L’action, le sens, la poésie.

 

Sans rire —« non risiblement », comme dirait Christophe Hanna —, je parlerai de poésie, et par la même occasion du mot action qu’il est d’usage, depuis quelque cinquante ans, d’employer quand il en est question — histoire sans doute d’essayer encore et encore, envers et contre tout, de la faire admettre, bien qu’on sache (depuis la fin de l’année 1972) qu’elle est inadmissible, et que d’ailleurs elle n’existe pas… C’est peut-être même la seule chose que le grand public — si j’ose dire… — a finalement retenu de Denis Roche. Il faut dire que poésie, employé tout seul et tout nu sans plus de précautions, a souvent bon dos, qu’il a véhiculé et véhicule encore beaucoup d’insupportables niaiseries — dont je ne parlerai pas, c’est promis. Ce qui m’intéresse est plutôt l’improbable fonction, comment dire ? sociale ? du poète et de la poésie.

On se rappelle le propos de Mallarmé dans son >entretien avec Jules Huret (L'Écho de Paris, 1891) : « Moi, au fond, je suis un solitaire […]. L'attitude du poëte dans une époque comme celle-ci, où il est en grève devant la société, est de mettre de côté tous les moyens viciés qui peuvent s'offrir à lui. Tout ce qu'on peut lui proposer est inférieur à sa conception et à son travail secret. » L’énarque obtus (Éric Gross) qui dirigea le CNL durant les années 2004 et 2005 aurait eu du mal — si seulement il en avait jamais eu connaissance— à comprendre une pareille prise de position. De sa malheureuse réforme, je citerai seulement ces quelques lignes (point presse du 20 mai 2005). Après avoir annoncé qu’il ne sera désormais plus fait de distinction entre « auteurs littéraires » et « auteurs scientifiques », l’administrateur déclare :  « Les bourses du CNL sont destinées, quel que soit le domaine, à soutenir les porteurs d’un projet d’écriture et de publication visant à mettre en forme et à transmettre un contenu de pensée à un lectorat en quête de sens, de connaissance et de culture… » Autrement dit, l'écriture est la mise en forme de quelque chose qui lui préexiste, elle a pour finalité de communiquer un message qui la précèderait ; ce n'est pas l'écriture qui est intéressante, mais son contenu : elle ne sera « crédible » qu'à cette condition… On ne voit pas la place que pourrait occuper la poésie dans un tel programme. La poésie bien évidemment ne sert à rien. On lui préfèrera le sérieux des « sciences humaines » (terme qui revient inlassablement dans le cours du rapport).

Longtemps je me suis interrogé sur la différence qui pouvait séparer la science ou la philosophie (voire le politique), d’une part, de la poésie d’autre part, me disant qu’il s’agissait toujours, quelle que soit la démarche, d’approcher une vérité (fût-elle une vérité pratique). J’ai enfin trouvé. La différence réside en ceci que la poésie est irresponsable.

Mon idée n’est pas neuve. Victor Hugo lui-même… Permettez-moi de lui donner ici la parole, Tzara m’y autorise, qui écrivait (Manifeste dada de 1918) : « J'aime une œuvre ancienne pour sa nouveauté. » Victor Hugo donc affirmait, avec une belle violence : « Le poète n’a pas de compte à rendre. » Texto ! Vous pouvez vérifier, c’est dans la préface de 1829 des Orientales. Il ajoutait : « L’espace et le temps sont au poète. » Et encore (parlant de lui-même à la troisième personne : l’auteur) :  « Il est advenu souvent qu’au lieu de lui dire simplement : Votre livre est mauvais, on lui a dit : Pourquoi avez-vous fait ce livre ? Pourquoi ce sujet ?… » Poser la question du pourquoi, c’est poser la question du sens. Sur le sens, dit Victor Hugo, je n’ai pas à me justifier. De même Tzara (ibidem) : « L’art est une chose privée, l’artiste le fait pour lui ; une œuvre compréhensible est produit de journaliste… » De même Artaud : « Tout vrai langage / est incompréhensible… » (Ci-gît). De même enfin cette phrase de Christian Prigent dans Le professeur (éd. Al Dante, 1999), dont la récurrence obstinée scande et ponctue le texte terrifiant : « Ce qui me fait bander ne regarde que moi. »

Irresponsabilité ne veut pas dire que tout se vaut. Il y a de bons poètes comme il y en a de mauvais (vous voulez des noms ?…) mais le poète, en tant que tel, n’a de compte à rendre qu’à lui-même (car refuser cette responsabilté-là, devant soi-même, reviendrait à se laisser entraîner dans une transe incontrôlée, et j’ai dit ailleurs [1] ce que je pense de la théorie platonicienne de l’inspiration).

