Le texte qui suit constitue la base d’une intervention lors d’un colloque organisé à Marseille par Alphabetville, aux Friches de la Belle-de-Mai en Novembre 2005. Il est une tentative de réponse aux (multiples) questions que les organisateurs avaient soulevées (cf. ci dessous) . Dans la version initiale figuraient d’assez longs développements à propos du « post-modernisme ». Ils m’ont paru superflus d’une part, et méritant un traitement spécial de l’autre.

 

 

>Qu'en est-il du récit ?

>Le constat de la post modernité correspond à la fin des grands récits et des mythes, équivalent pour la société contemporaine à la fin des idéologies et des croyances. L'ère du doute et de l'instabilité rejaillit sur les formes du discours, et sur les structures formelles de la littérature et de la poésie. Qu'en est-il des figures stylistiques et de la relation entre technique et esthétique dans les modes d'écriture liés aux NTIC ? Y a -t-il encore du récit ? Et quels sont les fondements sociaux et politiques des formalismes qui en  émergent ?

 

« Les outils contemporains de communication permettent une

capitalisation sans précédent d’informations, et facilitent leur accès

public. Créer du sens ne s’entend plus qu’en termes de gestion de

connaissances. La langue poétique peut-elle avoir fonction de virus

informatique ? Peut-on encore penser comme Rimbaud et Mallarmé que la

destruction du sens aura pour effet de renverser et le mode de

production capitaliste et la morale bourgeoise ? La société

disciplinaire, spectaculaire, gestionnaire, n’a-t-elle pas déjà réussi

à détruire le sens en récupérant sous son aile toute forme de

contestation, à commencer par Rimbaud et Mallarmé eux-mêmes ? La

destructuration des vieilles formes linéaires de récits, facilité par

les nouvelles technologies, n’est-elle pas l’ultime chant du cygne

annonçant la fin imminente de la prolifération du vivant ? Notre corps

n’est-il pas le seul virus capable de manier les armes poétiques en vue

d’une destruction massive des idéologies gestionnaires ? »

 

 

POURQUOI JE N’AIME PAS LES HYPERTEXTES

 

 

Le récit, je le limite, au moins au départ, et de manière énormément restrictive au récit littéraire de fiction, ce qui est le roman, qui a une très longue histoire derrière lui, depuis l’Astrée ou avant, depuis les romans du moyen âge, depuis Rabelais, et jusqu’à aujourd’hui, à Proust, à Joyce, à Burroughs et à tous ceux que chacun voudra citer, qui sont tout autant de singularités dans la forme narrative. Est-ce-que ça peut présenter un intérêt quelconque de mettre ce genre d’objets en ligne – sauf cas spéciaux, censure, indisponibilité, inédits etc. Évidemment que non. Récemment, Stephen King a essayé de publier en ligne son dernier roman, The plant. Il a arrêté au 5° chapitre, personne ne le lisait. The plant a été un plantage. Si je me reporte à mon expérience personnelle, en ligne, je « lis » fort peu, je lis des articles théoriques pas trop longs et pas trop complexes, je lis des textes informatifs et c’est à peu près tout. Le cas de la poésie est différent, il est clair que la poésie visuelle ou concrète et toutes les formes de poésie expérimentale acceptent d’être rencontrées en ligne : mais justement il s’agit là d’objets déviant par rapport au texte linéaire standard, de textes qu ’on ne « lit » pas ou qu’on lit différemment.

 

