Jérôme Dupeyrat / Lena Goarnisson

Entretien réalisé par échanges de courriels du 9 janvier au 21 mars 2007

 

Jérôme Dupeyrat : Le projet Memento Mori a été initié en 1997. Sous cet intitulé générique sont regroupées un ensemble de propositions « relationnelles », de performances, d’éditions et d’expositions qui explorent toutes les mêmes préoccupations ? Quel est l’enjeu global de ce projet ?

 

Lena Goarnisson : Les expériences antécédentes au projet Memento Mori, expositions personnelles ou collectives, ne m'avaient pas convaincue quant à la réception de mon travail par le public. Je travaillais, par le dessin, la photographie, l'assemblage d'objets, autour de schèmes de représentation liés à la disparition, à la mort. Je me suis simplement rendu compte que le public, mais aussi les responsables de lieux culturels, ne partageaient pas ma culture de l'image, construite au fil du temps par mes lectures ou la fréquentation des musées. Si les représentations héritées de l'histoire de l'art n'étaient pas lisibles et donc partageables, je devais aller à la recherche de ce qu'étaient les ressources symboliques de mes contemporains.

Une autre raison qui m'a poussée à transformer ma manière de faire est ce que mes premières expositions m'apprenaient du « monde de l'art », de son caractère très institutionnalisé en France, et du côté consumériste que développait une idée de culture pour classes moyennes.

J'ai réagi en proposant au public de l'implication plutôt qu'un rôle de visiteur de mises en scène spectaculaires ou ludiques.

J.D. : Au départ, le projet était intitulé Déplacements. Qu’est ce qui a motivé une nouvelle dénomination et comment s’articulent les divers travaux qui composent Déplacements / Memento Mori ?

 

L.G. : Le mot Déplacements avait été choisi par défaut, comme explicite de ce que ma méthode déplaçait : si le public devenait promoteur d'un projet, le privilège d'ordinaire réservé à l'artiste de produire du sens symbolique se déplaçait.

La dénomination a changé lors de la publication du livre Memento Mori en 2003 aux éditions joca seria, plusieurs amis, dont Christophe Viart[1], m'ayant dit : « tes objets sont comme des Memento Mori ».

De plus le mot Déplacements circulait comme titre de plusieurs expositions ou événements, mais entendu comme déplacement de lieux d'expositions institutionnels vers des lieux plus quotidiens, ordinaires, éphémères. J'ai donc choisi Memento Mori comme nom générique de tout ce que ce projet engendrait. Je dois ajouter que cela a coïncidé avec un engagement plus direct de ma part dans le choix d'événements et d'actions.

 

J.D. : A la base des propositions qui relèvent de Memento Mori, il y a très souvent un travail de documentation et de compilation documentaire. Par exemple, le livre No Meal Today (Brest, Simple édition, 2001) reproduit les fiches de police de condamnés à mort ayant refusé leur dernier repas au Etats-Unis. Actuellement, Memento Mori a pour objet les assassinats de femmes à Ciudad Juárez (Mexique), dont tu as répertorié de nombreux cas en consultant la presse et les mains courantes de la police locale (cf. le livre Nuestras Hijas, Rennes, Lendroit, 2006). Quelle est la place de cette première phase de documentation dans ta démarche ?

 

L.G.  : Le principe général de ce travail est le réemploi du réel. Il m'a paru évident que les représentations que notre société donne de la mort passent par les médias. Les supports se sont beaucoup diversifiés depuis Félix Fénéon[2], mais la mort est soit cachée, soit un divertissement médiatique. Par contre, si je découpais au début des articles de presse dans les journaux qui me passaient entre les mains, je ne le fais plus aujourd'hui. Je n'archive aucune source médiatique, il y a assez de services de documentation dont c'est le métier.