L’ irresponsabilité est précisément ce qui permet au poète, parfois (ce qui est déjà quelque chose), de s’approcher de la vérité. Voyez Jacques Demarcq dans son Rimbaud X 9 (Voix éditions, août 2005). Après avoir développé, en pleine liberté, en pleine irresponsabilité, ses incroyables hypothèses (bibliques, sexuelles, sémiologiques…), le voilà qui conclut, avec un sourire franchement narquois : « Je plaisante ? Qui sait ? » Et un peu plus loin : « Je délire, soit, ou je fais de la poésie, ce qui se vaut. »

 

Beaucoup de philosophes n’ont pas dédaigné de se mettre à l’écoute de cette sorte de délire (voyez par exemple Heidegger lisant Hölderlin). Mais tout le monde n’est pas philosophe et le poète reçoit de son entourage un accueil souvent plus mitigé. S’il lui vient fantaisie — il faut bien vivre… — de vouloir monnayer son travail (argent, honneurs, applaudissements, échos médiatiques, manifestations de soutien dans les rues de la capitale…), il se heurte vite à quelques réticences. Poète peut même devenir un label encombrant (outre que le mot recouvre aussi pas mal d’affligeantes sottises, mais j’avais dit que je n’en parlerai pas). D’où une possible mauvaise conscience. Il faut s’appeler Patrick Beurard-Valdoye pour oser inscrire, dans les formulaires administratifs qu’on lui tend, le mot poète dans la case profession de l’intéressé  Tous n’ont pas cette joyeuse insolence. Quiconque refuse de répondre de son activité se met, ipso facto, hors jeu et ne saurait occuper de fonction dans l’organigramme social. Il est, par définition, en marge. Toujours à côté. Irrécupérable. En somme, il n’a que ce qu’il mérite. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que les poètes missent fin à leur grève, et qu’ils se décidassent à agir, vraiment. Action a meilleure presse que poésie (c’est peut-être la raison pour laquelle Tzara disait encore : « … je suis contre l'action ; pour la continuelle contradiction, pour l'affirmation aussi, je ne suis ni pour ni contre et je n'explique pas car je hais le bon sens. ») Action évoque le sérieux, l’efficacité, le rapport qualité/prix, la rentabilité, les lois du marché — de quoi se faire réinsérer illico presto. Je plaisante, bien sûr. Mais qui sait ?… comme dirait Jacques Demarcq.

Or qu’est-ce que ça veut dire : action ? Plutôt ambigu comme mot, vous ne trouvez pas ?

Chez Aristote (1er livre de la Politique, chap. IV, 1254 a), les choses au moins sont claires : il y a la poiêsis et il y a la praxis. Ce qu’on appelle un bien (ktêma), par exemple un vêtement pour se garantir des intempéries, ou bien encore un lit pour dormir (à ne considérer que ce seul plaisir), est un instrument pratique (« praktikon organon »), parce que sa raison d’être est de favoriser une action (« praxis »). Vous me direz que dormir, comme action… Ne vous moquez pas ! Quand je parle d’action, je parle évidemment de celle qui consiste à vivre. Par exemple manger, boire, ou se poser sur son tabouret quand le mal de dos devient trop rude. Tandis que ce qu’on appelle communément instrument, sans autre précision, ou encore outil, est un instrument poétique (« poiêtikon organon »), parce que sa fonction est d’aider à la création, à la fabrication (poiêsis) d’un objet qui n’existait pas auparavant et qui ne saurait se confondre avec la seule utilisation dudit instrument (« hétéron ti gignétai para tên khrêsin autês »).

Dans ces conditions, le rapprochement des mots action et poésie dans une même formule (action poétique, poésie action) est un oxymore — comme on dirait : une obscure clarté, ou bien : une chaste putain, ou bien encore : un affable bourreau. L’oxymore, par nature, est toujours une manière de pavé dans la mare. Sa raison d’être est de brouiller sciemment des catégories jusque là admises et bien délimitées, et par conséquent de souligner, de façon étonnante, provocante, une idée délibérément nouvelle contredisant ce que le consensus considérait d’abord comme une évidence. Que, par exemple, ergon s’oppose à logos et qu’il y a d’un côté les paroles et de l’autre les actes (Queneau : « Tu causes, dit Laverdure, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire… »). L’oxymore en quoi consiste le rapprochement des mots poésie et action — quelle que soit la valeur qu’il conviendra d’accorder à ce dernier — a peut-être d’abord pour fonction de refuser l’inanité du bibelot dont un jour parla Mallarmé. Même si le bibelot en question est un bibelot sonore