Le roman, lui, appartient à une famille plus générale, celle du texte-en-prose (et en langue « vulgaire » d’où son nom), famille solidaire de l’histoire d’un medium, le livre, et d’une technique, l’imprimerie. On ne peut pas l’enlever de cette histoire et le plonger bêtement dans un autre medium. Du moins  tant que l’interface de réception est un écran. Ca pourrait changer avec les books rechargeables, c’est possible que les e-books inaugurent une nouvelle époque, comme avec les lecteurs mp3, ça libérerait de la place dans les bibliothèques, on téléchargerait. Au fond pourtant, on aurait simplement trouvé un ersatz du livre, un mutant du livre. Je ne dis pas non plus que l’on ne peut pas se poser la question de nouvelles formes narratives, et le cas échéant avoir recours pour cela à l’informatique, à des générateurs de texte, à des générateurs de scenario, à des procédures relevant de l’écriture en ligne, interactive, tout ce que l’on voudra. D’ailleurs tous les gens qui écrivent aujourd’hui ont des ordinateurs et l’écriture qui va avec. Je dis seulement que le résultat de ce type d’expériences, si elles aboutissent, s’accomplira sous la forme d’un livre. Ca n’est pas se servir de l’informatique selon ses spécificités. Je n’ai rien contre, mais c’est de l’écriture assistée par ordinateur. J’ajoute que sur ce plan l’industrie du livre (ou de la télé) a déjà pris les devants. A tous les égards les livres, les séries télé sont des produits informatiquement générés, électroniquement assistés. Au passage, ceci signifie qu’il est absurde de présenter le livre aujourd’hui comme « extérieur » (voire résistant) à une sphère informatique de laquelle il relève de A (calcul de marché, définition du preoduit, ciblage…) à Z (impression, PAO) en passant par M (écriture).

 

On me dira qu’il existe aussi ce qu’on appelle des hypertextes ou des hypermedia, basés sur le lien, qui, lui, constitue bien une spécificité informatique. Cependant (oubliés les cas où le lien n’a de valeur que fonctionnelle) il ne me semble pas, pour les autres hypertextes, pas si nombreux qu’il pourrait sembler,  que l’on assiste à une mutation (« post moderne ») dans l’ordre de la narrativité : bien plutôt à une démonstration par l’absurde de l’impossibilité à marier le roman à un élément qui lui est étranger.

 

Un hypertexte est un réseau de textes unis les uns aux autres par des liens de nature diverse. Conceptuellement, le lien n’a rien de bien neuf. C’est une structure classique, pour le livre critique, avec des procédures comme les appels de note (*) et les renvois ou références (cf. chapitre XV). Telle, on la retrouve d’ailleurs également dans de nombreux articles de même nature théorique, sur le web : les liens y pointent vers des ancres en bas de page, avec des références ou des notes. Ce n’est pas un hasard. Les pionniers du web, à la recherche de formules qui échappent à l’indexation classique mais qui reproduisent (d’après eux) les modèles associatifs souples mis en œuvre par l’esprit humain se sont très consciemment inspirés de ce modèle « livresque » de la référence. Cependant, et dès ce genre de cas, pourtant distincts d’un usage littéraire, le lien informatique permet autre chose que la simple note. Il permet de « sortir du document », lorsque par exemple il pointe vers un site, ou lorsqu’il se traduit par le rafraichissement de l’écran et le chargement d’un autre document. On peut dire que le lien fonctionne comme un opérateur d’ouverture, agissant à l’encontre de la clôture du texte, celle que le livre exprime , défend et matérialise.

 

Dès ce genre de cas également, et comme pour le livre « universitaire », on remarque aussi que le renvoi occupe une position particulière : il implique que l’auteur devienne son propre lecteur, il est le signe d’une « re-lecture » critique de soi. Une analyse plus minutieuse manifesterait sans doute que cette position peut être directement incorporée au texte, sans codage typographique particulier ou en utilisant des marques discrètes, comme la mise entre parenthèses () ou le tiret -. Tous ces signes intègrent la dimension de la lecture à celle de l’écriture. Ils indiquent une position méta-textuelle critique. Le texte est une chose sous mes yeux et sous les yeux du lecteur, il est entre nous, objectivement. Sous la même rubrique, para-textuelle, pour dire vite, on peut en outre ranger les diverses manières dont le livre universitaire organise son matériau: par des alinéas, des paragraphes, des chapitres, des annexes, un titre et des sous titre de rang varié.

