DOMOTIQUE et IMAGES LENTES / Ph. Castellin

 

Les  images lentes  sont un vieux projet, qui me ramne 10 ans en arrire. Il y a un pome numrique intitul Domo(p)tique qui figure dans le CD rom de Web Docks, publi en 1999 et ralis en 98 ; il comporte, dans son mode demploi, lessentiel du projet. Jen ai dailleurs repris lՎnonc assez souvent, pour des travaux similaires, dont plusieurs sont en ligne sur le site dAkenaton. Le texte figure cach dans un lien, si  discret  (on verra pourquoi) que peu de gens lont sans doute lu.

 

cette poque, ma proccupation principale, quant linformatique et son usage des fins artistiques, tait, comme en dautres cas -pour tous les medias en fait- de rflchir  pratiquement  aux spcificits du medium, ce quil permettait que dautres ne permettaient pas. Cest la phrase qui figure au bas de la seconde de couverture de DOC(K)S, depuis 1995 :  les medias ne se substituent pas les uns aux autres, ils sajoutent en se spcifiant . Je vais y revenir.

 

Pour linstant je voudrais seulement ajouter que, comme souvent, ce genre dides bizarres venait de loin. Enfant, je me souviens davoir t trs frapp, dans certains films tout fait quelconque, par un certain type dimages, celles par exemple o lon voit - ces images sont en gnral silencieuses et floues- un troupeau de buffles ou de bisons qui, venus du fin fond des plaines amricaines, galope ventre terre vers lobjectif, trs loin situ. On voit les pattes remuer, on voit le muffle noir des btes qui foncent, on voit tout cela de face, et qui se rapproche, trs lentement cause de la distance et des  effets  de camera, zoom, ralenti, fixit du cadrage, je ne sais pas Sans doute de manire plus gnrale faudrait il galement parler de la difficult que  nous avons apprcier mouvements et distances quand les objets se dplacent non point latralement mais vers nous.

 

Ces images taient, coup sr, lies la mobilit. Elles taient bien un  film . Elles dfilaient 24 ips. Cependant, et bien plus que toute autre catgorie, elles portaient en elles une autre dimension, statique et, de ce fait, cest plus la peinture quelles pouvaient, et peuvent, faire songer en se prsentant comme un mixte instable entre identit et diffrence, mouvement et repos. Voil exactement lambigut qui est au cur du projet des  images lentes , ambigut qui, je viens de le dire, peut se formuler aussi bien en termes  perceptifs  que mdiatiques ou formels : entre tableau et film. Indiffrent, voire rsolument hostile, aux formes narratives qui caractrisent habituellement la vido, et cependant convaincu que la  peinture  au sens classique du terme, ne constituait pas aujourdhui une direction intressante, du moins pour moi, cette ambigut me fascinait. Elle continue le faire. Sans doute parce que, prise dans sa dimension la plus abstraite cest la question du temps et de lart quelle renvoie. Face au temps, luvre ne peut, mes yeux encore, affirmer son htrognit radicale, son  intemporalit  ou son ternit ; pourtant je vois mal comment un objet quelconque pourrait se constituer en uvre dart sans  sextraire du simple flux et du devenir absolu qui caractrise le rythme informatif que nous vivons. Cette question trs gnrale je lai perue dans son actualit ds lՎmergence du web, au milieu des annes 90. Il va sans dire que, depuis, elle sest renforce dans son importance et sa signification. Quel que soit lintrt cratif du web, il prsente pour lart un danger massif, celui dun ensemble dobjets, images ou oeuvres, ralis en toute hte pour coller une urgence totalement communicationnelle ou informative et destins, par ce fait mme, naccder quՈ une dure trs phmre : de lart consommer au jour le jour.

 

Travaillant produire des  images lentes , je me suis trs vite rendu compte que la vido ne suffisait pas. La forme correspondante, celle de la  boucle , qui me semblait la plus adquate, est en ralit un idal inaccessible : la seule vraie boucle est une image fixe, et, rciproquement on peut considrer toute image fixe comme une boucle sur soi. En outre, si tant est que lon puisse gnrer de  vraies  boucles en video, jai pu constater que lil humain dune part parvient, assez vite, en reprer le dbut ou la fin et que par ailleurs, sauf cas trs particulier, la pure rptition se traduit aussi vite par lennui du spectateur. Comment faire pour chapper cela en mme temps quaux problmatiques picturales ou photographiques habituelles ? Cest l que linformatique apparat comme un moyen singulirement efficace, du moins pour le programmeur que je suis. On peut en effet assez facilement coder la transformation dune image en sorte que celle ci en devienne  une autre  sans pour autant que le moment de cette  altration  puisse tre saisi. Et il ne sagit pas du tout dun  ralenti . Si vous faites lexprience de  ralentir  un film, vous constaterez aisment que la brutalit du passage dune image une autre nen sera pas du tout effac. Au contraire. Suposons quune image demeure lՎcran une dizaine de secondes, le passage la suivante paraitra dautant plus discontinu : la video, 24 ou 25 ips, exploite prcisment ce phnomne en linversant. Mais la programmation informatique et digitale offre une autre voie.

