L’activisme entre éthique et esthétique

Charles Dreyfus

La poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant.

                                                                             Arthur Rimbaud

« L’esthétique c’est l’éthique du dedans » nous dit Pierre Reverdy. Au sein du discours, avec leur ‘air de famille’ pour Wittgenstein « L’éthique et l’esthétique ne font qu’un » (TPL/6.421). Avec la problématique Art/activisme, Activisme/art on revient immanquablement au vieux dualisme Action/représentation, Représentation/action. Quel serait l’objet de l’activisme artistique ? L’art pour l’art ne donne-t-il pas des jalons pour un avenir beaucoup plus élargi que l’art seul ? L’artiste doit-il ruser au point de manipuler à son propre compte les institutions ? L’artiste doit-il être à l’avant-garde de toutes les contre-cultures ?

Selon Rudolf Eucken l’activisme fait de la vérité une affaire de vie plutôt que de pur intellect. La vérité y est quelque chose de plus profond que la pure décision humaine, allant au delà de l’utile. De plus la réalité est indépendante de l’expérience que nous en avons et qu’en fin de compte on obtient la vérité intuitivement, par une vie d’action.

Il s’agit de prendre la file immédiate, étudier le passé qui agit d’une façon distincte et continue sur nous, se placer au point de vue du présent. La spontanéité, conçue comme un ordre de facultés différentes radicalement de la représentation et opposé à celle-ci.

Une spontanéité qui enveloppe l’intelligence, la précédant et la préparant, la suivant et la dépassant : synthèse interne plutôt que représentation objective.

La plupart du temps, quand on distingue l’action de l’intelligence, c’est pour distribuer des prix à l’une ou à l’autre, pour les classer et les hiérarchiser. Mais cette prétendue opposition comporte une double erreur : la pensée ne se borne pas à être un système de représentations, de relations, d’abstractions notionnelles, détachées de la vie, et se substituant à elle ;  l’action pour être action doit constituer la synthèse de la spontanéité et de la réflexion, de la réalité et de la connaissance, de la personne morale et de l’ordre universel, de la vie intérieure de l’esprit et des sources supérieures où elle s’alimente.

Où s’arrête l’action ? Pour Saint-Jean de la Croix : « L’action qui enveloppe et achève toutes les autres, c’est de penser vraiment à Dieu. » L’activisme vaut-il vraiment la peine d’être vécu ? « Vivre…les serviteurs feront cela pour nous. » (Selon le mot célèbre d’Auguste de Villiers de l’Isle-Adam dans son roman Axël).

Artiste citoyen/Citoyen activiste

Depuis l’antiquité il y a deux types de raisonnements. Celui de Platon qui propose d’écarter les poètes et les artistes de toute décision concernant la gouvernance de la cité et celui d’Aristote qui ramène les artistes dans la ville et même leur destine du pouvoir en proclamant que l’action transformatrice revient à seulement deux catégories de citoyens : les politiques et les artistes.

L’objet de l’action analysé par Talcott Parsons, est saisi dans ses qualités, ou dans son action, dans sa «performance». L’art se suffit-il à lui-même ? Et l’activisme du regardeur dans quelle proportion est-il partie prenante ? L’œil fixe phénomène infra mince :

« L’échange entre ce qu’on offre aux regards [toute la mise en œuvre pour offrir au regard (tous les domaines)] et le regard glacial du public (qui aperçoit et oublie immédiatement).Très souvent cet échange a la valeur d’une séparation infra mince (voulant dire que plus une chose est admirée ou regardée moins il y a sépa. nnfra. m. ? » (Marcel Duchamp, Notes, Flammarion, 1999, p.22)

Duchamp vit à la même époque que Freud, mais se concocte sa petite psychanalyse toute personnelle. L’hédonisme par les faits, par le corps «immoral» ne considère que l’intensité de leur caractère, et laissent à d’autres les différences de qualité qui peuvent exister entre eux.

Doit-on se contenter ou constater comme Freud que nos impressions et le plaisir suscités par une œuvre ne sont aucunement affaiblis par l’analyse ? Supplément d’âme que l’interprétation avec l’espoir caché d’une plus grande jouissance esthétique. On constate au bout du rouleau qu’il s’analyse plus lui-même que Léonard.

L’esthétique de tendance marxiste, préoccupée de vérifier que l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre ne fait qu’enfoncer le clou. Que faire de la jouissance esthétique ? - Difficulté pour Marx :

« Mais la difficulté n’est pas de comprendre que l’art grec et l’épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards, ils servent de normes, ils nous sont un modèle  inaccessible.»

Y-a-t-il d’autres alternatives que la dialectique : ne pouvoir œuvrer qu’à l’intérieur de l’art, où de saper ses bases en agissant de l’extérieur ? Y a-t-il pour l’artiste quelque chose qui puisse agir sur son libre arbitre. Si l’on décèle un tel phénomène doit-on le considérer toujours comme un artiste ? Etre artiste n’est-ce pas justement celui qui arrive à ne subir aucune contrainte, aucune puissance coactive ? La théorie des jeux de langage de Wittgenstein qui débouche sur une éthique et une esthétique des ‘formes de vie’ ne jette-t-il pas l’eau du bain et le bébé en dépassant inéluctablement le dualisme de l’objet et du sujet ? Pour Gadamer l’œuvre est vérité parce qu’elle articule la temporalité même du temps : «  celui qui joue l’œuvre, est en réalité toujours déjà ‘joué’ par elle – elle se joue de lui ».

La vérité choque. Le poète du ‘surnaturalisme’, au XIXème siècle déjà, ne mâche pas ses mots :

« Tous les imbéciles de la Bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots ’immoral, immoralité, moralité dans l’art’ et autres bêtises me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui m’accompagnant une fois au Louvre, où elle n’était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et, me tirant à chaque instant par la manche, me demandait devant les statues et les tableaux immortels, comment on pouvait étaler de pareilles indécences. Les feuilles de vigne du sieur Nieuwerkerke.  » Baudelaire, Mon cœur à nu, journal intime, LXXXIV, 1864.

