateurs (d’une espèce tout aussi inédite), littéralement suscitée par ce nouveau genre de divulgation — qui se fait alors pleinement, et résolument, publication : Michèle Métail ne parle-t-elle pas, en ce qui la concerne (mais, bien sûr, le concept peut aisément s’exporter), de « publications orales » ?

 

*

 

Osons un parallèle (bien évidemment approximatif, mais éclairant) : qui s’étonnerait — qui s’offusquerait — de ce que le spectateur de cinéma n’établît que de lointains rapports, aucunement contraignants, entre la projection du film et le volume ou le numéro de revue où en est publié le scénario ou le descriptif détaillé ? Seule une poignée de cinéphiles passe naturellement de la salle de cinéma à la librairie spécialisée ; et très peu d’entre eux, je le suppose, prennent ledit scénario ou ledit descriptif pour l’œuvre elle-même (le type).

Éric Rohmer le rappelait encore naguère, opportunément* :

 

Dans un film, il y a quelque chose en plus qui manque aux scénarios, qui est l’incarnation. Mes scénarios sont publiés : personnellement, je n’ai pas envie de lire mes scénarios, j’ai envie de voir mes films. Le cinéma, c’est ce qui appartient au fait que ce soit filmé, c’est ce que j’appelle la matière cinématographique.

 

Or la lecture/diffusion/action n’a, de toute évidence, que peu à voir avec le type de lecture qui était de mise dans la graphosphère (et qui, bien évidemment, existe toujours dans l’audio/vidéosphère), elle caractérise — après la phonosphère — l’audio/vidéosphère : ne se caractérise-t-elle pas, elle aussi, par ce « quelque chose en plus […] qui est l’incarnation » ?

Qui dès lors s’étonnera — s’offusquera — de ce que bien peu, parmi les auditeurs/spectateurs de ces performances, ressentent le pressant besoin de s’en procurer la partition ou le descriptif, publié(e) en quelque volume ou revue ? Nul, en tout état de cause, n’ignore qu’il n’y trouvera pas l’œuvre elle-même (le type). Le sonore, en poésie, c’est ce qui appartient au fait que ce soit proféré, et enregistré, c’est ce qu’il n’est pas interdit d’appeler la matière sonore poétique

 

Sans doute, le texte imprimé — l’énoncé dans son inscription graphique — ne se ramène-t-il pas nécessairement, dans tous les cas, à une simple (?) partition, et constate-t-on, assez souvent, une effective autonomie du texte tel qu’il se présente dans le livre et du même (?) texte tel qu’il est délivré dans l’espace/temps de la lecture/diffusion/action ; semblablement, des scénarios se publient-ils comme textes à part entière (voire, comme œuvres littéraires…), concurremment avec les films eux-mêmes. Mais précisément, dans les deux cas, si le spectateur va à l’imprimé — au livre —, c’est pour des raisons spécifiques qui n’ont plus rien à voir avec celle pour laquelle il y va dans la logique de la graphosphère : le cordon ombilical est tranché, qui retenait encore la lecture/diffusion/action à la matricielle lecture de la page imprimée, comme celui qui avait retenu le théâtre à la diction d’un texte, le cinéma au théâtre et à la littérature.

Il reste à assumer pleinement cette mise au monde, et à en tirer toutes les conséquences.

 

 

 Jean-Pierre BOBILLOT

achevé (provisoirement) le 6 février 2006, à Grenoble

 



* Au double sens de : — poésie en tant que champ diversifié et englobant, toujours en voie de recomposition, de redélimitation, de redéfinition, etc. ; — poésie comme ensemble d’œuvres et de pratiques intégrant différents types de supports et/ou de techniques (de composantes médiologiques), censément hétérogènes.