Les choix d'actions réalisées ont été dictés soit par mes interlocuteurs, soit par mes propres réactions lors de la lecture d'articles dans la presse (la plupart du temps les références sont la presse écrite). Ainsi j'ai voulu faire une action en mémoire du massacre de My Lai parce que des enfants de maternelle m'avaient fait un envoi de coupures de presse et dans cet envoi il y avait une photographie de survivants de ce massacre lors de la guerre du Vietnam. Le livre No meal Today a été une réaction à un article de Corinne Lesnes dans le journal Le Monde qui invitait à consulter le site Internet du Texas Department of Criminal Justice.

Le projet en mémoire des femmes mexicaines est né de ma lecture d'un article de Sergio Rodrigues dans Le Monde Diplomatique en août 2003. Je dois préciser que la recherche documentaire autour de ce cas de criminalité envers les femmes à Ciudad Juárez a été réalisée par un groupe de femmes de cette ville, le groupe Ocho de Marzo. Les résultats ont été mis en ligne sur le site de l'association Casa Amiga[3], association militant pour demander plus de justice et pour aider à la protection des familles de victimes à Ciudad Juárez. Le livre Nuestras Hijas en est la traduction en français, que j'ai réalisée avec l'aide d'amis hispanisants, n'ayant trouvé aucune traduction sur des sites militants français.

 

J.D. : Le protocole d’action de Memento Mori se construit à partir des plombs que tu proposes pour porter la mémoire d’un défunt (un plomb en échange du récit d’une mort violente). Peux-tu expliquer quel est ce protocole, quel est le sens symbolique de ces plombs et quelle est leur valeur au regard de l’ensemble du projet ? Ils me paraissent être avant tout un prétexte, en tous cas, pas une œuvre d’art en soi. Qu’est-ce qui fait alors véritablement œuvre parmi l’ensemble des objets et des actions que génère Memento Mori ?

 

L.G. : L'idée de Memento Mori a été provoquée par un fait politique : la destruction de l'abbaye de Port-Royal des Champs sur ordre de Louis XIV et la profanation du cimetière de l'abbaye (les restes ont été déplacés de nuit en charrettes et déposés en fosse commune au cimetière voisin de St Laurent). Lors d'une promenade dans les jardins de Port-Royal, ces morts « dérangés » ont fait naître en moi l'idée que les « mauvais morts » pouvaient être des catalyseurs assez puissants pour être capables, par leur présence symbolique dans la vie de quelqu'un, de faire émerger paroles, images, actions, ces schèmes de représentation que je cherche chez mes contemporains. D'où cette idée d'un objet en plomb associé au nom d'un disparu de mort violente, et la proposition de créer de tels objets à la demande d'un public motivé. Je souhaitais que tout commence par cette demande du public et une implication dans un projet à venir : c'est tout le contraire de ce qui se passe habituellement entre art et public. Le public est en effet d'ordinaire invité à approcher, comprendre et éventuellement s'approprier intellectuellement et affectivement la démarche d'un artiste à travers ses oeuvres. Je voulais inverser ce processus et construire quelque chose à partir d'un échange.

Les plombs ont valeur de déclencheur, comme certains détails dans la peinture ancienne peuvent agir sur le sens général d'une image et proposer une bifurcation, une polysémie dont peut s'emparer le regardeur en l'associant à d'autres détails, d'autres souvenirs de sa mémoire visuelle propre, culturelle ou rêvée. Les plombs ont la même abstraction symbolique qu'une pierre ramassée sur un chemin.

Pour ce qui est de la deuxième partie de la question (oeuvre d'art en soi, véritablement oeuvre) ce vocabulaire relève, il me semble, de la théorie esthétique récente, d'un effort moderne pour débarrasser une oeuvre, réduite à sa matérialité, de toute connotation autre que formelle, plastique. Si j'estime louable ces efforts à un moment de l'histoire, le risque de cette théorie est l'autonymie. Je n'ai jamais compris les productions intellectuelles du passé ou du présent comme des entités, vraies ou fausses (et je place les oeuvres d'art au rang de productions intellectuelles) car la pensée est mouvement et cette manière d'isoler les oeuvres dans leur matérialité n'est que le fruit d'une théorie de l'art plaquée sur le modèle scientifique de l'isolement d'un objet d'étude pour mieux en définir les concepts. Cette commodité du discours dessèche la pensée.

