Notes à propos de la performance

philippe castellin - 2018

 

Bernard Heidsieck - photo F. Janicot

 

 

Le texte ci dessous a été publié comme introduction à l'application smartphone PERFORMANCE1, en ligne et en vente sur GooglePlayStore && AppleStore, application programmée par Akenaton pour la version android et Antoine Schmitt pour la version IOS. Bien que spéciiquement lié à cette application il n'en a pas moins une valeur générale.

 

PERFORMANCE, le terme est désormais inscrit dans le lexique banal des arts et il est rare de ne pas le rencontrer au programme d'une quelconque manifestation, danse, théâtre, poésie, musique. Ce qui ne signifie pas que le sens de "performance" soit clair, et, sans que soit diminuée sa puissance attractive, au contraire, on peut le soupçonner de fonctionner comme un "attrape-tout".

Déjà, poésie, musique etc..., pareille ubiquité du terme laisse songeur: utilisé par un musicien ou par un danseur, vise-t-il le même objet? - D'autant que le contexte qui détermine l'usage ne se borne pas à la diversité des secteurs artistiques. Les dimensions historiques, culturelles, linguistiques le constituent eux aussi: une "performance" lors du vernissage dans une galerie parsienne en 2018, est-ce comparable à ce que pouvaient faire les activistes viennois des années 70, certains poètes latino-américains sous la dictature des Juntes, et pas mal d'artistes des pays de l'Est, notamment dans l'ex-URSS avant la chute du Mur ??? -

Questions préliminaires... A réduire la performance à quelques traits formels "objectifs" on risque d'oublier l'essentiel, l'ensemble des intentions qui l'animent. Non, la performance n'est pas une "discipline" qui s'ajouterait au catalogue de la sphère des arts si ce n'est au Cursus des écoles d'Art. Dès sa naissance, que celle-ci intervienne au grand moment du Dadaisme zurichois ou qu'on la situe aux USA dans la foulée des Cage, Cunningham et Graham ou encore ailleurs, au Japon, avec Gutaï... On laissera ici ces questions "historiques", largement étudiées depuis L'Acte Pour l'Art d'Arnaud Labelle-Rojoux.

"Intentions", c'est clair: la performance se donne initialement comme critique et protestataire contre, d'un côté, l'état socio-politique du monde, de l'autre celui du système et du marché de l'art, deux aspects qui s'articulent: la fracture entre le monde l'art et ce que pudiquement l'on appelle (souvent) la vie est le strict corrélat de l'intégration de l'art et de la soumission des artistes aux castes et classes dominantes. Echapper à cette fracture, mettre l'art hors des circuits de "connaisseurs" riches et éclairés et le réinsérer dans la totalité sociale actuelle, telle est l'ambition fondatrice de la performance, en cela proche parente d'autres courants qui la précèdent de peu ou lui sont contemporains, l'Arte povera, le NonObjet, la poésie visuelle, bien d'autres. Ainsi pourra-t-on aborder les caractéristiques formelles qui suivent, elles aussi critiques ou relevant d'une intentionnalité fondatrice qu'on est (certes!) en droit de juger naïve, a priori et surtout a posteriori: non seulement le marché de l'art contemporain ne semble pas avoir été réellement ébranlé par ces pratiques mais dans nombre de cas il a su se les intégrer avec la complicité des performers eux-mêmes. Les performances qui ponctuent les vernissages, celles qui n'ont d'autre but que la réalisation d'une video, celles qui jouent la catégorie du spectaculaire en témoignent à satiété.

 

Giovanni Fontana

 

D'origine latine le mot performance, veut dire mener à terme, accomplir, ce qui, traduit dans le contexte anglo-saxon a permis qu'il puisse être utilisé depuis fort longtemps, notamment dans le domaine de la musique, comme quasi synonyme d'exécution publique d'une partition: en ce sens, tout concert si classique qu'il soit, toute représentation théâtrale, est une performance. Pourtant au delà de cette banalité, se profilent vite diverses interrogations. Quoi par exemple de la place de l'interprétation? Dira-t-on qu'elle est une sous catégorie de la performance? Une sorte d'exécution qui s'autoriserait souplesse et customization par rapport à l'oeuvre initiale? Et quoi aussi du rapport entre performance et événement: si une performance est une certaine exécution plus ou moins interprétative d'une composition, elle s'inscrit par là dans le temps et l'espace. De plus la nature de l'oeuvre initiale y intervient comme facteur: elle peut accorder ad libitum plus ou moins de latitude à l'interprète, elle peut même lui demander de compléter creux ou vides aménagés de façon très délibérée. Latitude, est ce liberté et démocratie ou laxisme, trahison et démagogie?