Que dire après cela.

Au temps des barbares

Le vingtième siècle nous a abreuvés en propagande avec des régimes totalitaires où l’art se résumait à la réalisation matérielle d’une idée qui exprime ces régimes. « Au nom de notre avenir, nous brûlerons Raphaël, nous détruirons les musées et nous piétinerons les fleurs de l’art » Kirilov, peut se rhabiller avec son copain Boukharine, Lénine et Lounartchevshy veillent au grain ; puis arrivent Staline et Jdanov (« l’écrivain comme ingénieur des âmes «), nous voici réduits au réalisme socialiste.

Dans ce cas : propagande = activisme = propagation de la ‘chose’ devant être comprise instantanément par le plus grand nombre.

Au substantif ‘art’ on colle un petit quelque chose en plus : ‘art national socialiste’, ou à ‘art’ on préfère ‘réalisme socialiste’.

A partir de 1966 en Chine, apparaît l’ouvrier-soldat-paysan-intellectuel. Pendant la Révolution Culturelle (il en faudra plusieurs préconise Mao), on supprime tout sauf l’idée que la politique et la politique seule «passe aux commandes». Fermeture des bibliothèques et des musées. On combat à la fois la culture dite petite bourgeoise et celle considérée comme révisionniste.

Que faire face à la puissance du ‘barbare’ qui ne se réduit pas seulement comme l’explique Pierre Kaufmann (Qu’est-ce qu’un civilisé ?, Atelier alpha bleue, 1995) à la violence mais à la jouissance narcissique d’une violence ? Il ne reste plus ni « le courage dont se soutient l’autonomie, la fidélité dont se soutient l’esprit d’un lien communautaire, la loyauté dont se soutient le code d’une civilisation d’échanges dans la réciprocité ».

Avant la prise du pouvoir par Hitler, Breker, Cocteau et Picasso s’apprécient dans un Paris internationalement ouvert artistiquement parlant. De retour en Allemagne, après son long séjour à Paris (1927-1934), Breker éprouve des difficultés…On le traite de ‘français’. Dans le ‘Paris occupé, Paris meurtri’, Guernica reste un symbole de l’art engagé, Breker le sculpteur officiel du Troisième Reich, Cocteau fait jouer ses pièces (Sartre avait monté Les Mouches en 1943. Camus avait fait jouer Le Malentendu avec l’appui de Gerhardt Heller que Cocteau recevait chez lui. Ce qui démontre que même dans la période où la barbarie domine on observe des nuances.) « La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre, offensif et défensif, contre l’ennemi », soutient Picasso à propos de sa peinture Guernica.

A l’approche des barbares :

L’engagement (contre un ennemi ciblé) = activisme (peindre Guernica instrument de guerre offensif et défensif) = art (artiste dont le ‘génie’ produit une arme capable de réveiller des consciences endormies)

Sous le joug des barbares :

Mère demi-juive = activisme (peinture défensive ?) = sauvé par Breker et Cocteau

Durant l’occupation allemande, Picasso reçoit la visite, dans son atelier de la rue des Grands Augustins à Paris d’Otto Abetz, l’ambassadeur nazi en poste. Devant une photo de la toile Guernica (conservée à l’époque au MoMa de New York) le dignitaire nazi aurait dit :            « - C’est vous qui avez fait cela ? » Et Picasso répondu : « - Non …Vous ». Roland Penrose dans son livre de 1958 sur Picasso raconte aussi l’anecdote selon laquelle, Picasso distribuait, pendant l’Occupation, aux visiteurs allemands des photographies du célèbre tableau : « Emportez-les. Souvenirs. Souvenirs. ». Un geste courageux ? Inconscient ?

Au début du mois de janvier 1937, le gouvernement de la République Espagnole charge Picasso de peindre une grande fresque ou un panneau mural pour le pavillon espagnol de l’Exposition universelle qui s’est déroulée du 4 mai au 27 novembre à Paris. Guernica commencée le premier mai, intégrera un Pavillon qui avait lui-même pris du retard, celui d’un pays ravagé par la guerre civile.

Picasso se choisit tout d’abord comme thème Songe et Mensonge de Franco. Mais arrive le « bombardement totalitaire » du 26 avril 1937 sur la ville basque de Guernica. La Légion  allemande Condor (escortée par des bombardiers italiens) teste de nouveaux armements. Une ville symbolique, où l’autonomie juridique et fiscale était représentée par l’arbre de Guernica où les rois de Castille allaient prêter serment de respecter les fors basques. Pas très au goût de Franco.  On peut se demander pourquoi alors que Guernica entre 1937 et 1939  fut montré à travers le monde et servait à lever des fonds pour les Républicains espagnols, Picasso ne fut pas immédiatement déporté lors de l’entrée des allemands à Paris. Il est tout de même interdit d’exposition et suspect car sa mère est demi-juive… Dégénéré en soi, plus que les ‘peintres dégénérés’ ? La description de quelques tableaux de 1928 par Carl Einstein dans le premier numéro de Documents (avril 1929) le place pourtant aux antipodes des critères esthétiques “normaux“ nazis : « Nous constatons une discipline de l’hallucination : le flot des processus psychologiques est pour ainsi dire rejeté par la digue statique des formes…On est placé en dehors du normal, simple abstraction des représentations mécanisées qu’on trouve partout ‘arrangées’. On a écarté la monotonie biologique, insuffisante aux hallucinations. » Sa notoriété le protège ? Comment Picasso a-t-il pu garder son atelier de la rue des Grands Augustins, surtout après avoir été accusé d’antifascisme par le consulat d’Espagne, qui avait essayé de prendre possession des lieux immédiatement après l’occupation allemande ?

Pour Hitler, Paris était décadent à un tel point que la répression envers les artistes n’était même plus nécessaire.