 

Pour le livre universitaire ou théorique, on constate ainsi que la continuité supporte des parties, celles-ci projetant dans l’espace-temps du livre la structure du logos démonstratif. L’ordre des raisons se déploie entre un début et une fin, mais la notion de principe (ou de prémisse) contamine celle de début (ante hoc n’est pas propter hoc, néanmoins il occupera la même place spatio-temporelle) de même que l’organisation topologique ou spatiale est contaminée par des considérations de classe, de rang : titre de corps 1, sous titre de corps 2, déplacement des marges etc. Ainsi annoté et subdivisé (« paratexté » ou « métatexté ») le livre universitaire « argumentatif » conserve pourtant son unité et sa continuité. Une hiérarchie nette sépare le texte du para-texte, de ses notes et références. Cette différence s’exprime soit par la position de ces éléments, soit par leur typographie ; la note sera en caractères d’un corps inférieur et le nombre des notes tacitement limité : un texte où chacun des mots serait annoté, même de manière classique, élèverait immédiatement le soupçon de correspondre à une anomalie (une singularité) probablement littéraire… Quant aux discontinuités manifestes, elles sont par définition liées à un ordre logico-déductif qui en limite l’effet, pourtour que le titre général exprime : un livre est un livre.

 

On se demandera sans doute pourquoi j’insiste ainsi sur le texte universitaire ou théorique. Il y a trois raisons. La première pour souligner que les caractéristiques formelles des hypertextes ne sont pas « sans modèle » : elles proviennent d’un transfert à partir des modes d’exposition liés à ce type d’ouvrage. La seconde est que, d’après moi, et je pense qu’une analyse d’exemples le montrerait aisément, cette provenance intervient sémantiquement dans nombre de cas, qu’elle demeure active, à l’arrière-plan, ou même très sciemment jouée. La troisième,  que le développement du roman moderne, au XIX° siècle a étrangement correspondu avec l’effacement de ces procédures au sein du texte de fiction littéraire, correspondance qui n’est pas une simple coincidence : dans le roman, pas de notes, pas de renvois, une organisation typographique très simplifiée, pas de sous titrage etc… On pourrait dire que le roman moderne standard a expulsé hors de lui toutes les marques para textuelles liées à une organisation spatiale (mimant l’ordre logico déductif) pour ne conserver en quelque sorte que son unité indifférenciée, son titre, et accorder un privilège quasiment monopolistique à son organisation continue sur l’axe temporel. Il peut être narrativement sans queue ni tête, mais il a un début, un milieu, une fin, un sens donc, à quoi correspondent les seules marques para textuelles maintenues, le foliotage (il y aurait quelques cas différents, très rares, Saporta par exemple) : bref, le roman fonctionne au temps. De manière générale, risquons une formule, le temps est la matière commune au roman, ce qui fait de la Recherche ou d’Ulysse les 2 « romans du roman » moderne. Je rappelle que Proust eût souhaité que son texte fût imprimé d’une seule traite, sans le moindre alinéa, sans la moindre coupure et que ce sont les conseils (mercantilemnent avisés !) de son éditeur qui l’ont dissuadé de ce fantasme. Proust ne voulait aucune marque, aucun para texte, que la seule succession des phrases, jusqu’au temps pur, au temps annulé, au temps mis en boucle. Peut-être même rêvait-il d’une seule et interminable phrase, en tous les sens du mot phrase, d’un seul phrasé musical, je le pense en pensant à la sonate.

 

Un idéal, ou une utopie qui s’oppose on ne peut plus nettement à ce que l’on peut constater dans les textes de fiction antérieurs, chez Rabelais par exemple ou dans nombre de cas de romans du XVIII° siècle où le chapitrage et le sous titrage demeurent fort présents, quand il ne s’agit pas de véritables chapeaux méta textuels et d’incipit qui précèdent le corps du texte « Où l’on verra notre héros quitter malencontreusement la vie heureuse et tranquille qui était la sienne pour aller à Londre et s’y embarquer pour les Antilles… » sorte d’« abstract » avec des « key words », espèce de « head » situé avant le « body » et contenant les « meta tags » : Vous comprendrez que je n’introduis pas ces mots sans arrière-pensées.

 

Mon idée étant que ce sont ces procédures, effacées progressivement du roman et ayant ainsi contribué à son instauration, que l’hypertexte littéraire de fiction va réimporter, via le texte savant, le texte argumentatif ou informatif, dans le champ littéraire, pour tenter de les mettre à profit. Par quelle magie ? Avec quelles intentions, pour quels résultats ? Et dans quel contexte ?

