Un art sans spectateurs

Notes sur le développement du projet Memento Mori

 

Action et théorie me paraissent être des moments de la pensée totalement liés, et dont la liaison définit un point non-sécable entre corps et langage, pari sans doute difficile à tenir depuis les enseignements de la science linguistique.

En 1996, la vie intellectuelle, artistique et institutionnelle, à laquelle je tentais modestement de prendre part par ma production plastique, m'est apparue lacunaire. Le jeu social de l'art en France, fortement annexé au monde marchand, dont les enjeux ont été décrits avec pertinence par la sociologue Raymonde Moulin, ne me semblait en rien permettre l'exercice de la pensée ni de son partage. Les rencontres que je pouvais y faire étaient intellectuellement fort décevantes.

La réalité du monde est toujours pour l'esprit humain la projection imaginaire qu'il est capable de formuler. Ce qui est appelé créativité est sans doute la capacité pour un individu, pour une collectivité, de construire une projection imaginaire suffisamment poreuse et donc partageable, plus adéquate à articuler les contraintes et contradictions du contemporain que les formes héritées du passé.

La transformation des créations intellectuelles et symboliques en biens marchands, la hérarchie institutionnelle des renommées, la fabrique par une classe intellectuelle de concepts légitimant ce recyclage, l'émergence nouvelle d'un tourisme culturel vip, etc...sont autant d'entraves à l'aire libre du développement et de l'échange d'une pensée poétisante (ce que je viens de nommer la réalité).

A la fin des années 90, à la demande des institutions « démocratiques » subventionnées en panne d'éduquer et de mobiliser un public suffisamment représentatif de l'ensemble des catégories sociales, est né ce qui est labellisé aujourd'hui sous le nom d'esthétique relationnelle. Impliquer le public est devenu la norme, créer des dispositifs participatifs est devenu le nouvel art de commande.

Ce que cette norme n'a pas remis en cause est certainement l'invention moderne du spectateur. Déjà, dans les années 70, Irmeline Lebeer relevait, dans un article de la revue l'Art Vivant, le paradoxe de l'artiste performeur environné comme un pot de miel de mouches-photographes immortalisant l'action et de fait constituant un obstacle physique à la relation acteur/spectateur. Cet obstacle dans l'art de la performance n'enlève rien sans doute à la générosité et au combat de ses acteurs, de beaux moments y ont été et y sont encore imaginés et vécus.

En créant le projet Memento Mori et son protocole d'échange (un rouleau en plomb contre l'histoire d'une mort violente), je me pliais apparemment à cette nouvelle exigence de participation du public. Le contenu  assez peu ludique de ma proposition, la forme très minimaliste de mes expositions (des photographies et installations d'objets en plombs, des listes de morts et d'histoires de crimes) ont radicalement  montré je crois les limites du jeu participatif, et ont mis dans l'embarras parfois les responsables des lieux qui m'invitaient, grippant par exemple la machine bien huilée des rencontres avec le public scolaire.

Aussi Memento Mori a davantage été accepté dans des lieux alternatifs, des réseaux associatifs d'artistes politiquement moins corrects, où j'ai mieux développé mon engagement. Entrer en apprentissage, aller à la rencontre des projections imaginaires de mes contemporains en partant de la seule place où le jeu se réduit : celui de notre mort. A travers la fabrique d'un objet symbolique prétexte, une feuille de plomb enfermant le nom d'un mort victime de crime, comprendre quelles pouvaient être les réponses, les pensées, les actes possibles de chacun permettant de vivre avec ce vide à venir.

La formulation de ce projet est aussi une échappée hors du temps de l'expostion, dans des formes vivantes, hors du « monde de l'art ». Les objets se déplacent chez les personnes accueillant le principe d'un échange dans le temps. Grâce à ce double faisant intrusion dans leur vie les porteurs de plombs deviennent les auteurs de leurs propres réponses.

Le principe de cet art sans spectateurs se heurte souvent à l'impossibilité d'un compte-rendu de ce qui se vit, se pense, se rêve à travers ces objets. C'est un art de la dispersion, du non-formalisé, du silence. Un art amical, de la confidence et de la promenade. L'artiste que je suis mets à disposition non pas des oeuvres, réceptacles d'une pensée achevée, mais, par le prétexte d'un objet-témoin, du temps, de l'écoute.

Les photographies des porteurs de plombs associent la main d'un vivant et le nom d'un mort. Ces gestes sont des gestes vains et inefficaces, qui témoignent pourtant de la valeur d'un présent.

Comment Memento Mori est-il une théorie en actes? Il est théorie parce qu'analysant une situation donnée il conçoit la possibilité d'un jeu autre, il crée l'hypothèse d'un terrain d'observation. Il n'est pas un système clos car il est un chantier ouvert à toute nouvelle invention de ses acteurs.

<<