Le mot action est ambigu principalement en ceci, qu’il peut être entendu transitivement ou intransitivement. S’il est entendu transitivement, il faut pouvoir préciser non seulement en quoi consiste l’action, mais quelle est la chose, la personne, la situation que l’action se propose de modifier. Parler de l’action d’un gouvernement, c’est réclamer de lui qu’il soit en mesure de fournir un bilan. C’est le bilan qui importe finalement, plus que l’action elle-même. Il faut des résultats, il faut du chiffre. Sous peine de disqualification.

Je ne suis pas sûr que les fondateurs d’Action Poétique, peu avant les années 1950, soient jamais entrés dans ce calcul un peu simpliste. Comment alors entendaient-ils leur action ? Je posai la question tout récemment (4 octobre 2005) à Henri Deluy. Il me répondit à peu près ceci (que je cite de mémoire) :

— Nous étions communistes. Nous vivions à Marseille… On ne comprendra pas grand chose aux débuts d’Action Poétique si l’on oublie le lourd environnement politique et social au lendemain de la guerre, si l’on oublie Marseille, l’immigration italienne, la pauvreté, le besoin panique de survivre, d’entrer dans la langue, d’avoir droit, enfin, à la connaissance, le Parti, qui était alors le seul recours, le désir de Révolution…  Il nous aurait été impossible de détacher la poésie de cette réalité-là.  

Voilà donc pourquoi action, et voilà  pourquoi cette phrase — isolée arbitrairement de son contexte originel, Henri Deluy en convient volontiers… — qui servit d’exergue aux premiers numéros de la revue : « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique » (ce furent les années surréalistes, encore toutes proches, qui exhumèrent Lautréamont). J’insistai : — Peu avant 1968, tu es revenu profondément déçu de ton voyage à Prague ?…

— Déçu ? Non ! Ce n’est pas dans mon caractère d’être déçu !… Mais en colère, oui ! (l’appareil nous avait trompés), et avec la honte de ne pas avoir été capable, par moi-même, d’entendre ce que beaucoup autour de nous soulignaient quant à la réalité du monde dit socialiste.

— Pourtant le nom de la revue n’a pas changé…

— Nous y avons songé et nous en avons débattu, en 1968, notamment avec Roubaud. Nous avons finalement gardé Action Poétique. Par fidélité à ce que nous avions vécu, par fidélité à nous-mêmes et à notre histoire. Et puis le mot action ne me déplaît pas. Je suis agressif de nature. J’ai toujours aimé me bagarrer, dès mon plus jeune âge. Ce doit être la raison pour laquelle mes ennemis me traitent de stalinien… Quant à la poésie, je ne peux pas m’empêcher de croire qu’elle existe malgré tout, qu’elle a un certain rôle à jouer, même si ce rôle est difficile à préciser, qu’elle peut encore, d’une certaine manière, faire bouger les choses. 

Christophe Hanna, lui,  est moins nuancé… Le titre de son livre : Poésie action directe (Al Dante, 2003). N’a pas peur des métaphores, le gus, ni des lapsus !… Le nom, il peut le squatter facile, les militants d’Action directe — les vrais — ont déjà presque tous été massacrés par les forces de l’ordre et les rares survivants moisissent aujourd’hui en prison. Seule Joëlle Aubron a bénéficié tout récemment d’une suspension de peine (14 juin 2004), pour qu’elle puisse aller se battre tranquillement avec son cancer (à condition quand même de ne pas bouger de son département). Le travail d’Action directe, je rappelle, ne consistait pas à écrire des sonnets mais à faire sauter des bombes (des vraies), à attaquer des banques et des commissariats au lance-roquettes, à mitrailler des ministères, à exécuter ici et là quelques capitalistes notoires….

Christophe Hanna préconise d’autres méthodes, plus subtiles, plus branchées. Pour un peu, l’action du poète et du révolutionnaire ferait place chez lui à celle de l’ingénieur en informatique et du professionnel de la communication. On se sent efficace quand, d’un seul clic, on peut foutre la pagaille dans les réseaux médiatiques et socio-politiques de la planète… D’où l’incroyable optimisme dont il fait montre : «… les moyens d’action positive » de la poésie ; la poésie incluse dans la « série des langages socialement efficaces » (on croit rêver !) ; « l’élaboration d’une poésie pratique, cherchant l’impact politique… » ; «… la poésie peut agir sur la vie pratique… », il suffit de l’amorcer convenablement (comme on ferait d’une bombe)... L’auteur possède, on le voit, cette tranquille assurance que seule peut donner une bonne maîtrise de la technologie moderne et de ses merveilleuses performances… Terrifiant !