Ces objets en plomb en mémoire d'un mort sont aussi un pied de nez aux « cadavres » que sont les « oeuvres d'art en soi ».

 

J.D. : On touche là un point intéressant, dont j’aimerais mesurer les implications plus en détail. « En soi » implique sans doute des concepts auquel je ne tiens pas plus que cela moi non plus. Les commodités du langage font parfois commettre des approximations. Je pense simplement qu’il y a beaucoup d’œuvres, aujourd’hui y compris, qui sont clairement identifiables à une forme, un objet, ou même un geste, une action.

A l’inverse, la plupart des œuvres auxquelles je m’intéresse ici ont pour spécificité de ne pouvoir être caractérisées par un objet ou une forme en particulier. Elles se définissent davantage par les relations qui lient l’ensemble de ces formes, de ces objets ou de ces actions qu’elles génèrent et par le discours qui en émerge. Dès lors, je cherche à comprendre « ce qui fait œuvre » tout en sachant que les critères strictement matérialistes ou formels ne sont justement pas suffisant pour le comprendre, voire même qu’ils sont injustifiés (le terme « œuvre » est peut-être inexact pour définir certaines démarches, mais personnellement, il ne me gêne pas – tout dépend ce que l’on met derrière).  « Ce qui fait œuvre », c’est à dire quelles sont ces relations, comment le discours se construit-il, quels sont ses modes de visibilité. Ce qui m’intéressait dans la question précédente était de savoir quel statut tu attribues aux différentes composantes du projet Memento Mori : considères-tu que tout ce qui relève du projet a une valeur artistique (pas nécessairement « en soi », mais peut-être aussi en fonction de facteurs extérieurs) ? Y a-t-il lieu de faire des distinctions ou faut-il simplement considérer la valeur artistique des propositions prises dans leur ensemble ?

 

L.G. : Ce sont les pratiques de marché, les pratiques institutionnelles et muséales qui créent des objets. Ces pratiques peuvent parfois être bonnes et ne pas figer les processus de pensée, les restituer et les faire passer. Mais parfois la pensée sous-jacente aux objets montrés est trahie par une mise en scène spectaculaire. Je me souviens avec tristesse de l'exposition Lygia Clark au Musée de Nantes[4] : avions-nous besoin de voir les vidéos d'interview de Clark ou d'amis de Clark dans une tente militaire de campagne ? Avions-nous besoin que nous soient montrés comme des reliques de Sainte les objets jaunis et racornis dont Clark se servait dans ses pratiques relationnelles ? La photographie documentaire aurait bien suffi.

La valeur de toute production artistique est d'abord de la pensée, et comment une pensée est partagée. C'est bien complexe puisque pensée et médiation formelle ne sont pas sécables, l'artiste pense la forme et les formes aussi font penser. C'est la très ancienne question esthétique du lien entre raison et intuition, l'acceptation d'un fonctionnement associatif, métaphorique, analogique... de la pensée. L'art contemporain, comme à toutes les époques, produit énormément d'objets vides, justement parce qu'ils ne sont pas chargés de cette complexité-là, poétique. Elaborés dans une seule stratégie de lisibilité ils ne sont pas disponibles pour que nous pensions avec eux. Ils sont tellement autonomes que nous n'avons rien à leur apporter. Ou alors, je ne suis pas sensible à ce genre de démonstration appuyée, académique en fait. Je m'ennuie quand les leçons de l'art sont si bien apprises!

Les plombs de Memento Mori sont des anti-objets d'art, au sens d'un objet strictement défini par ses qualités matérielles, puisque ce sont des objets dont chaque possesseur trouve l'usage. Et je ne peux pas faire de distinctions entre les différentes formes que prend le projet : rencontres, édition de livres, photographies ... C'est un mélange dont la présentation exhaustive serait fastidieuse. Beaucoup de livres ou de monographies d'artistes adoptent un fouillis kaléidoscopique, mais le danger de la compilation est pour le lecteur de se retrouver contraint au survol futile.