* Il serait fort utile, d’un point de vue historique autant que théorique, de recenser enfin les œuvres, relevant peu ou prou de la poésie sonore, ayant fait l’objet d’une radiodiffusion, et plus spécifiquement celles qui furent créées à — voire pour — la radio. (La version 1932 de l’Ursonate de Kurt Schwitters ne fut-elle pas enregistrée dans le studio de la Süddeutcher Rundfunk ?) Ainsi, contribuerait-on à remettre en lumière le rôle éminent, en cette affaire, de pionniers aujourd’hui bien injustement oubliés, tel Carlos Larronde (1888-1940) : fondateur  dès 1912 et animateur du Théâtre Idéaliste, il figure également en 1916 au comité d’organisation du premier groupe Art et Liberté, puis au nouveau comité directeur en 1918 avec Louise Lara et Édouard Autant, et en 1919 au Comité de fondation de leur Laboratoire Art et Action, auquel il collabora si étroitement (sa Danse macabre fut ainsi montée dès mars 1919 à l’Odéon, puis reprise plusieurs fois, son Pays des enfants fut créé au Grenier jaune en 1921) que les deux compagnies finirent par fusionner. Ami d’Apollinaire, d’Oskar Milosz, dont il monta le Méphiboseth à l’Odéon (Théâtre Idéaliste / Art et Liberté, 18 mars 1917), d’Arthur Honegger, qui composa pour lui deux musiques de scène (La Danse macabre, 1919, et Le douzième coup de Minuit, 1933), d’Alexandre Mercereau, dont il préfaça les Pensées ; ami également de René Ghil, influencé autant par l’instrumentisme de celui-ci que par le dramatisme de Barzun, ami enfin de Fernand Divoire, pour lequel il joua le rôle du « Poète » dans Naissance du Poème au théâtre Renée Maubel (Art et Liberté, 24 nov. 1918 ; enregistrement sur disque « La Voix de son Maître » en 1931, et transmission sur Radio Tour Eiffel le 23 mai).

Radioreporter, critique radiophonique à l’Intransigeant de 1933 à la Guerre, inlassable conférencier (« Les Futuristes et la synthèse dramatique », 23 juin 1918, Maison de Balzac ; « Les bases d’un théâtre radiophonique », 30 mars (ou) avr. 1932, Sorbonne ; « La poésie et la radio », 27 nov. 1935, Grand Palais ; etc.), il considérait « que le simultanéisme, dans son ensemble, réalise la poétique exigée par le micro. Rien de plus vite lassant qu’une récitation diffusée. L’art de l’oreille veut des formes symphoniques. C’est le royaume des voix. Mieux qu’aucun autre, il s’accommode des plans sonores dont le simultanéisme a doté la poésie […]. Est-ce que le simultanéisme ne serait pas l’art synthétique, si souvent cherché, jamais trouvé ? Architecture lyrique, symphonie verbale, théâtre d’espace. » (La Revue des Visages, 1er octobre 1931 : cité dans Michel Corvin, Le Théâtre de recherche entre les deux guerres. Le laboratoire Art et Action , La Cité / L’Âge d’Homme, Lausanne [1970], pp.222-223.) Ce qu’illustrait la mise en scène et en voix « choréique », par Art et Action, de sa pièce radiophonique, Le douzième coup de Minuit, plusieurs fois radiodiffusée entre 1933 et 1937 (Poste Colonial, 27 déc. 33, Radio Tour-Eiffel, 28 juin 34, etc.) et dont on peut entendre un extrait sur le cd accompagnant le volume Les écrivains et la radio [actes du colloque de Montpellier, 23-25.5.02 : Pierre-Marie Héron éd.], Publications de l’Université Paul Valéry Montpellier-III / Ina, Montpellier, 2003. (Cf. Corvin, ibid. pp.59-62, 67-68, 222-227, et Christopher Todd, « Carlos Larronde, idéaliste des ondes » dans Les écrivains et la radio [actes du colloque de Montpellier, 23-25.5.02 : Pierre-Marie Héron éd.], Publications de l’Université Paul Valéry Montpellier-III / Ina, Montpellier, 2003, pp.15-40.)

