Sur quelques questions possibles liées à la poésie et à son rapport aux nouvelles technologies

(Résumé d'une intervention faite en Octobre 2009, Fondation Filiberto Menna, Salerno, lors de l'événement Artmedia organisé par le Professeur Mario Costa)

 

( Evidemment la question de la poésie, celle de savoir si elle est « bonne », ou « mauvaise », ou même celle de savoir si cette question en est une, ne concernent pas l’analyse des  medias, des medias en général et électroniques en particulier -  Donc, on les laissera de côté, ici.)

Impossible à mes yeux d’envisager d’un point de vue théorique la poésie indépendamment de son inscription, de son insertion dans tel ou tel medium. Cela depuis longtemps. Même s’il existe une forme de continuité nominale entre la poésie d’Homère et la poésie contemporaine, et même si au delà de l’identité nominale on peut concevoir une identité générique,  la continuité et l’identité générique masquent des lignes de fracture déterminantes pour ce qui est de l’histoire de la poésie: c’est d’ailleurs pourquoi, cherchant à indiquer et la relation et la différence je n‘écris pas poésie mais poésie : « poésie barrée ». La poésie d’Homère appartient à un temps où les moyens de communication et diffusion étaient très différents des nôtres, elle en porte la trace, à tous égards. Je veux dire que ses modalités « formelles » sont commandées par cette situation, celle d’une oralité à jamais perdue. Même chose avec l’avènement de l’imprimerie et des nouvelles structures de communication qui l’accompagnent. La poésie et au-delà (le « roman » notamment) portent la marque de ce bouleversement qui instaure la primauté du lisible sur le visible ou sur l’audible. Aujourd’hui il en va encore de même  avec l’expansion de l’électronique : là j’inclus à la fois la radio, la télé, les CD ou DVD, les ordinateurs et le web. Chacun de ces « medias » détermine des formes spécifiques, implique des opérations de transcodage et des contraintes particulières. Aucun n’est, en tous les sens, un simple récipient ou un véhicule neutre. Quand on assied son corps dans une voiture le siège lui donne sa forme.

 

À ce principe général je rajoute: la sphère des medias n’est pas indépendante de la totalité sociale ; il faudrait créer une sorte d’expression comme « techno-sociologie », parallèle à celle de « techno-science ». Sans le web et l’électronique, pas d’expansion des flux planétaires et des circulations financières, pas de « globalisation ». Ni non plus de possibilité de « gestion » politique des grands ensembles humains contemporains, la sphère des medias (parallèle ou corrélée au développement de la consommation de masse), fonctionnant comme réponse aux difficultés propres au contrôle de ces macro-ensembles. Les technologies électroniques agissent ainsi comme facteurs structurants les échanges sociaux de toute nature de notre monde :  argent, sexe et paroles au premier chef.

 

Les poètes, depuis le début du XX° siècle, et peut être même avant, ont très bien senti qu’on entrait dans une ère nouvelle. Les futuristes, Apollinaire, les avant gardes historiques ont, selon des modalités variées, exprimé cette conscience diffuse. Ils avaient saisi que la domination Théologique du Livre et de toutes les valeurs sacralisantes qui l’accompagnent allait être battue en brèche. Ils avaient compris l’enjeu de la radio, du cinéma, du développement de la presse. On peut dire, en résumé, que l’ensemble des courants expérimentaux du XX° siècle, en poésie, ont répercuté cette conscience, développé de manière convergente un ensemble de pratiques d’écriture qui sont des « écritures au négatif », des écritures de la déconstruction du Livre ou de ses succédanés, le Texte, l’Auteur.