Le temps de Memento Mori prend le contre-pied de la pratique héritée d'une rhétorique esthétique déjà bien ancienne de l'immédiateté, qui voulait distinguer les oeuvres des Beaux-Arts de celles de la littérature, de la musique et du théâtre.

 

J.D. : Pour en revenir à la manière dont le projet se construit, quelles relations établis-tu avec les porteurs de plombs et dans quelle temporalité cela se joue t-il ?

 

L.G. : Ce sont des relations très diverses ; certaines durent depuis des années, sont des amitiés durables, d'autres sont beaucoup plus épisodiques, d'autres définitivement closes. C'est un raccourci des relations humaines. Il y a des rencontres qui génèrent des projets de week-end, de vacances, donc une forme de convivialité, d'autres des réalisations communes, installations, photographies, actions... Je ne sais jamais où un échange me portera.

Et je n'ai jamais rencontré certains porteurs de plombs, parce que je n'en ai pas eu le temps, parce que l'éloignement géographique joue en notre défaveur, parce que j'ai perdu toute trace de certaines personnes...

 

J.D. : Comment exploites-tu la « matière » qui émerge des relations avec les porteurs de plombs ?

 

L.G. : J'archive au fil du projet les courriers que je reçois. Dans le livre Memento Mori paru en 2003, j'ai écrit un texte, qui s'appelle « Chutes », qui est composé de différents fragments de ces lettres reçues mais aussi de conversations échangées. J'aimerais beaucoup reprendre cette forme d'écriture avec le projet Pièces à emporter. Par ailleurs, je réalise des photographies des « porteurs de plombs ». Ce sont des portraits sans visages, je demande aux personnes de tenir le plomb en main, comme ils veulent...il y a donc simplement la mise en scène d'un geste et jamais la personne n'est représentée par ce que le portrait privilégie habituellement. C'est une réaction à la vague de portraits sociologiques qui a envahi l'art contemporain ces dernières années grâce à la photographie.

 

J.D. : A l’origine, les porteurs de plombs proposaient eux-mêmes leurs récits de morts violentes, souvent issus des fait divers médiatisés par la presse. Désormais, tu leur proposes de choisir des cas de décès déjà réunis dans une sorte de catalogue intitulé Nuestras Hijas. Les plombs associés à ces morts forment un ensemble, Pièces à emporter, qui se disperse au fur et à mesure de ses présentations publiques. Est-ce que cela n’implique pas des changements dans l’implication des porteurs de plombs ou dans les raisons qui motivent leur participation au projet ?

 

L.G. : La réalisation de la sculpture Pièces à emporter et le livre Nuestras Hijas qui en fournit les clés donnent une autre dimension à ce projet. Le phénomène de criminalité envers les femmes à Ciudad Juárez me semblait assez exemplaire pour devoir prendre une autre forme, et l'ensemble des plombs est plus visible. Les porteurs se multiplient parce que la démarche est plus facile, les plombs sont déjà créés, il « suffit » de se baisser et d'en prendre un dans l'ensemble des 236. Pour des raisons matérielles compréhensibles, j'aurai moins de disponibilité à suivre ces objets et j'espère développer davantage les échanges épistolaires, mais tout ceci prendra du temps : le projet, latent depuis 2003, démarre réellement maintenant que j'ai dispersé une soixantaine d'objets. Je ne peux pas anticiper sur les changements que cette nouvelle forme apportera, mais déjà je touche par ce biais plus de personnes.

Le premier processus, choisir une histoire de crime et me demander un plomb, est toujours valable. Je travaille en ce moment à une série à partir de crimes pour raison d'intolérance religieuse, série qui m'a été commandée...

 

J.D. : Bien que ce projet produise du relationnel, duquel émerge la portée artistique de ton travail, tu ne te reconnais pas dans ce que Nicolas Bourriaud a qualifié d’ « esthétique relationnelle ». Quelles sont les raisons de cette méfiance critique ?