La gestapo aurait suspecté Picasso de transférer de l’argent illégalement en Espagne et en Union Soviétique. Selon Arno Breker, Jean Cocteau lui téléphone à Berlin de Paris pour qu’il sauve Picasso d’une arrestation imminente. Breker a rencontré Hitler le jour où il décide de libérer le peintre Ziegler du camp de concentration à Dachau (il y restera six semaines en tout) pour avoir critiqué publiquement la stratégie militaire du Führer.

« Ziegler doit être relâché immédiatement. Vous devez savoir une fois pour toute que les artistes ne comprennent rien à la politique. Les artistes sont comme Parsifal. » Pâle, nous relate Breker, Himmler sort de la salle pour exécuter les ordres d’Hitler. Avec sa femme au volant Breker fait soixante quinze kilomètres pour s’entendre dire par le Général Müller que pour la Gestapo le sort de Picasso est déjà tranché. Becker demande à téléphoner sur le champ à Bormann ;  Müller devant l’évocation de ce haut dignitaire prend peur et donne des ordres à Paris pour ne plus arrêter Picasso.

On voit Cocteau sur les photographies du vernissage de l’exposition de Breker à l’Orangerie. Il écrira dans son journal : « Je suis heureux d’être attaqué par tous, libre et sans le sou. » Daniel Henry Kahnweiler et Picasso se déplacerons à l’Orangerie.  Guernica d’un côté, Comœdia du 23 mai 1942 de l’autre ?  

    Mercredi 6 mai 1942

   Au moment où toute la presse germanophile m’insultait, Arno Breker, le sculpteur d’Hitler, m’a donné le moyen de lui téléphoner par ligne spéciale à Berlin au cas où il m’arriverait quelque chose de grave à moi ou à Picasso.

    Aujourd’hui Breker est à Paris. La France organise son exposition. Ce matin Chardonne m’appelle «au nom du gouvernement Laval.» Je suis le seul qui puisse... etc. Comme de juste. Tout le monde est suspect. Ils doivent estimer qu’il n’y a que moi d’assez libre et d’assez fou pour prendre la parole. Et, comme Breker m’a rendu service, je le ferai. Le drame c’est sa sculpture. Elle doit être médiocre.

    Samedi  16 mai 1942

   ... Hier inauguration de l’exposition Breker à l’Orangerie. Discours, uniformes. Statues géantes avec un goût presque sensuel du détail et de l’humain. Les cheveux, les veines. Sacha Guitry me dit : «Si ces statues entraient en érection, on ne pourrait plus circuler.» 

     Lundi 18 mai 1942

   Ce soir à cinq heures, été chercher Breker au Ritz. Nous allons avec sa femme à l’Orangerie après la fermeture. Sans la foule, les statues vivent. Il faudrait les exposer dehors, à l’ombre, au soleil. Breker est un artisan, un orfèvre, son goût du détail, du relief, s’oppose aux volumes ennuyeux de ses maîtres. Il choquera l’esthétisme. C’est pourquoi je l’aime. Il progresse beaucoup. Sa dernière statue (Blessure) m’étonne par ses veines, par ses muscles, par son réalisme, son plus vrai que le vrai. On devine que tout lui vient du David de Michel-Ange. Je ferai le «salut à Breker». Je lui explique pourquoi je me cabrais contre l’idée d’écrire ces lignes. Mon goût des mauvaises postures. Ecrire avec tous et seul. Breker m’invite à Berlin pour faire mon buste.» Jean Cocteau, Journal, Gallimard, Paris, 1989. 


JE VOUS SALUE, BREKER !

JE VOUS SALUE DE LA HAUTE PATRIE DES POETES,

PATRIE OU LES PATRIES N’EXISTENT PAS,

SAUF DANS LA MESURE OU CHACUN Y APPORTE LE TRÉSOR DU TRAVAIL NATIONAL.

JE VOUS SALUE, PARCE QUE VOUS RÉHABILITEZ

 LES MILLE RELIEFS DONT UN ARBRE COMPOSE SA GRANDEUR.

PARCE QUE VOUS REGARDEZ VOS MODÈLES

COMME DES ARBRES ET QUE, LOIN DE SACRIFIER AUX VOLUMES, VOUS DOUEZ VOS BRONZES ET VOS PLATRES D’UNE SÈVE DÉLICATE QUI TOURMENTELE BOUCLIER D’ACHILLE DE LEURS GENOUX, QUI FAIT BATTRE LE SYSTÈME FLUVIAL DELEURS VEINES, QUI FRISE LE CHÈVREFEUILLE DE LEURS CHEVEUX. PARCE QUE VOUS INVENTEZ UN NOUVEAU PIEGE OU SE PRENDRA L’ESTHÉTISME, ENNEMI DES ENIGMES. PARCE QUE VOUS RENDEZ LE DROIT DE VIVREAUX STATUES MYSTERIEUSES DE NOS JARDINS PUBLICS. PARCE QUE, SOUS LE CLAIR DE LUNE, VÉRITABLE SOLEIL DES STATUES, J’IMAGINE VOS PERSONNAGES ARRIVANT UNE NUIT DE PRINTEMPS, PLACE DE LA CONCORDE, AVEC LE PAS TERRIBLE DE LA VÈNUS D’ISLE. PARCE QUE LA GRANDE MAIN DU DAVID DE MICHEL-ANGE VOUS A MONTRÉ VOTRE ROUTE. PARCE QUE, DANS LA HAUTE PATRIE OU NOUS SOMMES COMPATRIOTES, VOUS ME PARLEZ DE LA F R A N C E.  (Jean Cocteau,  Comœdia, 23 mai 1942)

L’action frontale de l’artiste peintre de Guernica ne pèse plus rien devant la barbarie nazie. Le ‘ Salut’ oublié ‘en cinq minutes’ par le Comité de libération du cinéma français, le 28 novembre 1944, par un tribunal composé d’amis :

« Je connaissais Arno Breker de longue date. Je savais qu’il avait eu tous les ennuis possibles à Berlin à cause de son francophilisme. Un caprice artistique d’Hitler l’a aidé matériellement et perdu artistiquement. L’élève de Rodin et de Despiau devenait une machine à fabriquer des colosses. Breker a rendu d’innombrables services à nos prisonniers et déportés en Allemagne [...] J’ai compris ma faute le jour de la mort de Max Jacob ».  