 

Une image informatique est constitue de points (pixels) caractriss par un ensemble de valeurs rvb. Cela varie fonction de la rsolution bien sr, mais la rgle est gnrale. On peut donc  capter  informatiquement les paramtres qui caractrisent chacun des points de lՎcran et leur affecter des types de transformation individus en sorte que  ce  pixel (ou la plage choisie) va peu peu, ce peu peu tant lui aussi paramtrable, changer de couleur ou de place. Du coup, le passage dune image une autre devient tout fait matrisable et extensible, il peut prendre le temps que lon veut, plusieurs jours le cas chant. Jai, exagrant le procd la limite, fabriqu ainsi une animation qui fait passer en un an dune image une autre, les images initiales, lies aux saisons, tant seulement au nombre de 4. En rsulte un film dune dure exceptionnelle, et trs difficilement ralisable en video alors que lanimation, elle, ne pse que quelques centaines de ko.

 

Bien sr, le spectateur confront un objet de ce type, comme Jean et moi-mme avons pu en faire lexprience rcemment, aura (initialement) bien du mal tablir la distinction entre limage qui saffiche lՎcran ( un cadence standard de 24ips) et une simple image  fixe . Selon les cas, il faut plusieurs dizaines de minutes pour que le changement devienne perceptible. Lors du vernissage de lexposition laquelle je fais allusion, en 2005 Marseille, les spectateurs et invits ont dabord regard limage quelques secondes puis sont alls vers autre chose ; surprise pour eux quand, re-passant devant lՎcran, ils constataient que  a avait chang  : sans quils laient peru. Dans le cas prcis, le plus tonnant tait dailleurs que le film initial, qui avait servi la  transformation  informatique, tait un  film aussi clbre que bref (26 secondes, tel tait dailleurs le titre de lexposition), celui de lassassinat de JFK et que, ainsi  retrait  ,le film (qui durait au final 26 minutes) changeait totalement de nature, au point que les spectateurs ne lont dailleurs pas reconnu.

 

Lexemple est celui dun film  historique , dont le choix nous avait t inspir par diverses raisons, dont quil aie fait lobjet de millions de visionnages au ralenti. Il me semble cependant que la procdure na rien de spcialement adquate ce genre de film. Elle peut sans difficult sappliquer bien dautres types dimages, notamment les plus  naturelles  : arbres, nuages, rivires, ciel, cascades, paysages maritimes etc. Jai fait des expriences avec ce type dՎlments, vrifiant ainsi une autre hypothse importante concernant les  images lentes  : savoir, au fond, que dans cette direction cest une sorte de processus de type biologique  naturel  qui est  mim  par la machine. Or, contrairement beaucoup, jai toujours considr que ce quil y avait de plus intressant avec linformatique tait lՎtrange capacit que la machine y retrouvait (ou y trouvait) pour sarticuler sur des proprits qui sont essentiellement celles du vivant, probablement parce que le mystre de ce dernier a fondamentalement a voir, lui aussi, avec la temporalit, avec la conjonction des identits et diffrences au sein de processus lents, complexes et interactifs. On voit en tout cas quel point la vision de linformatique que je dfends se distingue de celle o cest essentiellement la  vitesse  dexcution, la multiplication des vnements qui sont mis en avant. Sur un plan artistique de telles avances ne signifient pourtant rien du tout ; Je ne suis pas intress par ce qui bouge, je suis fascin par ce qui change, dans limperceptible, dans le subliminal, par ce qui change en demeurant ou demeure en changeant.

 

La  domotique  tait prsente ds le dbut du projet  Images lentes . Lexprience personnelle en avait dcid ainsi. Jai, comme bien des gens, pas mal dobjets  visuels  chez moi, des tableaux, des dessins. Jai aussi un bocal poissons rouges, une horloge et beaucoup de fentres. Et toutes ces choses ont ceci en commun dՐtre la fois dans le statique et dans le flux, lhorloge figurant le prototype de cette ambivalence. (Jai illustr cette ide en proposant une srie de  rveils dartistes  en 2006). Les tableaux, me dira-t-on, ne  bougent  gure. Mais les plantes non plus, eppure Dailleurs, qui na fait lexprience face un tableau, frquent au cours de longues annes, de dcouvrir en lui cach, fonction de la lumire singulire du jour, ou dun tat dՉme particulier, tel dtail jamais repr et cependant dsormais essentiel ? Cette exprience, je la trouve homologue celle des spectateurs confronts au film de JFK. Et  bien dautres, trs potiques selon mes critres, o lon regarde par une fentre un paysage que lon connat ou croit connatre par cur. Et que lon dcouvre, ou redcouvre, un jour, une fois, et sans que cela soit vraiment explicable. Si le concept daura, cher Walter Benjamin, continue malgr la dsacralisation gnralise du monde et de lart conserver quelque validit, je la situerais ici. Dune uvre dart, dun tableau ou dun pome, je nattends pas quil ou elle me contraigne mais quil respecte ma libert comme je lui accorde celle de vivre la sienne dans la plus grande autonomie. Avec discrtion et sans tapage. Et pour des rencontres toujours imprvisibles.