 

La magie est celle de l’hyperlien, qui permet à la fois de mimer et miner ces procédures, de les miner les minant et de les démultiplier en tirant profit des caractéristiques électroniques.

Si en effet a) la « note » s’enfle,

si b) elle ne se distingue plus typographiquement du texte,

si c) elle se substitue à lui,

c’est la prépondérance et la continuité organique du texte qui se trouvent attaquées : dès cet instant, les conditions minimales pour un hypertexte littéraire de fiction sont réunies. Bien sûr, il est facile de rajouter d’autres procédures, de multiplier les liens, de les rendre bi ou uni directionnels, visibles ou invisibles, statiques ou dynamiques, solutions que chacun connaît, mais je ne crois pas que cela change beaucoup le bilan: l’hypertexte de fiction ne consiste nullement en une manière particulière, électronique ou informatique, de « traiter le texte », il consiste immédiatement en la déconstruction de celui-ci, déconstruction qui porte avant tout sur ses deux caractéristiques majeures, unité et continuité.

 

Les parties deviennent autonomes ou tendent à le devenir, leur agencement n’est ni déductif ni même temporel. Suite à l’introduction du lien et à l’intervention du lecteur que son activation requiert, il est possible que l’élément « suivant » soit consulté à peu près n’importe quand ou jamais, qu’on le souhaite ou pas. Au minimum, le temps ici est sectionné, le texte mis en pause, en boucle. Le lecteur classique d’un livre classique peut jeter le livre et refuser de tourner la page. Il peut même en sauter 5 ou 6. Mais s’il tourne la page c’est bien la suite qu’il va trouver. Et s’il en saute 5, il sait qu’il en a sauté  5 et il sait où il en est du point de vue de la séquence. Jusqu’à la dernière page il sait qu’il y a, ou qu’il y aura une suite. Dans le cas de l’hypertexte la certitude s’effrite : rien ne garantit l’existence de la suite. À pousser à fond cette logique, (et la pousser à fond veut simplement dire à essayer de faire un hypertexte de fiction qui soit vraiment un hypertexte de fiction, pas seulement du texte à l’écran) , on en arrive vite à l’idée que l’hypertexte de fiction n’est pas « un texte » mais une constellation fragmentée au sein de laquelle tous les rapports de hiérarchie peuvent se trouver soit brouillés soit même complètement abolis. À la clef des « effets » connus de tous depuis M. Joyce et Afternoon a Story, pertes des repères aristotéliciens de début et de fin, impossibilité de savoir si l’on a consulté tous les éléments, multiplication des « parcours de lecture », métaphores du « labyrinthe » et de l’égarement, structures en boucles ou en spirales etc… Certes, cette « déconstruction », puisqu’il s’agit bien de cela, peut, au gré des auteurs, aller plus ou moins loin, intégrer de l’aléatoire, des procédures dynamiques, mais peu importe. L’essentiel est de comprendre que la logique décrite génère, implicitement mais nécessairement, un glissement de l’image du texte comme séquence continue  temporellement orientée à celle d’un texte comme espace plus ou moins clos et plus ou moins structuré, ce glissement du temps à l’espace trouvant son écho dans de nombreuses métaphores utilisées à propos des hypertextes, le  labyrinthe déjà mentionné, le jardin, la carte ou le territoire. Glissement à mes yeux lourd de conséquences : car je me demande bien comment l’on peut encore parler de « récit » dès lors que l’on supprime ce qui en constitue l’épine dorsale, l’histoire au sens de Genette, c’est-à-dire la mise en ordre, sur l’axe du temps, d’un ensemble d’événements liés les uns aux autres, histoire que le lecteur articule à partir du sens temporel qu’on lui fournit ou suggère. C’est ce point qui me conduisait naguère à postuler que les hypertextes de fiction me semblaient non pas des exemples d’un « nouveau récit » mais la démonstration par l’absurde de l’impossibilité qu’il y a à combiner narration et hypertexte, du moins si l’on utilise véritablement les potentialités de l’hypertexte.