Max Jacob ayant été arrêté en février 1944, et mort à Drancy le quatre mars, on peut trouver que Cocteau a pris conscience, tout de même un peu tard, de ce qui se passait autour de lui. Je suis partout écrivit alors de Max Jacob, qui vivait depuis plus de vingt ans retiré du monde, devenu catholique, à Saint-Benoît sur Loire :

«Le personnage réalisait la plus caractéristique figure de Parisien qu’on pût imaginer, de ce Paris de la pourriture et de la décadence, dont le plus affiché de ses disciples, Jean Cocteau, demeure l’échantillon également symbolique […] Car, hélas !, après Jacob, on ne tire pas l’échelle». 

Cocteau ne se présenta même pas, devant le Comité d’épuration des écrivains français qui le mit également hors de cause. Éluard et Aragon prenaient résolument sa défense.

Il signera la pétition demandant la grâce de Brasillach, puis de Rebatet et interviendra en faveur de Céline à son procès.

La suite…

On connait les problèmes de Picasso, pour son portrait du petit père des peuples suite à son décès dans Les Lettres Françaises dirigées par Aragon, qui ne convenait pas à l’image (qui c’est celui là ?…trop jeune, trop grosse moustache ?) que désiraient aduler les camarades communistes.

« Notre Staline on ne peut pas l’inventer. Parce que pour Staline, l’invention – même si c’est Picasso l’inventeur – est forcement inférieure à la réalité.» Aragon, l’auteur du poème Suicide, qui mangeait des allumettes lorsqu’il était dadaïste…Arno Breker ‘dénazifié’ pour 100 DM sculpte la bonne bouille de Jimmy Carter. Jean Cocteau devenu académicien, meurt à l’annonce de la disparition de son amie Edith Piaf.

Après les barbares …Montrer voir/ appel à plus hors institution

Hardcore, le nouvel activisme, l’exposition du Palais de Tokyo à Paris (27 février au 18 mai 2003) se donnait comme mission de faire le point, sur ‘le travail de nombreux artistes contemporains qui développent une attitude proche d’un certain activisme’. Le dossier de presse signé Jérôme Sans précise :

« Le terme ‘Hardcore’ s’applique à la façon dont les artistes présentés dans l’exposition infiltrent la réalité, occupent d’une certaine manière le terrain de l’actualité et renvoient l’expression d’une vérité crue, livrée sans formatage médiatique préalable. La virulence d’un propos verbal et visuel qui démasque et fustige les initiatives sociales et politiques démagogues.  »

A.A.A. Corp. (France), Jota Castro (Pérou), Shu Lea Cheang (USA), Minerva Cuevas (Mexique), Alain Declercq (France), Etoy (Suisse), Kendell Geers (Afrique du Sud), Johan Grimonprez (Belgique), Guerrilla Girls (USA), Clarisse Hahn (France), Henrik Plenge Jakobsen (Danemark), Gianni Motti (Italie), Anri Sala (Albanie), Santiago Sierra (Mexique), Sislej Xhafa (Kosovo), y présentèrent les traces de leurs actions. Pas d’expériences en direct que du refroidi, et pour les experts trop de réchauffés. Avec Richard Martel nous avions été conviés à des réunions au Centre Pompidou en 1994, en vue de programmer du ‘vivant’ pendant l’exposition Hors Limites. Le programme bouclé, on nous a dit que le vivant devait passer à la trappe faute de moyens, financiers bien entendu.

Les ‘artistes’ de Hardcore n’ont même pas eu besoin de faire l’effort de s’infiltrer au Palais de Tokyo, ils ont été sélectionnés pour la nouveauté de leur activisme. Nouveauté pour l’un, vieillerie pour l’autre. Cela me rappelle un souvenir à Brooklyn en 1974. J’assistais à une pièce de Bob Wilson aux côtés de Richard Kostelanetz, spécialiste des avant-gardes. Toutes les deux minutes cela lui remémorait telle scène de telle pièce d’un autre auteur certainement ‘dans l’absolu’ plus avant-gardiste que celui choyé de l’époque : comme l’exprime André Masson dans Une crise de l’imaginaire (in Le plaisir de peindre, La diane française, Nice, 1950, page 57) : « … La rencontre du parapluie et de la machine à coudre sur la table de dissection ce fut bien une fois. Décalqué, ressassé, mécanisé, l’insolite se banalise. Une laborieuse ‘fantaisie’ s’exténue aux vitrines des avenues. » Un urinoir dans la vitrine d’un marchand d’urinoir ne soulève aucune indignation, le même au Musée et voilà l’aura Duchamp.

Le catalogue, et c’est là que le bas blesse, ‘sonne mieux’ que l’exposition elle-même. On croit y découvrir les contours d’une mouvance esthétique, en n’y regardant de pas trop près, neuve, avec des perspectives les plus réjouissantes : actions sociales, effervescences, dissidences, critiques… L’artiste Maurizio Cattelan  interviewé pour le catalogue, résume à sa façon la position d’Adorno, selon  laquelle c’est en évitant la critique politique que l’œuvre revêt le plus fort impact esthétique, et donc, par ricochet, politique : «Finalement, je crois que Andy Warhol ou Jeff Koons, dans leur effort pour plaire a tout le monde, pour être parfaitement intègre à  la moyenne, sont plus radicaux que beaucoup d’autres qui font semblant de tourner le dos au système.»  A partir des années 60, une certaine contre-culture ironise la culture de masse ; plus radical, le compositeur Morton Feldman, constate que ‘le pop art c’est le réalisme socialiste pour riches’.