 

Or les circonstances pour de telles relations et rencontres, ce nest pas dans lespace public quelles sont le plus souvent rassembles. Il y faut un cadre plus intime. Je sais bien que la prsence des uvres dart dans les maisons, tableaux etc, a souvent t analyse en relation avec des thmatiques o laccent est plac sur lappropriation, la possession. Je crois cependant que ces thmatiques, si justes quelles puissent tre historiquement, laissent de ct la fonction de la frquentation dans la dure et la puissance de ce qui ne se rvle quau fil du temps. Je trouve en outre que cette fonction et cette puissance dbordent largement le cadre de lart : la prsence danimaux  familiers  dans les maisons me semble par exemple pouvoir en dpendre. Item pour les plantes.

 

En tout cas est-ce ainsi que le  lien  entre images lentes et domotique sest prsent moi. Au fond, ce que je cherchais tait un type dobjet visuel tel quil puisse tre adapt aux conditions actuelles, conditions qui loin deffacer la dimension de la vie et de la libert  prives , si illusoires que puissent tre ces choses, ne font que la multiplier. On ne se dplace plus pour aller voir ; on attend que limage surgisse, on la regarde ou lon passe une autre, on la zappe. La libert de  zapper  on ne la que chez soi, le spectacle nous lՙte. Je pourrai dvelopper longuement sur ce thme que Valery rsume tonnamment en quelques lignes prmonitoires dans larticle qui sintitule la conqute de lubiquit :  Comme leau, comme le gaz, comme le courant lectrique viennent de loin, dans  nos demeures, rpondre nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons nous-aliments dimages visuelles et auditives, naissant et sՎvanouissant au moindre geste, presque un signe  - Lisant ceci (crit en 34) on peut sans doute penser la tlvision mais plus encore au web et toutes les formes de linteractivit informatique, la vraie, qui se traduit par le fait quune uvre dart est structurellement dfinie en sorte dՎvoluer au contact de son milieu, comme un organisme et quelle est, en ce sens, ouverte.

 

Travaillant en 1985 un projet vido dans lequel il sagissait de dcouvrir (dj) des expressions technologiquement contemporaines pour des objets relevant de la posie visuelle, me revient une discussion avec lun des participants ce projet, H.C. H.C me demandait si je pensais que ce type dobjets pouvait tre prsent dans une salle de cinma. Je lui ai rpondu que oui, mais que l nՎtait pas la nature idale, selon moi, de leur prsentation, que cela devait passer par la maison, donc par la tlvision. Bien que, ajoutais-je, la tlvision ou les crans dordinateurs soient des objets absolument barbares et mme rpugnants, ncessairement appels se transformer. Jimagine, disais-je alors pour conclure, que dans quelques dizaines dannes les tlvisions auront disparu, quelles sintgreront directement au mur ou lhabitat, quelles seront au fond quelque chose comme aujourdhui les tableaux. Prolongeant ces ides jadressais quelque temps plus tard, avec une grande navet, une proposition je ne sais plus quelle chaine de tlvision pour remplacer les  interludes  par de brefs  clip-pomes . Inutile de dire que cette proposition na pas obtenu lombre dune rponse.

 

Quelques vingt ans plus tard sont arrivs les crans plats et les plasmas. Je nai pas besoin de dire que ces innovations ne mont gure surpris, et que je continue au demeurant les ressentir plutt comme des prmonitions que comme des aboutissements.

 

Mais, l, nous sommes dans la science fiction ; et je veux pour finir revenir au rel. Quand jai commenc travailler ce projet, cՎtait, je lai dit, au tout dbut du web, du www. Auquel je me suis demble intress, comprenant  quel complment il apportait au projet gnral des  images lentes  dans le cadre  dun dispositif que je nai jamais pu raliser compltement jusquՈ ce jour mais dont je continue rver : supposons que vous vous abonniez (que cela soit payant ou pas !!!!) une source dimages visuelles potiques etc situe sur un serveur quelconque. Supposons ainsi que les transformations de votre environnement et ou celle de luvre qui lui  ragirait  (capteurs etc) puissent intervenir au fil des jours, vers quel type dimages allez-vous vous tourner ? Non de pales ersatz de tableaux, ou mme de photographies. Mais pas  plus vers un dferlement visuel et sonore semblable celui que lon peut entendre dans certains foyers o la tlvision braille toute heure sans que personne ny prte plus attention. Ce sont seules des  images lentes  qui pourront alors tre supportables. Des images comme des chats, des poissons rouges ou des plantes vertes. Des images aussi discrtes quautonomes. Bien que dotes dun sens qui vous apparatra peut tre un jour comme au dtour dun rve.

 

Jajoute seulement que ce dispositif permet galement que la  source  puisse tre travaille en permanence, quelle volue elle mme dans le cadre dune sorte de work in progress, le web portant ainsi au carr la problmatique gnrale des images lentes, celle dun  art volutif et ouvert comme tout ce qui vit. Et tout ce qui vit.

 

Ajaccio, 2005

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