 

Comprenons nous bien : pour reprendre Genette, je ne parle pas de la narration, le signifiant, je parle de l’histoire, le signifié ou mieux encore, le sens. C’est elle que le lecteur vise ou sur laquelle il appuie sa lecture, c’est elle qui, claire ou non, ouvre la porte à la fictionnalité, à l’imaginaire, y compris dans les cas où le récit n’est pas un roman. Si je vous raconte une  histoire, n’importe laquelle, je vous donne un pattern, avec mille trous (la carte n’est pas le territoire) qui vous permet d’imaginer les événements ainsi d’ailleurs que d’accéder à l’interprétation que j’en propose, à la juger, voire. N’importe quel récit, n’importe quel commentaire de match à la radio met cela en évidence, qu’à l’arrière plan du récit il y a l’histoire, le match, le temps. Pour le roman c’est la même chose : il y a mille et une manière de raconter une histoire, des manières très embrouillées, très perspectivistes, très fragmentées ou fragmentaires, il y a Joyce, il y a Faulkner ou Burroughs et Céline, il y a Calvino… Et sans doute même que, selon les cas, il faudrait préciser, travailler le concept d’histoire, en sorte qu’il finisse par signifier quelque chose comme une série et la loi de cette série, son générateur, ce par quoi, à partir d’un certain moment nous pouvons nous attendre à ceci ou bien à cela, bref qu’histoire s’identifie à possibilité prévisionnelle, constitution d’un horizon d’attente et de possibles et que le terme puisse s’appliquer bien au delà de son sens naïf, premier et nullement négligeable, qu’il puisse par exemple intégrer des générateurs stylistiques, procéduraux, et peut-être d’autres choses, mais en sorte, et dans tous les cas, qu’existe la possibilité pour le lecteur de nouer les fils de « l’histoire » de reconstituer la suite des événements et d’anticiper sur elle.

 

Anticipation qui est la vraie clef de l’effet d’entraînement produit par le roman, non que ce dernier agisse mécaniquement, comme on dit trop souvent, et qu’il nous transforme en sujet hypnotisé, mais parce que, au contraire, il permet au lecteur de former activement des hypothèses, de construire du sens. Or l’histoire, qui est le signifié, c’est-à-dire le générateur de la série, elle est maintenue par la continuité textuelle elle-même solidaire du livre. C’est là tout le problème avec les hypertextes. Prenons (a contrario) Si par une nuit d’hiver (que l’on considère fréquemment et bien à tort comme un proto hypertexte, d’où son choix ici) il y a un premier chapitre, un prologue, qui d’emblée distribue les cartes et organise les plans, j’ai envie de dire les places, celle du lecteur, de l’auteur etc. Et ce premier chapitre, cette organisation initiale comparable à la disposition des pièces sur un échiquier, vont  permettre l’organisation en histoire ou méta-histoire de toute la suite avec des rythmes et des retours calculés, des noms de personnages ou autres éléments récurrents. La possibilité du sens existe, sa construction avance d’un chapitre à l’autre et Calvino la maintient ou la réanime sans cesse ne fût ce que pour mieux la dérouter. Il y a des personnages (ou des noms) fixes. Il y a des constantes. Tout ceci disparaît avec les hypertextes.

 

On pourrait certes objecter que dans certains cas, y compris des plus connus et vénérables, celui de Michael Joyce ou de pas mal d’auteurs liés à l’Eastgate School, « il y a une histoire », au sens naïf, et que le lecteur qui accepterait le challenge de cliquer sur tous les liens et d’effectuer tous les parcours « devrait » parvenir à la reconstituer. Mais cet argument du « devoir » agit me semble-t-il à l’opposé  des « vertus », régénératrices quant à la lecture, qu’on prête avec générosité aux hypertextes, celle d’autoriser une lecture « personnalisée », flâneuse, libre, active et butinante, pareille à une promenade, et en tout point contraire à une lecture  supposée « contrainte », la lecture classique : outre que la « contrainte » mériterait d’être analysée de plus près, et que le problème de l’anticipation soulevé tout à l’heure conduirait sans doute à corriger cette expression, il est à coup sûr exclu que la flânerie zig-zaguante soit compatible avec l’exhaustivité combinatoire acharnée et méthodique qu’il faudrait déployer pour « reconstituer » l’histoire d’Afternoon - Tout à contre-courant du type (du « pacte ») de lecture que ce genre d’objet propose ou des intentions qu’il proclame.