 

L.G. : L'essai de Bourriaud est très intéressant et riche. Je n'ai aucune méfiance envers un travail intellectuel de cette qualité.

Quant à savoir si je me réclame d'un courant de l'esthétique relationnelle, je ne m'en pose pas la question. Il y a beaucoup d'actions, de projets que j'aime, quand je sens derrière la pensée en oeuvre une sensibilité proche de la mienne. Pour préciser, la dimension politique de l'esthétique relationnelle n'a pas toujours la même portée, n'est d'ailleurs pas toujours présente. Certaines propositions me paraissent totalement futiles, quand la dimension relationnelle en est forcée, au sens où on comprend bien que le travail pourrait s'en passer mais comme c'est à la mode, le public doit avoir sa petite part d'intervention. Je prends exprès un exemple des années 60 : les machines à peindre de Tinguely étaient rigolotes, mais il y avait un peu au même moment des mélangeuses à peinture proposées au public des premiers supermarchés, c'était la même critique populaire de l'expressionnisme abstrait en vogue sur le marché. Le Cyclop[5] de Milly la Forêt me paraît une oeuvre relationnelle plus élaborée et plus poétique.

 

J.D. : Tu parles à propos de ton travail d’ « un art sans spectateur ». En quoi peut-on le désigner ainsi, et s’il est sans spectateur immédiat, est-il pour autant sans public ?

 

L.G. : Je parle comme ça parce que je me pose des questions : comment ne pas réduire une oeuvre artistique à une représentation, dans tous les sens du terme ? Comment ne pas réduire une oeuvre à une production d'objets à forte valeur ajoutée, c'est à dire d'objets de luxe ? Comment ne pas réduire le public à un ensemble de consommateurs culturels ? La société marchande tend à substituer à la culture que chacun développe dans sa propre vie des produits culturels à consommer ; elle ne supporte pas la capacité que chaque individu a de produire du symbolique parce que ça ne lui rapporte rien.

J'ai écrit cet article auquel tu fais référence pour la revue Doc(k)s[6] dans le contexte spécifique du numéro « Théorie ». Doc(k)s est une revue qui défend la poésie expérimentale et une de ses formes, la performance. Je n'ai jamais eu envie que mes actions deviennent des performances et je m'en explique un peu. Ce qui m'ennuie dans les festivals de performances, c'est que le public « spectateur » passif est derrière une barrière de photographes et de vidéastes pas discrets qui empêche souvent le public de suivre l'action sous prétexte de l'enregistrer : il y a une contradiction entre le désir d'improviser dans l'éphémère, de partager un moment poétique, et le souci de garder une trace pour la postérité. La raison en est aussi que, souvent, la performance a lieu dans un dispositif proche du théâtre : scène ou aire marquée au sol, temps d'action assez bref.

Il semble que le groupe Black Market[7] ait trouvé le moyen d'échapper à cela en créant des actions sur un temps plus long, l'ensemble d'une journée, et dans des lieux assez vastes pour permettre au public de se promener, ce qui incite mieux à l'interaction, à intervenir dans le jeu des « professionnels ».

Pour ma part, beaucoup de mes actions sont solitaires et je n'en garde rien, parfois juste quelques photographies. On peut donc considérer que ce sont des actions privées, que j'agis à titre de personne privée et non pas comme artiste. Pourtant ces actions font partie de Memento Mori (je pense par exemple à la journée des offrandes faite en août 2001 chez Tromeur pendant mon séjour sur le site de Gharlon L-60[8], mais aussi à des marches solitaires faites avec plusieurs plombs dans mon sac à dos).