Ce cas, caractéristique entre autres compositeurs, de Cage, permet d'entrevoir comment (et peut être même quand...) on a glissé de l'usage ancien de "performance" à l'usage actuel. Lorsque à l'idée d'une oeuvre "close" on substitue celle d'une oeuvre "ouverte", qui laisse place à "l'interprète", lequel, oubliée la musique, devient tout aussi bien le récepteur en général, lecteur, spectateur. devenu co-auteur. On dira sans doute que ceci n'a rien d'exceptionnel et que toute "lecture" est une forme d'interprétation, locale et personnelle, sinon que dans les cas qui nous concernent cette "action" découle de façon consciente des oeuvres, tandis que, dans les autres, elle n'est que la conséquence inévitable de la nature d'un objet de langage: ni les signes ne sont reflet des choses ni leur compréhension ne se limite à une absorption passive.

 

Julien Blaine, Fiumalbo 1967

 

L'essor (l'inflation) du terme de performance apparait alors comme directement corrélé au changement du statut de l'art et de ses objets. Ce n'est que dans un contexte, et en collaboration avec la somme de ses récepteurs que l'objet ou l'oeuvre trouvent une existence et un sens momentanés, exceptionnels voire. Alors que les formes classiques de l'art tendent à l'éternité, les formes "performatives" acceptent et explorent la loi de la temporalité, tantôt reculant vers l'indéfini leur clôture, tantôt se plaçant sous le signe d'un pur événement, qui ne reproduira jamais deux fois à l'identique: processus d'un côté, événement unique et irrépétable de l'autre. Le Mouvement contre le Monument. Où l'on notera, au passage, comment l'usage "artistique" du terme de performance peut ici rejoindre un usage plus fréquent (statistiquement) où il s'agit d'un exploit sportif, un record (souvenir) qui par définition s'inscrit comme exception située à une date et un lieu uniques.

Remarques qui permettent de comprendre pourquoi le terme de performance est né, dans son usage contemporain, en rapport avec les secteurs de l'art où la dichotomie entre l'oeuvre et son effectuation est la plus claire: la musique, la danse, arts de la notation, vs d'autres domaines tels que la sculpture ou la peinture où l'oeuvre se livre comme objet plein, définitif. Mais comme l'essor de la performance s'inscrit dans un ensemble de changements qui ne se limitant pas aux domaines de l'art affectent toute la sphère des communications et des relations sociales, il était prévisible que les autres secteurs, l'écriture, la peinture etc soient affectés, au point que les frontières tenues pour immuables qui séparent les divers secteurs de l'art et leur hiérarchie se trouvent bouleversées.

Dès qu'une forme artistique se charge de "performativité" elle échappe (tend à échapper...) à la catégorie d'où elle provient. La prise en compte des paramètres spatio-temporels de tout ordre le veut. La musique n'est plus "que" de la musique; elle est aussi bien théâtre, mise en scène et visualité. Penser aux pianos dans les concerts Fluxus. Une sculpture de Tinguely attend pour exister que le spectateur (au sens le plus large) lui donne une vie le cas échéant musicale. Les "anthropométries" de Klein d'une part décentrent le créateur de l'autre plaçant le tableau sous le signe de l'éphémère collectif et du corps, lui accordent une existence aussi bien festive que théâtrale, non loin du happening: l'essor de la "performance" c'est aussi celui des arts hybrides et des pratiques intermedia.

 

Akenaton, "Le Temps Immobile", 1988

 

Le cas de la poésie, à travers l'exemple de Bernard Heidsieck et de la "poésie-action" est très éloquent à l'égard de cette complexité. On peut en effet y voir a) dans la foulée de Mac Luhan la suite d'un bouleversement communicationnel où l'oralité et la vitesse des flux acquièrent une place dominante b) une sorte (discutable) de renaissance de pratiques archaîques, aèdes homériques, troubadours du moyen âge (Zumthor) c) le passage d'un poème objet clos à une partition qui correspond à la dichotomie des arts de la notation comme dirait Goodman d) la transformation de la lecture silencieuse et duelle en une réception collective d) l'érosion de la distinction musique/poésie e) enfin et de façon globale le refus, par l'auteur, du statut de démiurge en retrait de son oeuvre: "interprétant" ses partitions Heidsieck sort de l'ombre pour entrer dans la visibilité, la corporalité, la temporalité, la magie "héroïque" de l'instant ou son revers : le risque du "ratage".