 

D’ailleurs, les mêmes auteurs d’Eastgate, qui ont beaucoup lu, qui sont des universitaires, qui connaissent bien Barthes ou Derrida, ces auteurs n’ont au fond pas grand chose à faire de « l’histoire », croient- ils. Ils se contenteront d’une unité d’ordre inférieur : le fragment, la lexie – en fait ce qui est affiché dans un écran à un moment déterminé du temps. Le problème c’est que, s’agissant d’un texte littéraire, la notion de lexie est bien difficile à saisir. Et qu’il me semble bien y reconnaître l’une des ces « parties » du discours théorique et critique, un chunk d’information si vous voulez, concepts qui s’appliquent assez bien à un texte théorique, mais qui s’avèrent autrement difficiles à manier pour les textes littéraires de fiction, romans. D’autant plus difficile qu’on se rapproche, c’est un comble, des formes contemporaines de la narration : trouvez donc les lexies dans Finnegans wake, trouvez les chez Guyotat… Bon courage. C’est que l’écriture narrative n’est pas une écriture informative et que ces notions, lexies ou tekton, réfèrent sur le fond à des textualités autres : le texte théorique ou critique d’une part, une certaine poésie de l’autre, laquelle, et depuis déjà longtemps, procède avec, à l’arrière plan d’elle-même, une image(rie) bien plus spatiale (spatialiste voire) que temporelle : parole en archipel, chocs et disjonctions, constellations, paroles en liberté etc. Il est clair qu’un texte qui se construit sur ce modèle « poétique » s’adapte aux structures hyper textuelles aussi aisément qu’un texte théorique, possible et même probable que de multiples effets de sens en résultent, mais nul roman, nul récit, nulle histoire. Au demeurant je crois que les poètes qui relèvent de ce courant, dont moi-même, lorsqu’ils se sont intéressés à l’électronique se sont tournés vers bien autre chose que les hypertextes, qu’il s’agisse de l’animation programmée, des dispositifs en ligne, du « live »  etc…

 

En tout cas peut on comprendre pourquoi et comment l’histoire ou la narration elle-même, en viennent à devenir très secondaires dans bon nombre d’hypertextes, notamment français. Ici l’on peut parler d’une « absence du récit » ou du récit comme faux semblant. Sont mis en jeu d’autres aspects : la visualité du texte en, premier et , en second,ce que j’appellerai son « ironisation ». Sur le premier point  allons vite : sans doute résulte-t-il de la conscience tout à fait justifiée qu’ un écran n’est pas une page, mais la prise en compte des caractéristiques typographiques ou coloriques des éléments textuels débouche, là encore si on les prend au sérieux et qu’on dépasse le simple habillage ou la redondance naïve, sur bien autre chose que le récit, j’entends sur la poésie concrète ou des recherches de ce genre, qui n’ont pas grand chose à voir avec le récit et qui même, très explicitement, se sont construites sur son éviction puisque, dans ce type de recherche, c’est une lecture tabulaire et une abolition de l’ordre syntagmatique comme de la linéarité de l’écriture qui sont visées. Ajouterait-on des images, ou des sons que l’on tomberait soit à nouveau sur la poésie visuelle, soit sur la vidéo, soit (c’est ce que l’on trouve le plus souvent) sur des romans photos…

 

Pour la seconde solution, plus séduisante ou raffinée, elle revient à exploiter la dimension « méta » mentionnée tout à l’heure. Dans ce type de stratégie l’élément « lié » vient à jouer le rôle de « décodeur » vis-à-vis de l’élément initial, il met à jour des connotations, révèle des sens cachés, relativise le message. Dans le meilleur des cas (pour les autres le texte s’avère n’être qu’un « support » gratuit au lien, on en vient à cliquer sans lire…) cela peut être drôle, caustique, parodique ou critique, mais cela demeure de l’ordre du commentaire, non du récit, la marque d’un esprit éclairé et éclairant, « à qui on ne la fait pas ». Peut-être d’un esprit post-moderne ?