Si d'autres actions sont publiques, je me débrouille pour qu'elles se passent dans un contexte festif, soit en intervenant lors de festivals, soit en organisant moi-même des événements, comme la journée My Lai 504, en mémoire du massacre de My Lai au Vietnam en 1968. L'action durait toute la journée, avec différentes réalisations, différents temps : une partie le matin au jardin, ensuite en cuisine, le déjeuner, les jeux de toupies, les lectures, la soirée cinéma...tout le public n'est pas resté toute la journée mais tout le monde a vécu quelque chose. Le lieu, La Ferme du Bonheur à Nanterre, agissait aussi car ce n'est pas n'importe quel endroit.

 

J.D. : Quelles sont les relations entre espace public et espace privé dans ce projet ? Les actions dont tu viens de parler, et les échanges poursuivis avec les porteurs de plombs plus généralement, s’inscrivent à la rencontre de ces deux espaces et il semble que ce soit de toutes façons le cas des préoccupations liées à la mort ?

 

L.G. : Beaucoup de pratiques sociales s'inscrivent entre espace privé et espace public. Cette articulation est constante dans ce qui constitue notre individualité, son histoire, de la naissance à la mort, entre intimité, affect et représentation. La création artistique s'inscrit aussi dans une pratique sociale. Tout créateur a besoin de comprendre les questions qui l'animent dans son intimité et de transmettre le fruit de ses recherches, de les rendre publiques en somme, en en créant une représentation partageable dans le médium ou les media appropriés. Plutôt qu'un travail solitaire en atelier, je m'efforce de partager cette intimité génératrice de projets et j'essaie d'élaborer des formes de création à partir de ces moments partagés. Mais la présentation publique en est de ma responsabilité. Ceci dit, j'aimerais avoir l'opportunité d'une présentation de Memento Mori où cette responsabilité serait davantage partagée. C'était le cas pour My Lai 504.

 

J.D. : Derrière la notion d’espace public émerge généralement une dimension politique, que l’on retrouve en effet à travers les récits de morts qui reviennent de manière récurrente dans Memento Mori : suicides, exécutions, massacres, assassinats de femmes au Mexique, un pays dont on connaît les difficultés économiques et sociales, etc. Tous ces exemples rendent compte à divers degré de l’oppression des hommes par les hommes et par la société dans son ensemble. Ton projet a-t-il une visée politique consciente et parmi les formes à travers lesquelles il se manifeste, y en a-t-il qui répondent à une intention de produire du politique ?

 

L.G. : Le politique est le vivre ensemble. L'homicide, sous quelque forme que ce soit, est la rupture de ce vivre ensemble. Quels sont les intérêts qui motivent une telle rupture? La plupart du temps une volonté d'appropriation, de pouvoir. Mes projets, à leur manière, répondent à cette volonté de pouvoir.

 

J.D. : Evoquer toutes ces morts, la mort d’une manière générale, est une expérience douloureuse. Cela appelle dans une certaine mesure la commémoration, le souvenir. Quelle est la place de cette dimension commémorative dans ton travail ? Le Promontoire pour Gilles Deleuze sur le site de Riwan Tromeur ou la sculpture Pièces à emporter ont en effet quelque chose du monument au mort ou du cimetière. Il y aussi des aspects rituels qui surgissent du projet, à travers les usages qui peuvent être faits des plombs ; tu me parlais par exemple d’une personne qui porte toujours son plomb dans ses poches…

 

L.G. : L'expérience de la mort dans notre société contemporaine est d'autant plus douloureuse que chaque individu est seul et démuni face à la mort, car davantage privé de ressources symboliques, de croyances. Les croyances religieuses, qui encadraient symboliquement la mort, ont été évacuées de notre espace social, sans que de nouvelles formes viennent les reconstruire. On va aujourd'hui plus facilement au supermarché qu'au cimetière, or ce ne sont pas les mêmes espaces. Il y avait autrefois une plus grande porosité ou contiguïté de ces espaces de vie et de mort, on pouvait aller acheter sa baguette au village et passer au cimetière dire bonjour à ses proches.