La monstration ne fait rien vivre et peu revivre. Voir une photo de voitures calcinées rue Gay-Lussac en mai 1968, ne restitue pas la violence des CRS pénétrant jusque dans les appartements avoisinants à la poursuite de jeunes étudiants croyant pour un temps avoir leur destin entre leurs propres mains. On ne parle que rarement des excès meurtriers entre groupuscules rivaux, des défenestrations au temps où les ‘katangais’ régnaient à l’intérieur de la Sorbonne, personne n’était là pour en restituer une photographie artistique.

Je n’ai aucun souvenir de cette exposition, j’espère que je ne l’ai pas vue (logiquement habitant Paris à cette époque j’ai du, au moins, la traverser). Que reste-t-il des coups d’éclats au sein de la réalité sociale, destinés à mettre à jour ses dysfonctionnements, ses injustices, ses absurdités, lorsque le Palais de Tokyo les programme. (Du dévoilement à un public sous hypnose institutionnelle muséale, les scandaleuses carences de nos administrations, de la manière d’infiltrer et de perturber les pouvoirs d’une société qui traite en paria les exclus de tous bords, de la mission de dénoncer toutes les formes d’ostracismes, du geste politique, du combat social ?). Trouvée sur le net, cette critique de Thierry Laurent, certainement écrite à l’époque : «  Force est de constater que rien de tout ça n’apparaît, hormis l’errance de quelques visiteurs assoupis, déambulant entre vidéos, objets inanimés, installations fixes, et une « médiatrice culturelle « baillant aux corneilles » 

L’agir c’est purement et simplement évanoui. Ce même Thierry Laurent déplore les attaques intuitu personae et le manque d’innovation sur le plan esthétique dans le fait de prendre pour cible une émission de télévision relative à la vie conjugale de Nicolas Sarkozy et de son épouse d’alors (qu’on essaye d’oublier) Cécilia, qui lui rappelle les attaques personnelles  contre Robert Salengro Ministre de l’Intérieur en 1936... Depuis Sarkozy, n’est plus Ministre de l’Intérieur, il a été élu Président de la République Française au suffrage universel, et la vidéo de Jota Castro devenue, on l’imagine de ce seul fait, désespérément désuète.

Le plus horripilant, pour moi, de ce ‘Hardcore’ reste la charité (au nom de l’art, d’une certaine forme d’activiste ou de je ne sais quoi) de Santiago Sierra qui consiste à rémunérer des personnes en difficulté pour des taches autant ingrates que dérisoires avec la prétention suprême de se poser comme la manière de dénoncer la régression constatée dans tous pays des travailleurs clandestins au stade de marchandise humaine.

Voyons voir, où plutôt suivons la traduction de ce que Thierry Laurent (que je ne crois pas connaître) en a vu : une vingtaine d’immigrés africains creusent des trous dans le désert moyennant une rémunération de 54 euros par jour ; deux aveugles assis jouent de la musique a l’intérieur d’une galerie ; dix huit prostituées venues de l’Est s’enduisent  les parties génitales de polystyrène dans une église. Qui a avancé l’argent ? Le concepteur lui-même avec son dernier héritage juteux ou des heures de ménages, l’institution, une galerie pour meubler les murs de sa prochaine saison ? Le proxénète sauce ‘cultureuse’ oublie d’engager dans sa dénonciation son propre corps ; il a peut-être également dans son budget un photographe à 53 ou 55 euros par jour pour parfaire sa mise au point.

Du nouveau ? Entre ploutocratie, clientélisme et éthique

Création ? Esthétique ? Activisme ? …

L’engagement que préconisait Sartre ou Camus nous paraît à des années lumières. Il semble aujourd’hui que le rapport entre activisme et art soit devenu :

Qui dicte la Loi ?

Les Anglo-Saxons ont reconnu seulement en 1934 que Ulysse (1922) de James Joyce n’était pas un livre pornographique ; le 31 mai 1949, la Cour de cassation autorisait enfin la publication de six poèmes des Fleurs du mal de Charles Baudelaire, interdite depuis 1857.

On peut s’amuser à noter les variations, en fonction des périodes et de l’idée changeante que l’on se fait  des mœurs ; mais l’octroi de liberté, ou l’étalonnage de sa perte, lasse vite. Lorsque le milliardaire François Pinault sponsorise l’exposition Dada au Centre Pompidou (2005) et que Zinedine Zidane aide le Qatar à obtenir l’attribution de la Coupe du Monde de Football (2022), on pense à la loi de l’argent, à la ploutocratie, qu’être Président du Conseil  ou Président de la République reste, somme toute, une bonne plateforme où il faut se cramponner. Les mises en examen pour l’exposition Présumés innocents qui a eu lieu en l’an deux mille au CAPC de Bordeaux, n’ont été levées qu’en mars dernier. Dix ans de tracasseries pour des images d’enfants, qui, pour la plupart, ont été acquises par des Musées du monde entier. Notons que le responsable du CAPC de 2000, devenu Directeur de l’Ecole Nationale Supérieur des Beaux Arts a fait décrocher le travail de l’artiste chinoise de Hong Kong Ko Siu Lan lors de l’exposition collective   Un week end de sept jours (du 13 au 21 février 2010 quelques jours avant sa relaxe, pour Présumés innocents, survenue le deux mars 2010). Deux bannières réversibles de sept mètres de haut sur un mètre vingt de large, avec quatre mots. Si l’on marchait vers le Quai Voltaire où habite Jacques Chirac on pouvait lire GAGNER PLUS et si l’on se dirigeait vers le bureau du Commissaire Maigret TRAVAILLER MOINS. Le Ministère de la Culture a fait replacer les banderoles le temps de l’exposition (le slogan de campagne du futur Président Sarkozy n’était autre que ‘Travailler plus pour gagner plus’).  