 

Dans cette histoire, les fondateurs de la poésie « sonore » occupent une place particulière. Bien que pour l’essentiel les démarches qu’ils développent soient homologues à celles des « visuels » ou des « concrets » et que tous les poètes expérimentaux appartiennent à une seule et même aire commune, les sonores, très consciemment et explicitement, ont relié leur position à l’évolution des technologies et à l’apparition du magnétophone. Ce dernier, outre qu’il permet de travailler la voix ou le son, auxquels pour la première fois un « miroir » est tendu, autorise une forme inédite d’enregistrement et diffusion. Alors que, pendant longtemps, les « visuels » n’ont eu d’autre solution que « le livre » (qu’ils ont essayé de mille façons de transformer), les sonores, eux, pouvaient (dès les années 55) se prévaloir et réjouir de posséder une solution positive à leur désir d’abandonner le territoire du papier. Avec, en tête, la croyance, (ou l’illusion…), qu’échappant au « papier » la poésie allait retrouver une nouvelle forme d’impact social, certains poètes, nombreux, assimilèrent cette sortie à un retour à la (vraie !) vie, à l’origine, à la voix, au corps ou à la nature, tandis que d’autres, plus rares, conçurent cette évasion comme permettant de réaccorder la poésie avec les nouvelles formes de communication, de la ré-insérer socialement, et la  rendre apte à entrer en contact avec un public bien plus large que celui des « salons » XIX° siècle, emplis de bourgeois et aristocrates cultivé(e)s.

 

Il fut vite clair cependant que la question du medium ne pouvait être dissociée de celle de la diffusion. Que l’on publie un recueil à 300 exemplaires ou que l’on presse un vinyl au même tirage, quelle différence ? – C’est peut-être même pire, parce que le livre, au moins, est conforme à la définition dominante de la poésie, ce qui n’est pas le cas pour le vinyl ou la cassette. La volonté d’un « vrai et nouveau public » ne put en tous les cas être satisfaite. C’est sans doute la raison pour laquelle Bernard Heidsieck est passé, vite, de la poésie « simplement » sonore à la « poésie action », à la lecture publique, passage qui marque l’avènement de la performance, et la fin de la poésie sonore au sens strict. Certes, celle-ci peut survivre, non loin de la musique contemporaine, mais à se risquer sur scène elle ne saurait éviter d’intégrer des paramètres sémiotiques non sonores, visuels, gestuels, spatiaux, interactifs etc. A partir des années 85 les mêmes événements ou festivals rassemblent indifféremment sous l’étiquette de « performance » les sonores et les autres.

 

Maintenant, qu’est ce qui fait la spécificité de la situation actuelle, qui commence vers la fin des années 80 ? –L’informatique et les réseaux. L’informatique « accomplit » les utopies qui ont accompagné le développement des avant gardes ou des poésies expérimentales antérieures à commencer par celle de la « poésie totale » ou « fusionnelle ». Son langage permet d’articuler les medias en un tout calculé, elle est une sorte d’esperanto pour le traitement simultané de l’image du son et du verbe. Elle donner un sens précis à quelques maîtres mots de l’art contemporain, hasard, work in progress, œuvre ouverte ou interactivité. Quant aux réseaux, ils répondent concrètement au problème de la diffusion : désormais l’artiste, le poète, via le web, peut parfaitement envisager de contourner les formes institutionnelles de publication et diffusion. S’agirait il, de nouveau, d’une illusion, celle ci est la nôtre… Et il est facile de percevoir à quel point, comme je le disais au début, elle est harmonique aux multiples mutations sociales et politiques, soit, globalement, à la fin de l’âge de la représentation (au sens politique) comme à l’apparition du désir de démocratie directe ou d’autonomie individuelle. J’ajoute enfin que, s’agissant (cameras, appareils photos, ordinateurs…) d’ objets en vente dans n’importe quel supermarché, s’offre à tous la possibilité d’une pratique artistique, révolution comparable seulement à celle du développement massif, vers les années 50-60 de la photographie. Je lisais, l’autre jour, dans la presse que 1 675000 personnes, en France, déclaraient s’être « amusées » un jour ou l’autre à faire de la musique avec leur ordinateur…

 

Ces deux derniers points marquent à certains égards la fin du concept d’Art, tel qu’il nous a été légué par le XIX° siècle : fin de la sacralisation de l’Auteur ou de l’Oeuvre, tout au moins dans sa permanence monumentale. Fin des Majuscules, fin des grandes Messes.