De la double injonction à laquelle elle obéit - remettre l'art dans la vie, remettre la vie dans l'art - suivent les caractéristiques majeures de la performance: qu'elle est une "action" (si minime soit-elle) qu'elle est refus des formes verticales de la relation et quelle est prise en compte du contexte aussi bien local que global dans lequel elle s'effectue.

Action: l'exemple de Bernard Heidsieck permet de préciser; il est clair qu'écrire un poème, sculpter une statue ou peindre un tableau sont des "actions" mais ici la catégorie de l'action, condition préliminaire de l'oeuvre, ne la constitue pas et se distingue de la présentation (ou publication), moment au cours duquel l'auteur s'efface ou se retire. Le résultat se donne sans son devenir et amputé du processus par lequel il advient, hors temps, épuré des hésitations, des retours en arrière, des choix ou des hasards saisis au vol qui le ponctuent. Dans le cadre de la "poésie-action", l'action, par contre, n'est pas ce vestibule antérieur, elle est l'oeuvre elle-même et s'identifie à une présentation au cours de laquelle via le corps, la voix, la gestuelle de l'auteur elle acquiert véritablement son existence ; et au terme de quoi elle retourne dans les limbes d'une notation ("partition") plus ou moins contraignante, plus ou moins précise ou, à la limite, pour certains performers, se résumant à quelques vagues linéaments.

 

Richard Martel , "conquête", 2008

 

Refus de la verticalité: issu du rapport séculaire qu'il entretient à la Religion l'art "classique" (et aussi bien le cérémonial spectaculaire contemporain) cultive les marqueurs de la transcendance: devant l'Oeuvre on s'incline, on se tait, on ne touche pas, on admire et on respecte. Une limite, souvent matériellement tracée (éclairages, estrades, différences de niveau...) , sépare l'oeuvre et l'artiste du spectateur. A se réaliser au milieu du public, à se défier de toutes les "mises en scène" et de la scène elle-même la performance entend gommer cette limite et trouver place intrusive à peu près n'importe où, y compris dans les lieux institutionnels de l'art, diversité qui bien entendu implique une pluralité de stratégies: dans le cas d'une performance "urbaine" c'est, souvent, le décalage comportemental qui constituera la clef d'une action qui se développe entre une indifférence affichée vis-à-vis d'un public qui n'a rien de captif, un peu à la manière d'un cynique grec déambulant dans la cité en trainant derrière lui un hareng, et une attitude, un costume, une tâche insolite destinés à attirer l'attention et à susciter la réaction. Marcher à quinze sur un boulevard en plein été et sous un ciel parfaitement bleu ouvrir/refermer un parapluie en cadence, découvrir et explorer ce faisant un rythme visuel, voici un exemple, absolument fictif mais clair de ce que peut être une "manoeuvre" (Richard Martel) de ce type. Mais certaines performances de Black Market International ou du groupe Zaj en offrent des exemples réels. A les examiner on constatera d'ailleurs que l'effet produit, s'il peut être considéré comme "politique" au sens le plus large et, dans certains cas au sens le plus précis, peut consister dans la simple injection (ré-injection???) au sein du tissu social d'une part de jeu, de gratuité, de fête, de rêve ou de folie . Ici l'on crée une brêche et le "message" est la brêche elle-même. Aucune allusion à une injustice sociale, aucune espèce de dénonciation ou plutôt celle seulement d'une forme de vie qui, soumise aux lois du travail et du capital ressemble à s'y méprendre à une forme de mort. Dans un lieu institutionnel pareille stratégie est inefficace : "on y est " pour voir de l'art et l'on sait que ce que l'on voit n'est que de l'art; le doute n'a pas sa place, la limite entre l'art et la vie n'est pas brouillée, ce qui conduit le performer à trouver d'autres chemins, variés, pour "déconstruire" la limite instituée soit en se mêlant au public et tendant à le rendre "acteur", soit au contraire en l'ignorant radicalement, soit en quittant le lieu, soit encore en opposant à sa majesté pompeuse des formes de comportement irrévérencieuses, vulgaires voire: retour de la vie au sein du "monde de l'art", ma présence est une souillure. On peut pisser dans un urinoir fût il signé Mutt.