En France, le Code pénal a renforcé son attirail, l’article 227-24 (modifié du Code pénal) commence à faire trembler certains. L’exposition de Larry Clark au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (8 octobre 2010-2 janvier 2011) a été interdite au moins de dix huit ans, alors que la série Tulsa (1963-1971) du même artiste avait été présentée à la Maison Européenne de la Photographie du 10 octobre 2007 au 6 janvier 2008 sans limite d’âge, également dans la capitale française. Le Maire de Paris explique, l’interdiction au moins de dix huit ans (alors que toutes les photographies de Larry Clark sont visibles sur internet) :« Il est de notre devoir de responsables publics d’éviter à la fois un risque d’interdiction judiciaire de l’exposition (sur tout ou partie des œuvres) ou un risque pour le conservateur du musée ainsi que pour les commissaires. »   

Pour Jacques Soulillou, l’auteur de L’impunité dans l’art (éd. du Seuil 1993) :

« Dans les démocraties, la menace ne vient pas des plus hautes autorités judiciaires. L’exigence vient de la société elle-même, sous la forme d’associations représentant certains groupes (homosexuels, minorités ethniques, handicapés...), qui mettent en avant les atteintes à leur dignité. Plus nos sociétés veulent donner un droit égal à ces minorités, plus celles-ci vont faire valoir leur droit. Le risque est celui des procès rétroactifs, notamment sur la façon dont les œuvres d’art les représentent.  » (in Débat Philippe Sollers/Jacques Soulillou, Le Monde des débats, juillet-août 1999).

L’art peut-il tout se permettre ? Certainement si l’art s’entend comme prise de parole d’un individu singulier : « Ce que tous s’entendent en commun à ne pas faire, je le fais » proclame Pierre Pinoncelli comme jadis Franz Kafka « Eux, ils sont tous. Moi, je suis seul. »…

Dans les sociétés autoritaires l’artiste est contraint au jeu simplet proposé par les valeurs codifiées par l’Etat, sinon il se retrouve exclu, voire exécuté. La partie en démocratie s’avère plus complexe avec trois partenaires : l’artiste, la loi et les minorités.

Le tableau de Courbet La création du monde, dans l’intimité de l’appartement de Jacques Lacan, au Musée d’Orsay, ou accroché dans une sous-préfecture, fait plus au moins bondir les garants des bonnes mœurs. Lorsqu’Isidore Isou, présente sur un podium, dans la Galerie de Paris un couple de professionnels faisant l’amour, étions-nous dans un contexte intime ou public. La salle était en sous-sol et la porte donnant sur la rue avait été fermée durant la performance, cela m’avait frappé.

Face aux mutations historiques, j’aime me rappeler cette phrase d’Isou : « Les vérités qui n’amusent plus deviennent des mensonges »

L’article de Paul Ardenne L’avenir éthique de l’art (Nouvelle Revue d’esthétique n°6/2010) donne des exemples récents après « la velléité soucieuse d’œuvrer au bénéfice de la désaliénation religieuse et politique, de la liberté sexuelle et de l’émancipation de l’individu. » 

Il note, le scandale que l’on peut dire ‘opératoire’, en voyant triompher le parti de la liberté par outrance manifeste et manifestée : Le camp de concentration de Lego, plus vrai que nature de Zbigniew Libera, le dessin du jeune Adolf Hitler retouché par les Chapman Bros ; ou à la suite de Pinoncelli, Hervé Paraponaris, dont le projet artistique Stolen Island, consiste à voler son prochain sans craindre la justice ; ou encore Alain Declercq qui dénonce les dispositifs d’oppression ou de surveillances anti-citoyen.

« Si l’art n’échappe pas à l’«impunité» le recueil pénal auquel ses accès de désobéissance civile le condamnent à l’occasion reste encore à écrire et le prix à payer pour ces débordements, à fixer. Législateur et magistrature, à cet égard, ont à l’évidence quelque mal à calibrer le degré de faute et de culpabilité de l’artiste libertaire, ce délinquant hors norme. L’art soucieux de réformer l’éthique y trouve évidemment avantage. L’impuissance ou l’hésitation du législateur et du magistrat jouent pour l’artiste, sinon comme un blanc-seing, du moins comme une incitation à ne pas désarmer. »

La dernière interrogation de la rédaction d’Inter, art actuel pour donner des pistes pour le thème Art et Activisme, pouvait sembler (comme le font souvent les Sciences Humaines pour se définir) auto flagellante : A quoi peut bien servir les œuvres ou les actions des artistes ? A cet instant je crie à tue-tête avec Marcel Duchamp : «Art doesn’t exist, I (we) believe in artists».

Quoi de nouveau depuis Suzanne qui «entend» nuées vite et qui chante à son frère Marcel nu évite. Certains reprochent à d’autres des aspirations dépourvues de message, le désir obstiné de vivre dans une proximité et convivialité sans lendemain. Ils aimeraient, le vivre ensemble, le bien commun, le bien public. Mettre en place un Etat qui arrête de surfer sur les tendances, de subir la violence des «minorités», qui ait une volonté politique, quoi. 

S’agit-il encore de choisir entre les philistins que dénonce Hannah Arendt et les donneurs de leçons aidés d’apparatchiks éducateurs de masse ?

« L’art appartient au peuple. Ses racines doivent pénétrer, le plus largement possible, au plus profond des masses laborieuses. Il doit être compréhensible par ces masses et être aimé d’elles. » Lénine (1920). Dans le mouvement ouvrier, au départ, il y avait une attitude très critique nous dit Cornelius Castoriadis : « Prenez le deuxième couplet de L’Internationale, le chant de la Commune : « Il n’est pas de Sauveur suprême, ni Dieu - exit la religion - ni César, ni tribun » - exit Lénine ! »

Nietzsche envoie à Wagner en mai 1878 Choses humaines, par trop humaines : « Par un trait d’esprit miraculeux du hasard, je reçus à ce même moment un bel exemplaire du livret de Parsifal avec une dédicace de Wagner. » 

Ne faire de l’art qu’une nécessité cumulative au service d’une idéologie, c’est trop voyant.