Ce qui est proprement terrifiant n’est pas l’outrance sérieuse de la métaphore, mais le postulat de départ, qui met le sens avant au lieu de le mettre après. La poésie ne se soucie pas d’inventer : le sens est déjà là, tout prêt, il n’y a plus qu’à le saisir. Le sens est le programme, et le programme va de soi, si évident qu’il est à peine besoin de l’énoncer. Il reste seulement à le mettre en application — à le mettre en forme, dirait Éric Gross… —, de façon efficace (grâce à une technique appropriée). J’espère au moins que le programme est un bon programme, parce que sinon, nous voilà plutôt mal barrés !… Je me suis laissé dire qu’une bombe explosant dans un endroit bien choisi à une heure de pointe, ça peut faire très mal : corps hideusement brûlés, épouvantablement déchiquetés, douleurs insupportables, il paraît qu’on entend les victimes hurler tellement elles ont mal…  Mais le poète étant celui qui possède déjà la vérité, on peut lui faire confiance. Il y a d’un côté les bons, de l’autre les méchants. Ça simplifie les choses. Le poète, qui a bon cœur, est toujours du côté des bons. Son devoir est donc de massacrer les méchants. Comme fait George W. Bush (l’axe du bien, l’axe du mal), comme fait aussi Ben Laden (la religion, les ennemis de la religion), et comme faisaient avant eux Staline (les staliniens, les autres) ou Hitler (les Ariens, les Juifs) ou encore l’Inquisition chrétienne (ceux qui sont dans la vérité, ceux qui sont dans l’erreur). L’important, voyez-vous, c’est d’être dans son bon droit, dans sa bonne conscience, et dans sa certitude. Bref, d’avoir Dieu pour soi. Ce qu’on appelle, je crois, le dogmatisme. Je n’aime pas trop.

Lorsque Bernard Heidsieck, dès 1959 (deuxième Text-Sound Festival de Stockholm), c’est-à-dire quatre ans après ses Poèmes-partitions, commença à remplacer le terme de poésie sonore par celui de poésie-action, il donnait au mot action un sens qui n’a strictement rien à voir avec l’action directe du jeune Hanna. L’urgence était pour lui de faire sortir la poésie d’un enfermement qui lui était intolérable. Confiné dans le silence gris de la page, le poème n’existe pas encore, il n’existe que d’être projeté en avant et publiquement. L’emploi que fait Heidsieck du mot action est un emploi intransitif. Poète est celui qui parle, qui agit, qui est en action : prattein, praxis, et aussi drama, le « drame », qui sont les termes employés par Aristote (Poétique, 3, 48 a-b) pour définir les œuvres théâtrales (Sophocle) par rapport à l’épopée homérique. L’acteur en effet s’empare de la parole pour la faire sienne et il la profère dans l’espace théâtral. En direct. « En temps réel », comme on aime à dire aujourd’hui. Pas seulement les paroles, mais la voix elle-même, et aussi les gestes, l’expression du visage, les postures, les déplacements, tout ce qui fonde sa présence physique et vivante sur scène — tout ce que Cicéron (De oratore I , 5 et III, 66) appelait précisément actio, « l’action oratoire », et qui, selon lui, est aussi la partie principale du métier de comédien.

Mais le poète s’il est un acteur (c’est le terme que revendique Valère Novarina) ne saurait être confondu avec le comédien (histrio). Car il est lui-même le personnage qu’il incarne. C’est aussi le cas des orateurs, dont Cicéron affirme qu’ils sont les mieux à même de mettre en œuvre l’actio, parce qu’ils sont des « acteurs de la vérité » (veritatis ipsius actores), alors que les comédiens se bornent à l’imiter, à la représenter (imitatores autem veritatis). On voit mal comment les œuvres de Bernard Heidsieck pourraient être mieux réalisées que par lui-même.

Mais le poète ne peut non plus être assimilé à un orateur, car sa présence matérielle devant un auditoire a un autre sens. La présence de l’orateur est une signature, qui authentifie sa prise de position dans le débat politique ou judiciaire. La présence du poète, son engagement physique pendant la durée de l’action, dans la réalité même du poème, a sans doute aussi cette fonction de signature, mais pas seulement : elle est ce qui proprement fonde l’existence et le sens du poème. Elle n’en est pas détachable.