 

Bartolomé Ferrando


Ce qui correspond au troisième trait: prise en compte du "contexte" aussi bien local que global ce tant en étant conscient des structures qui sous tendent l'action et peuvent l'amputer de tout sens ou détourner celui-ci, qu'en demeurant attentif lors de l'action elle-même à ce qui peut advenir comme chance ou obstacle: car à privilégier le live et le direct le performer s'expose inévitablement à ce que surgissent des paramètres imprévus qu'il aura à conjurer ou exploiter mais, dans tous les cas, qui ne pourront être ignorés. C'est ainsi que le performer est un être composé de qualités contraires: à la capacité d'abstraction et d'analyse il doit conjoindre l'opposé, celle de réagir instantanément et quasi instinctivement à ce que l'analyse n'a pas anticipé et ne pourra jamais anticiper.

L'affirmation de la vie dans l'art est à ce prix. La vie excède et si détaillée que soit la partition, l'improvisation y garde une place non pas essentielle mais irréductible.

Aux antipodes de ce que l'on entend parfois, sinon souvent, le performer n'est pas un mage guidé par la transe, et la qualité d'une performance peut très bien découler de sa rigueur et d'une froideur résolue à exécuter jusqu'au bout ce que l'on a décidé, quoi qu'il advienne. A la vision « shamanique » du performer il faut sinon opposer du moins ajouter celle d'une posture sobrement « stoïque » où tous les coups du sort seront affrontés et encaissés impassiblement. De même, admis ce que signifie la prise en compte du "contexte", faut-il se défier de tout discours (souvent bien intentionné) qui tend à rabattre la performance contemporaine sur des formes anciennes ou exotiques. Comparer, oui, une "lecture" de Bernard Heidsieck à l'interprétation de la tradition homérique par un aède, cela est possible, à la condition cependant de ne pas oublier que que la position de l'aède est centrale dans la cité ou la culture grecques alors que celle du poète-performer contemporain s'inscrit dans la marge d'une opposition critique. Tiendrait-on - et pourquoi pas? - à scruter ce qui peut ancrer la performance dans une historicité ou historialité qui la dépasse de très loin qu'il vaudrait mieux retrouver le sens de certaines questions d'autant plus fondamentales qu'elles sont occultées par l'art contemporain: opposer par exemple l'éphémère à l'éternel. Et rose elle a vécu... Ok: le sonnet durera-t-il plus que les roses et le tragique de la vie d'une rose vaut-il moins ou plus que la prétention orgueilleuse et anthropocentrique d'une pyramide? - S'opposer à la déférence et à la transcendance ne signifie pas du tout être insensible à ce qui nous dépasse, je veux dire nous englobe.Trève de généralités.

 

Esther Ferrer


La sélection ici présentée n'a rien d'exhaustif. Elle correspond tout d'abord aux archives que nous avons accumulées soit par notre participation à des événements liés à la performance soit lors de la réalisation de DOC(K)S et par la réception de videos qui nous ont été transmises par les performers eux mêmes. Elle correspond également à un domaine particulier de la performance: comme il a été dit ci-dessus il n'est pas certain du tout que le terme renvoie aux mêmes pratiques selon que l'on parle de danse, de musique, de théâtre ou de poésie. Dans ce dernier cas on voit bien que le rôle du verbe constitue une spécificité : lourd héritage vis-à-vis duquel le poète performer aura à se situer, de quelque manière qu'il le fasse, par l'utilisation de signes verbaux (lettres, écrits), par le recours à l'oralité et à la poésie sonore, par l'introduction de symboles, logos ou idéogrammes ou plus radicalement par la substitution "métaphorique" du geste au verbe. Dans toutes les performances poétiques cet héritage et sa gestion différenciée se manifeste, sans que jamais cependant le verbe ne soit traité comme élément central, ne fût ce qu'à cause de l'une des intentions fondatrices de la performance et de sa prise en compte du contexte actuel: celui-ci est, aujourd'hui, international et de ce point de vue le verbe, les langues, constituent une limite que les poètes performers tentent de franchir en privilégiant le langage de l'action et du corps selon des modalités variées ainsi que le montre une sélection qui, par ailleurs, a été effectuée en tenant compte d'une longévité nécessaire pour que les objets présentés soient perceptibles au delà de toute mode, comme relevant d'un véritable parcours créatif et à ce titre permettant d'accéder à l'ensemble des questions que la performance entend soulever. Et qu'elle soulève dès qu'on la prend au sérieux. Qu'on considère ainsi cette sélection non pas comme une anthologie mais comme une introduction: à suivre! - Si Dieu le veut!

 

Fernando Aguiar