Etre voyant hasardeux : le hasard, comme accident qui est favorable ou défavorable à quelque fin sans que cette fin ait été pour quelque chose dans sa production.

Aristote unit les points de vue objectifs et subjectifs du hasard… la cause accidentelle d’effets exceptionnels ou accessoires qui revêtent l’apparence de la finalité.

« Ce qui est hasard à l’égard des hommes est dessein à l’égard de Dieu » Bossuet .

Dire que Marx, Nietzsche, Freud cherchent à identifier le mécanisme caché qui explique son évolution : économique, religieux/moral/culturel, psychologique reposant sur l’inconscient, et puis aller se coucher.

Faut-il s’inspirer de la démocratie athénienne ? Les grecs ont inventé l’élection mais on n’élisait pas les magistrats. Ils étaient désignés par tirage au sort ou par rotation. Pour Aristote, un citoyen, c’est celui qui est capable de gouverner et d’être gouverné. Tout le monde est capable de gouverner, donc on tire au sort. La politique n’est pas une affaire de spécialiste. Il n’y a pas de science de la politique. Il y a une opinion, la doxa des Grecs, pas d’épistémè. Pour la construction des chantiers navals, des temples, la conduite de la guerre, il faut des spécialistes. Ceux-là, on les élit. Election veut dire « choix des meilleurs ». Là intervient l’éducation du peuple pour qu’il soit capable de révoquer ou ne pas réélire les incompétents. Mais il faut que la doxa soit cultivée. Et comment une doxa concernant le gouvernement peut-elle être cultivée ? En gouvernant. Donc la démocratie demande en tout premier lieu l’éducation des citoyens.

Périclès dans le discours aux Athéniens : « Nous sommes les seuls chez qui la réflexion n’inhibe pas l’action… Les autres, ou bien ils ne réfléchissent pas et ils sont téméraires, ils commettent des absurdités, ou bien, en réfléchissant, ils arrivent à ne rien faire parce qu’ils se disent, il y a le discours et il y a le discours contraire. Pour Castoriadis l’homme est un animal paresseux et non comme l’a proposé Aristote ‘un animal qui désire le savoir’. Un animal qui désire la croyance, la certitude d’une croyance, d’où l’emprise des religions, des idéologies politiques. Il faudrait enseigner une véritable anatomie de la société contemporaine, comment elle est, comment elle fonctionne. Apprendre à se défendre des croyances, des idéologies. Quelle triste vérité pour notre époque où l’on assiste à la montée des conservateurs. Chat échaudé craint l’eau froide. Manque d’activisme ?

Action ? « Se reposer ou être libre »

Est-ce quand je me lève de mon lit c’est une action ?

Si on devenait aristotélicien pour une minute on verra bien que cela n’est pas une action mais un acte de la vie quotidienne sans conséquence majeure dans l’histoire de l’humanité.

L’action selon Aristote est celle qui provoque des réactions, modifie le monde, tout du moins l’environnement social. Est-ce que l’art qui se dit, se veut, agissant modifie le monde ?

Les artistes ont la force de ne pas être conventionnels.

Pour Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. ». La liberté, c’est l’activité. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer.

Au 19 ème siècle c’est à l’intellectuel avec Marx a qui l’on destine une place très importante ; celui qui doit être lié organiquement avec les intérêts du peuple. Tandis qu’Aristote avait laissé les intellectuels dans la catégorie des personnes sans action. A la fin 19 ème siècle on admet les sociologues et en même temps les artistes derrière eux. Une méfiance toujours envers eux, comme Maïakovski les plus audacieux terminent en suicidés de la société.

Cependant de cette période on a gardé une attitude de méfiance, mais par pragmatisme certains semblent choisis ou épargnés pour obtenir un vernis culturel sans aspérité.

Et nos presque contemporains comment réagissent-ils ?  Adorno pense que le contenu ainsi que le message ne sont que des excuses :

« L’engagement n’est le plus souvent rien d’autre qu’un manque de talent ou de concentration, un relâchement de la force. »

En outre pour le même Adorno, Warhol qui traduit la vie sur la toile (anti-art), ce n’est pas de l’art car il ne dit plus rien. Sans formulation l’artiste devient superflu.

C’est la forme qui est ‘signifié’ et non le contenu qui est montré, dixit Adorno :

« Mieux vaut la disparition de l’art que le Réalisme Socialiste.»

C’est pourquoi Adorno privilégie l’art dans lequel la formulation est première par rapport à la signifiance directe du contenu : la musique, en particulier celle de Schönberg.

Adorno, rejoint un petit peu le ‘marchand du sel’ lorsqu’il conclut que ce n’est pas le théâtre de Beckett qui est absurde mais l’existence. Duchamp ne s’engage pas, comme Apollinaire, fuit la Grande Guerre. Il préfère, on le comprend, courir le jupon newyorkais.

C’est de son innovation formelle que naît l’impact social, politique, métaphysique de Beckett alors qu’aucun enjeu politique ou social n’est explicitement revendiqué.

Adorno cite aussi Kafka, dont le pouvoir subversif repose sur le jeu pur du langage et les innovations littéraires. Pour son récit, nous dit Adorno, l’absurdité est aussi évidente qu’elle l’est désormais pour la société. Seule la déconstruction des formes esthétiques permet donc à l’art d’avoir un réel impact : impact esthétique autant que politique.

Activisme et péripétie esthétique 

Dans l’engagement politique et social il y a un ‘après la deuxième guerre mondiale’, qui se retrouve si on tente une histoire de l’art ; les individus ne résonnent plus avec cet engagement total pour une cause. Déception… mais aussi société de consommation de plus en plus envahissante.