 

Cependant, comme également dit auparavant, il ne s’agirait pas d’oublier que ces technologies n’ont pas été inventées « pour les artistes » et qu’elles sont articulées, socialement, à des besoins d’une autre nature, circulation des flux, contrôle politique des sociétés globalisées. Que le web puisse être un gigantesque accélérateur démocratique en général et que ceci concerne également la création et la diffusion artistique soit : mais on peut aussi bien, et avec autant de raisons, y voir l’avènement d’une culture chaotique, incapable de regard critique et ne cherchant en rien à l’éveiller, oublieuse de toute forme de passé et de référence, vouée à l’éphémère des modes et au culte d’un présent instantané-jetable. De même, s'il correspond à l'eesor de l''individualité démocratique ouvre-t-il en même temps grandes les vannes de l'arrivisme egocentré, des moi-moi-je et de l'autopromotion forcenée. Les deux choses sont vraies, les deux sont là. Laquelle l’emportera ne dépend pas de l’analyse mais simplement des luttes et des rapports de force. Le web n’est ni un simple dispositif technique et neutre, ni une gigantesque machine à décerveler, ni l’Utopie d’une société fraternelle et égalitaire enfin advenue : il est avant tout un champ de bataille dont lui même est l’enjeu. Compte tenu des modalités des réseaux, on peut en outre douter que cette guerre connaisse une fin quelconque : il faudrait pour cela et qu’un vainqueur définitif s’installe que se développe un méta-réseau. Google en est peut être l’amorce.Inquiétante...

 

Il s’en suit que l’artiste qui se risque à l’usage de ces technologies, outre qu’il a à se poser la question de formes artistiques réellement adaptées, doit être conscient qu’il est en train de manger avec le diable et qu’il a besoin, pour cela, d’une fort longue cuillère. Il lui faut par exemple, selon moi, éviter à tout prix que l’intérêt se porte sur la seule  « novation ou complexité technologique », par exemple sur les compétences (d’ailleurs très relatives) de « programmeur » que peut posséder tel ou tel des poètes concernés,. Il lui faut également s’interroger sur les conséquences du développement technologique quant aux conditions de production de l’œuvre. Peut-être, par exemple, envisager le travail « en équipe » comme une nécessité. Il lui faut en tous les cas se garder d’apparaître comme une nouvelle sorte de mage, ou plutôt de magicien, ce qui veut dire que, dans sa démarche, les technologies, l’informatique ou les réseaux doivent être manifestés pour ce qu’ils sont, de manière non fétichisée et froidement déconstruite, loin de toute idéologie mystificatrice.

 

C’est sous ce seul angle, critique, que je puis accepter l’adage mac luhanien, qui postule l’identité du message et du medium. La question n’est pas du tout « d’offrir » aux gens de simples dispositifs technologiques afin qu’ils s’en étonnent ou en jouent, mais que, si de tels dispositifs sont offerts, ce soit dans l’intention de les rendre manifestes, sensibles et présents dans toute la force d’utopie ou de cauchemar qu’ils recèlent, big brother d’un côté, démocratie directe de l’autre. Rendre manifeste implique un travail symbolique.

 

A ce compte, la question du sens ne peut d’aucune façon être évacuée, elle est cruciale et ne saurait être considérée comme résolue par la seule présence du dispositif ou de son  utilisation. L’utilisation créative  de l’électronique, en soi, n’implique rien. Elle exige de la lucidité.  Elle peut être au service d’un projet libérateur ou de son contraire. Et si elle peut signifier la « Mort de l’Art », cette « Mort » elle même est susceptible, comme celle de Dieu au dire de Nietzsche, d’être entendue selon des sens multiples. Notamment celui d’une liquidation de toute la brocante théologique dont plusieurs siècles l’ont surchargé. Un art enfin laïc…Il était temps.

 

 

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