 

Je ne sais pas, mais l’on peut comparer utilement le type d’objet qui en résulte avec les romans de Diderot, de Calvino, Borges ou Cervantes, que la critique US reliée à l’entreprise post moderniste invoque comme exemples phares – Il est clair que ces auteurs assument en apparence la même méta-position, qu’ils se détachent, qu’ils manifestent qu’il ne s’agit que d’un jeu dont ils dévoilent en même temps les règles. Mais ce serait se leurrer, je crois, que de songer que cette distance ne soit elle-même jouée, comme artifice narratif et composant structurel d’une histoire qui, au fond, dupe tout le monde : l’auteur, le narrateur, le lecteur et même la lectrice… Distance à l’intérieur du jeu, non pas sortie hors de lui, distance qui révèle les règles pour les complexifier et mieux en jouer, en jouir. Le jeu de Calvino ne consiste absolument pas à « extraire » le lecteur du roman mais au contraire à l’y impliquer davantage, aux côtés de l’auteur. Bref : Il y a une grosse différence entre un roman du roman, ce qu’écrit Calvino et un roman non roman pour reprendre le titre d’un hypertexte récent, signé Lucie de Boutiny.  On pourrait aussi songer à Godard, à côté de Calvino, ceci pour indiquer aussi vite que possible que l’attitude dont je parle ne concerne pas que les hypertextes. La vidéo aussi est concernée, du moins les travaux qui mettent en avant des figures comme la citation ou d’autres procédés qui, fondés sur l’intertextualité, aboutissent à une forme du même genre, proche du commentaire et fondée sur un savoir.

 

Toujours est il que, aussi bien à cause de la visualité propre à l’électronique, laquelle transforme instantanément en image éphémère tout élément qui vient à s’inscrire à l’écran, qu’à cause de l’impossibilité de conjuguer hyper textualité et histoire, je ne vois pas comment l’on pourrait envisager que les hypertextes littéraires de fiction ouvrent de nouvelles voies au récit.

 

Ce qui ne permet en rien de conclure à la « fin du récit », décrété, on ne sait par qui et pourquoi incompatible avec la période actuelle. Peut-être est-il vrai que le « roman » est en crise. Je ne suis pas certain. La littérature est toujours en crise, et il ne faut pas confondre roman et  romanesque. Le  «romanesque » est un résidu figé de formes,  en sorte qu’on pourrait dire à son propos ce qu’il m’est arrivé d’écrire à propos de la poésie :  la poésie commence où le poétique s’arrête, le roman commence où le romanesque s’arrête. Le romanesque ce ne sont que des recettes mortes, des règles connues trop connues, des modèles inefficients, tout prêts du coup à être analysés informatiquement pour servir de structures algorithmiques à des générateurs de scenarii comme il s’en fabrique aujourd’hui aux USA, afin d’inventer le prochain épisode de la petite maison dans la prairie ou des feux de l’amour, et bref, un certain type d’objets qui me semblent assez éloignés de Guyotat. Ca ne veut pas dire que je trouve inintéressant ce type d’entreprises qui, au fond, aboutit à déterminer un « modèle formel » et du coup ouvre la voie à une synthèse. Je trouve cela tout à fait passionnant sur le plan linguistique ou théorique et pour toutes les recherches dans le domaine de l’I.A par exemple. Je le trouve également tout à fait intéressant, génial, parce que du jour où existent ces logiciels qui permettent de fabriquer le prochain épisode des feux de l’amour, c’est très positif, ça veut dire que n’importe qui va se mettre à en fabriquer ou pouvoir en fabriquer et que du coup on passera à autre chose, par la banalisation. L’informatique a ce pouvoir magique extraordinaire de liquider tout ce qu’elle permet de générer artificiellement, de nous débarrasser de tous les tics.

 

Mais tout ça de toute manière concerne le romanesque, pas le récit et encore moins la fiction.