L’avant-garde a bien compris que les attitudes politiques très fermes autour d’une cause ne représentaient plus une raison d’action. Reste la réflexion sur comment secouer le monde pour  bousculer l’illusion du confort où le monde occidental semblait s’être englouti. La manière de développer l’esprit critique, l’ironie, la dérision, l’arme par excellence de celui qui ne possède rien. L’artiste ne possède rien et tout à la fois.

Andy Warhol, au contraire de ce que pense Adorno, peut être pris comme un excellent exemple d’actionniste par l’ironie du système critique sur lequel nous sommes assis pour mieux comprendre où nous en sommes. L’action n’est pas seulement une proposition politique, les artistes ont payé cher leur investissement. Maintenant comment ne pas fuir la consommation, le marketing qui segmente, batailler l’apathie. L’action de l’artiste est de deux natures, ontologique et politique.

Ontologique parce qu’il veut amener l’individu à s’interroger sur sa propre existence, et politique pour le faire réfléchir sur les règles de sa gestion avec autrui : être avec l’autre mais avec quelles règles ; tenter de développer son esprit critique, le pousser à l’autonomie.

Staline voulait détruire la fin Ivan le Terrible d’Eisenstein, dont il avait aimé le début, car elle pouvait donner lieu à de fâcheuses associations d’idées avec l’actualité.

Un peintre abstrait se promène dans la rue. Il est suivi par deux peintres figuratifs en civil. Jugements de valeurs/jugements des faits :

« Les idées sont modelées par les événements, qui sont nos maîtres. Celles qui sont possibles dans l’état de paix naturelle deviennent inconvenantes dans l’état de cataclysme. Il est des hommes trop concrets auxquels il faut, plus qu’à d’autres, la leçon de ces événements maîtres. Ils sont les plus sincères. » Remy de Gourmont, Pendant l’orage, 1915.

L’action provoque la rupture et sans rupture il n’y a pas de transformation. L’artiste prend des risques. Les autres le pourchassent. Le crime court plus vite que la mort :

« …Tout le monde sait qu’à la guerre il serait très facile de sauver sa vie en jetant ses armes, et en demandant quartier à ceux qui vous poursuive ; de même, dans tous les dangers, on trouve mille expédients pour éviter la mort quand on est décidé à tout dire et à tout faire. Eh ! ce n’est pas là ce qui est difficile, Athéniens, que d’éviter la mort ; mais il l’est beaucoup d’ éviter le crime ; il court plus vite que la mort. C’est pourquoi, vieux et pesant comme je suis laissé atteindre par le plus lent des deux, tandis que le plus agile, le crime, s’est attaché à mes accusateurs, qui ont de la vigueur de la légèreté. Je m’en vais donc subir la mort à laquelle vous m’avez condamné, et eux l’iniquité et l’infamie à laquelle la vérité les condamne. Pour moi, je m’en tiens à ma peine, et eux à la leur. En effet, peut-être est-ce ainsi que les choses devaient se passer, et, selon moi, tout est pour le mieux.  » - Platon, Apologie de Socrate, chapitre XXIX, traduction Victor Cousin

L’injustice par l’injustice

Action = vérité = investissement personnel

« …En subissant ton arrêt, tu meurs victime honorable de l’iniquité non des lois mais des hommes ; mais si tu fuis, si tu repousses sans dignité l’injustice par l’injustice, le mal par le mal, si tu violes le traité qui t’obligeait envers nous, tu mets en péril ceux que tu devais protéger, toi, tes amis, ta patrie et nous. Tu nous auras pour ennemies pendant ta vie, et, quand tu descendras chez les morts, nos sœurs, les lois des enfers, ne t’y feront pas un accueil trop favorable, sachant que tu as fait tous tes efforts pour nous nuire. Ainsi que Criton n’ait pas sur toi plus de pouvoir que nous, et ne pas préférer ses conseils aux nôtres !  » - Platon, Criton, chapitre XVII, traduction Victor Cousin 

Peut-on parler de l’esthétisme sans parler de vérité.

On peut difficilement faire l’impasse sur Kant où le plaisir est désintéressé et ne concerne pas le contenu. Un jugement esthétique où l’imagination et l’entendement s’accordent en moi où le sublime « nous oblige à penser subjectivement la nature même en sa totalité, comme la présentation d’une chose suprasensible, sans que nous puissions réaliser objectivement cette présentation ». Nietzsche donne au suprasensible la dignité d’exister, une volonté de puissance. Chaque artiste opère sa propre évaluation, et, au-delà des différentes évaluations, il y a rien : Pas de progrès en art – au sens d’un devenir de l’esprit.

Soit on parle de l’engagement de l’artiste par rapport à l’idéal qu’il défend :

Engagement = activisme = plus ou moins grande allégeance et liberté d’action.

 Activisme =  l’autolimitation que l’on choisit à sa propre liberté passe au second plan   

 Art = activité qui sait se poser ses propres limites

Soit on accepte que l’investissement personnel de l’artiste est la force motrice de la transformation du monde, ou alors comme le dit Cornelius Castoriadis nous vivons dans le royaume des actions insignifiantes.

On peut conclure que le manque de clarté provient ne notre manque d’analyse du passé ;

d’autre part notre lecture sur l’art et ses rapports avec autrui a changé avec Duchamp. Pour lui l’artiste prend des risques, mais le regardeur également.

Tandis qu’Adorno sépare encore l’artiste et son œuvre comme les premiers capitalistes l’ont fait avec les paysans et de leur produit pour fixer un prix. Cependant l’action transformatrice et celle qui représente aussi un investissement personnel de l’artiste.

Ce n’est pas par hasard si Aristote parle de l’artiste et de son rôle dans son livre L’éthique à Nicomaque, comme celui qui peut amener des actions transformatrices. « Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur ». Le vainqueur de Verdun devient-il, du même coup le premier body-artist ? Gandhi qui propage la non violence et Mandela qui cumule des années de prison restent des politiques, ils ne sont pas assimilés à des artistes. L’action de l’artiste passe à travers l’esthétique comme pour George Maciunas et les contre-cultures des années soixante.

 

 

 

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