Plus généralement et plus précisément à la fois, il propose ce judicieux parallèle, qui situe médiologiquement, en les différenciant, ces deux arts technologiques quasi jumeaux que sont le cinématographe et la radiophonie : « De même que la surimpression visuelle est un atout-maître pour le cinéma, de même la surimpression sonore, les voix disposées par plans et par masses, peuvent jouer dans la radio un rôle essentiel. » Et, plus précisément encore : « Mobilité, simultanéisme, voilà ce qui caractérise l’écran et le micro. L’un opère dans l’étendue, l’autre dans la durée. Surimpression et suraudition se correspondent. Il y a des gros plans auditifs, comme il y a des arrière-plans auditifs. » (L’Intransigeant, 28 mars 1931, 27 juin 1932 : cité dans Todd, ibid. pp.19-20.)

* Imposer, à l’Université et compte tenu de l’évolution des cursus dans les départements de Lettres, la poésie comme « art du spectacle », me paraît être un objectif pertinent, eu égard à l’évolution même des pratiques et des théories poétiques au cours de ces dernières décennies, et de ce qu’on peut en extrapoler pour les suivantes. C’est aussi un objectif cohérent, dans le cadre d’une Université désireuse de décloisonner ses enseignements et de les remettre en phase avec les pratiques et les théories réelles, récentes et contemporaines. Mais, l’est-elle vraiment ?

* J’emprunte la notion de « médiasphère » — que je glose ici par état médiologique de la société, etc. — et le couple « logosphère / graphosphère » à Régis Debray, Cours de médiologie générale, « Folio essais » Gallimard, 1991.

À vrai dire, ma propre bipartition logosphère / graphosphère ne se superpose pas exactement à la sienne : ma logosphère déborde en amont sur sa « mnémosphère » (cf. Introduction à la médiologie, Puf, 2000, p.44 ; en gros : l’« oralité primaire » de Paul Zumthor) — incluant l’époque de constitution des grands corpus fondateurs (d’abord non écrits) de chaque civilisation — et laisse place à la graphosphère (manuscrite) bien avant l’imprimerie : disons, jusqu’à une période assez longue et quelque peu indécise — comprenant aussi bien les philologues de l’Alexandrie hellénistique que les scriptoria de la chrétienté médiévale — où l’écrit tend à s’autonomiser et à prendre le relais de l’oral (à savoir, cette fois, de l’« oralité seconde » de Zumthor) dans le processus de conservation et de transmission des données culturelles et symboliques. De plus, je préfère audio/vidéosphère à « vidéosphère », même assorti d’une parenthèse qui y admet « le rôle accru de l’auditus » (Cours, p.533), car l’un de ses effets majeurs est précisément la capacité accrue du medium à jouer aussi bien du son que de l’image (ou du texte), voire des deux (ou des trois) ensemble : du film sonore et/ou parlant à la vidéo — le digital [D] ramenant enfin au même (le « bit ») ce que l’analogique [A] avait d’abord séparé : CD, CD-Rom, DVD (à l’écran, le son se travaille visuellement, c’est-à-dire graphiquement). Je complète le paradigme avec typosphère (stade mécanisé de la graphosphère), puis avec photo­sphère et phonosphère (d’abord séparées avec la photographie puis le cinématographe, originellement « muet », d’un côté, et de l’autre, le phonographe, mais  qui bientôt fusionnent en phono/photosphère avec le cinéma devenu « parlant », ouvrant ainsi la voie à l’audio/vidéosphère) et enfin avec cybersphère (qui en est le plus récent avatar… ou le début de tout autre chose).