 

Le récit, il n’est que de voir les files d’attente devant Star Wars ou le Seigneur des anneaux pour se convaincre qu’il se porte bien et que le besoin ou le désir de fiction auquel il est congénitalement lié est parfaitement vivant.. Le web n’est en rien extérieur à ce besoin. Il déborde de récits de voyage, de journaux intimes, de blogs où les gens se racontent au jour le jour pour le meilleur ou pour le pire. D’ailleurs, les journaux, imprimés ou télévisés, abondent eux aussi en récits de toute espèce. On peut même se demander si, très souvent, ils ne fonctionnent pas comme une sorte de récit permanent, une saga, un feuilleton dont tout le monde attend la suite, aujourd’hui, à 20 heures : chapitre 15 : le Tsunami, chapitre 18 : la guerre en Irak, chapitre XX : la guerre des banlieues, les Twin Towers, tout ça avec des personnages aussi fascinants que ceux de n’importe quel roman, des noms qui disparaissent pour mieux revenir, des aventures rocambolesques, Bin Laden, Carlos ou je ne sais qui. A poursuivre dans cette direction même l’expression de « fin des grands récits » peut sembler suspecte, et celle de société du spectacle est insuffisante. C’est une sorte de transformation live de l’information en récit global et work in progress qu’ il faudrait ici évoquer. Et se demander, en retour, ce que cela signifie pour l’information, la nécessité de réfléchir cela en liaison avec l’imaginaire et le récit.

 

Et le web encore, est plein de groupes de fanatiques qui jouent en ligne à ces jeux de rôle ou d’aventure qui sont bien plus proches du récit interactif que les plus sophistiqués des hypertextes et qui peut être , eux, exploitent pour de bon les spécificités du web, du réseau et de l’informatique. Là, il ne s’agit pas d’une fausse ou d’une semi forme d’interactivité, là il y a le réseau, d’autres humains, une véritable imprévisibilité, là nul ne me représente, là c’est la procédure inverse, on va jusqu’au bout de la logique « le livre dont tu es le héros », logique qui n’a rien à voir avec celle des hypertextes, et qui me semble infiniment plus conforme avec tout ce que j’ai voulu dire. On me répondra sans doute, (on, les puristes) que dans ce type de cas il ne s’agit plus de diégèsis mais de mimesis, en clair : que ce n’est pas du récit mais du théâtre. Sans entrer dans ce débat, on peut juger faible un argument qui au fond revient à prétendre revitaliser une conception des arts partagés entre secteurs étanches, dont tout, dans l’évolution contemporaine et l’essor des intermedia, montre qu’elle ne conserve aucune pertinence théorique ou créative…

 

Signe en tout cas d’une permanence du récit, de son besoin… Faut-il s’étonner ? - Comme espèce de la parole, comme manière d’articuler des événements le long de la chaîne temporelle, le récit est aussi vieux que l’homme parlant et mortel, il est une donnée anthropologique, très indépendante de toutes les formes culturelles instituées, littéraire par exemple, laquelle au demeurant ne s’en distingue pas sur le plan linguistique, (là je renvoie à Searle : il n’ y a aucun critère linguistique qui permette de distinguer objectivement le récit « dans le roman » du récit « dans la vie de tous les jours »). Et Il n’y a pas d’homme sans récit, un homme hors récit serait un être sans mémoire, sans raison et sans conscience de soi. Ce serait ou dieu, ou un enfant, un tout petit enfant. On pourrait ici songer au rôle du récit dans la construction de l’intelligence, à Piaget, au  récit dans la psychanalyse, au roman familial, au récit de rêve. A l’imaginaire en général. Comment envisager la fin du récit, de ce récit, c’est absurde, en tout cas, moi je ne vois pas. Ou plutôt si, il faut se placer d’un certain point de vue, celui de celui qui croit qu’il sait, de celui à qui on ne la fait plus, qui est à peu près ce que j’entends par post moderne. Sitôt qu’on n‘est plus dans ce point de vue, sitôt qu’on doute de sa validité et qu’on se demande si on n’est pas en train de se raconter des histoires, c’est très différent et c’est l’art, qui commence où l’on n’est plus très clair ni très sûr de ce qu’on fait ou à faire et où on s’installe dans le langage, qui ne convient pas, ou plus.

 

Dans ce genre de position,  on trouve compréhensible qu’il y aie beaucoup de gens à Star Wars ou aux Seigneur des Anneaux et l’on ne postule pas que le monde se soit arrêté avec la chute du mur de Berlin. On sait qu’il y a Bin Laden, Bush, la guerre des banlieues et bien d’autres choses pour occuper nos soirées.

 

 

 

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