Le poème (la performance) est quelque chose qui a lieu, il est un événement, dont le poète est le protagoniste. Il ne peut que se dérouler, dans l’espace exceptionnel et arbitrairement circonscrit d’un théâtre (ou de tout autre lieu qui aurait été choisi et investi pour en remplir la fonction), c’est-à-dire une scène, et un public, en l’absence duquel nulle parole ne saurait être ici proférée, nulle gestuelle possible. Il ne peut, pour avoir une réalité, que se produire devant témoin. Le spectateur est ce témoin, il prend acte de l’événement. Sa présence est aussi nécessaire que celle du poète lui-même à la réalisation concrète de son œuvre, et rend du même coup possible chez lui l’émergence d’une nouvelle personne : le Bernard Heidsieck public, et agissant publiquement dans le temps de l’événement, n’est plus le même que le Bernard Heidsieck profane, ni sa simple représentation, et encore moins la duplication de ce qu’il était déjà. Il devient l’aboutissement du processus qui a donné naissance au poème (« Je / n’existe guère / qu’en projet », écrivait naguère Pierre Le Pillouër ; et Nietzsche : « Je est une création »). Si le poète est nécessairement un autre, c’est qu’il est à la fois personne et signe. 

Reconnaître la fonction de témoin du public comme sa fonction essentielle permet d’écarter les deux dérives qui menacent la performance : la dérive spectaculaire et la dérive fascisante (les deux sont liées). La relation qui s’établit entre le poète et son public est une relation de personne à personne. Le public est traité comme un être libre. Il ne demande ni à être flatté (la démagogie), ni à être persuadé (la propagande), ni à être embrigadé (le fascisme).

Sans doute le poème ne se réduit pas à la simple addition des signes qui le composent (Christophe Hanna a raison de le rappeler), il naît de leur combinaison nouvelle au sein d’un système destiné à se substituer aux grilles marchandes imposées par la vulgarité. Le poème n’est rien d’autre que la mise en place, dans le temps de son déroulement, de ce réseau inédit de liaisons que le poète, parce que c’est son désir et parce que c’est sa volonté, est en train d’opérer entre les différents paramètres de ce qui le constitue : la langue, la voix, le geste, le public, le réel, le sujet. J’appelle sens la nouvelle nécessité qui émerge de ce système, à chaque fois inédit et engageant la totalité de la personne.

Il serait illusoire de réduire le sens à la seule subversion (bien que certaines poésies se soient plu à en revendiquer le mot, histoire sans doute de se donner bonne conscience en se présentant comme virtuellement efficaces). Retourner le discours ambiant pour en montrer l’envers et transgresser les interdits que véhicule son idéologie ne suffisent pas à faire apparaître, une fois pour toutes, la vérité des choses. Une telle pratique reviendrait à remplacer une grille par une autre, un dogme par un autre dogme. Le travail du poète, ou de l’artiste, est moins simple, et moins simpliste. Voyez Paul-Armand Gette. Il voile et dévoile en même temps, s'approche de son modèle et s’en éloigne, établit avec sa libre personne ce va-et-vient continuel sans quoi nulle chance d’atteindre quelque chose de son mystère [2] . La poésie est ce parcours, jamais achevé, et qui ne peut par conséquent s’inscrire que dans la durée — le motif récurrent du bracelet-montre dans l’œuvre de l’artiste a pour fonction de le rappeler. Le sens n’est jamais acquis. Les poèmes de Michèle Métail sont pour la plupart des poèmes interminables, la Fugue qu’écrit Patrick Beurard-Valdoye est une fugue inachevée. Jamais la poésie ne s’arrêtera dans l’illusion de je ne sais quelle éternité ­— car l’éternité est, proprement, ce qui ne dure pas (ce qui n’a pas de durée). La poésie s’écrit dans le déséquilibre (Ch. Prigent), dans l’instabilité du signe, dans le porte-à-faux, dans l’interminable. Elle n’en aura jamais fini d’être ce que Derrida appelait « une inquiétude du langage », c’est-à-dire « une inquiétude du langage sur le langage lui-même ». Elle n’espère aucun apaisement. Ne prétend inventer ni retrouver aucun paradis. Il n’y a pas de paradis.

Alain Frontier

 

 

 

 

 

 



[1] « Les godasses du père Hubaut », Action Poétique n° 173, septembre 2003.

[2] J’ai développé cette idée sur http://monsite.wanadoo.fr/tartalArts/page1/html.

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