Toutefois, cette réduction au même (par le digital) ne saurait dissimuler une différence majeure, contribuant à la dissymétrie radicale qui oppose l’image au son, et que leur mécanisation (photosphère et phonosphère) avait eu pour effet, en quelque sorte, d’objectiver : si le déroulement de la bande-son est analogue à celui de la bande-image, il n’est aucun équivalent sonore à l’« arrêt sur image », pas plus qu’à l’image fixe ; la bande-son, contrairement à ce que pourrait laisser entendre (mais que ne signifie pas) l’appellation récente de « sons fixés », n’est pas constituée d’une succession de sons fixes (que l’on pourrait restituer sous forme de « phonogrammes »), comme la bande-image l’est d’une succession d’images fixes  (« photogrammes » à jamais muets, que l’on reproduit et publie par ailleurs en tant que tels) : toute interruption dans le déroulement de la bande-son ne donnera qu’une absence de son. Le parallélisme terminologique, associant « photographie » à « phonographe », ne saurait nous tromper : le phonographe est analogue au « cinémato­graphe », non à la photographie, en ce que la dimension temporelle (le mouvement) est aussi nécessaire au son que la dimension spatiale ; ce qui n’est pas le cas de l’image, laquelle se passe fort bien de la dimension temporelle (et du mouvement). Ainsi, alors que les premières expérimentations en matière d’enregistrement sonore se faisaient volontiers en référence à la photographie, les premières expérimentations en matière d’enregistrement des images animées se firent volontiers en référence au phonographe : Nadar, qui en 1856 parlait d’un « daguerréotype acoustique », décrivait en 1864 un appareil évoquant « une boîte dans laquelle se fixeraient et se retiendraient les mélodies ainsi que la chambre noire surprend et fixe les images » ; mais Edison en 1888 dépose le brevet d’un appareil « qui fait pour l’œil ce que le phonographe fait pour l’oreille. » (Nadar et Edison cités dans Patrice Flichy, Une histoire de la Communication moderne, La Découverte, 1991, pp.92-93, 110.) 

 

* Ce « comme » ne s’épuise pas dans une simple comparaison, ou dans un parallèle : une langue est un medium, et il se pourrait — au moins, sur un certain plan — que tout medium fût « structuré comme un langage »…

* Je glose ici, évidemment, la fameuse formule-slogan de Mc Luhan. On pourrait dire, à titre d’exemples : on ne sculpte pas de la même manière une pierre brute, un bloc de marbre, du bronze, un tronc d’arbre, du silicone… mais on peut obtenir mille-et-une sculptures différentes à partir d’une même pierre brute, d’une même pièce de marbre, de bronze, etc. ; on ne fait pas de la musique de la même manière avec une flûte, un orgue, des percussions, une bande magnétique, un ordinateur… mais on peut obtenir mille-et-un morceaux différents avec la même flûte, le même orgue, les mêmes percussions, etc…

* Il fallait bien que ce fût Rimbaud, l’intraitable matérialiste, impitoyable pourfendeur de toutes les baudruches idéalistes, pour mettre (si l’on ose dire) le doigt sur « la main à plume » et la rapprocher, ainsi, de « la main à charrue »…

* Tant, du moins, qu’elle se prend pour la Poésie : la main, instrument par défaut de tous les idéalismes…

* Tout mépris, toute censure du medium — la voix, le corps, la phono-technè, mais aussi, la main, la grapho-technè — au nom de je ne sais (ou je sais trop bien) quelle supériorité de l’Écrit, se fondent sur un très-vieil idéalisme, toujours récurrent, toujours aliénant : Breton affiche le même dédain, à l’égard d’Apollinaire, qu’il s’agisse des calligrammes ou de son intérêt pour le phonographe et la poésie phonétique…

* C’est dans Lettre-Océan.

* Suivant le concept forgé par Jean-Marie Gleize.

* Respectivement, par exemple : Coléoptères and C°, et : La scissure d’Orlando

* Cité par Eugenio Miccini, « Une sémiologie de la transgression », Poésies sonores, Contrechamps, Genève, 1992, p.60.

* Respectivement : Patrick Dubost, L’Archéologue du futur [1 CD], GMVL, Lyon, 2004 ; Pascal Doury / Charles Pennequin, Je me jette [livre + DVD Jemejette : Stéphane Collin / Charles Pennequin, Akenaton, etc.], Al Dante / Ceneai, Romainville / Chatou, 2004.

* Julien Blaine, La 5ème feuille : La fabrication de l’incantation (quelques versions) [1 CD avec P. Müller, J. Léandre, G. Loizillon, D. Ramsamy, É. Brunet, Chr. Cros, Maki, D. Nevièvre], DCC, Marseille, 2001. 

* Respectivement : Michel Nyman, Experimental Music, Allia, 2005, p.32 ; Herman Sabbe, La Musique et l’Occident, Mardaga, Sprimont, 1998, p.65. 

 

* Et (si j’ose dire) unique version Kurt non suspecte, au jour où j’écris ces lignes…

* Les Inrockuptibles n°433, 2004, p.61 : je souligne.