J'ai fait le choix de Memento Mori pour encourager chacun à redonner une place aux morts, pour permettre que notre relation à la mort cesse d'être aussi douloureuse. Cette relation devient quotidienne chez les personnes qui ont un plomb chez eux, dans leur salon, leur chambre... Le plomb a donné lieu parfois à des pratiques votives. Il est conçu comme « objet de voyage », j'en parle dans le livre publié chez joca seria. Or tout voyage, promenade, est symboliquement une déambulation votive entre la vie et la mort, on n'en mesure pas assez la valeur à une époque où tout le monde prend l'avion (j'ai fait un Brest-Milan avec un plomb) ; et je ne suis pas étonnée quand une personne me dit qu'elle a toujours son plomb dans son manteau.

Le promontoire pour Gilles Deleuze est effectivement un petit monument dans le parc de Gharlon L.60. Il a donné lieu à une action, assez humoristique, mais votive aussi. Comme nous faisions avec Riwan Tromeur des images de notre installation, nous avons trouvé le plomb pour Deleuze déplacé par des animaux et enfoui sous les feuilles. Riwan a voulu que je le lave, donc je suis allée à la cuisine et je l'ai brossé. Il se trouve que la camera était à proximité et j'ai demandé à ma fille de faire quelques images. Cela a donné l'action Laver le plomb pour Gilles Deleuze, une vidéo de 2’30’’ qui a été publiée dans le dernier numéro de la revue Doc(k)s, « Poésies-Théories ». Je ne suis pas sans savoir que lorsqu'on déplace les morts, dans différentes cultures, on lave leurs restes. Je ne suis pas sans savoir qu'on brosse les pierres tombales chaque automne, car l'eau purifie et protège le vivant, fait écran entre la vie et la mort.

Quant au projet Pièces à emporter, c'est effectivement une sculpture-monument, mais c'est un cénotaphe qui va être dispersé.

 

J.D. : Quelle est la place de l’édition dans ta pratique artistique ? A quelles occasions y as-tu recours et est-ce pour toi un simple outil de diffusion ou un support de création ? D’ailleurs, tu as publié aussi bien des livres que des éditions beaucoup plus « légères », comme les cartes postales éditées par cARTed. A plusieurs reprises, tu as également participé à la revue d’artistes Doc(k)s. Ces différents objets produits dans le cadre de Memento Mori relèvent-ils d’une même intention ?

 

L.G. : Tout dépend de ce que tu entends par édition. Les plombs sont à mon sens une sorte d'édition (des feuilles enroulées avec inscription). Les photographies montrées dans les expositions sont reprographiées, parfois accompagnées de textes. Les livres, tracts, cartes postales, me permettent d'éditer à plus d'exemplaires et diffusent plus largement les projets, je peux souvent les donner. Donc tout ce que je produis de matériel est multipliable et beaucoup d'objets, comme tu dis, ne coûtent pas cher à la fabrication : le plomb est le métal le moins cher, la reprographie est le moyen d'impression le moins cher, la carte postale est l'objet d'art démocratique par excellence. Il y a donc une intention, oui sans doute, celle de produire des objets dont la valeur marchande est suffisamment modeste pour qu'on comprenne que c'est bien le sens véhiculé par l'objet qui importe et non « l'objet-en-soi »

 

J.D. : Depuis les années 1960-70, les artistes se sont appropriés l’édition comme outil de création et de diffusion de leurs œuvres. Ce phénomène a trouvé sa faveur dans un contexte de remise en cause des critères habituels de l’art, l’édition permettant de sortir la création artistique de ses formes et de ses réseaux traditionnels. Adhères-tu toi aussi à cet idéal et penses-tu qu’il se réalise, dans ton cas comme dans une perspective plus générale ?

 

L.G. : Je ne pense pas qu'il s'agisse ici d'idéal ou d'utopie mais de pragmatisme. Ce pragmatisme existe depuis l'invention de l'imprimerie. Je pense par exemple à la diffusion des chansons populaires grâce à leur impression et à leur colportage. Ceci dit je ne suis pas très optimiste car les artistes disposent de moyens très modestes au regard de ce qu'on appelle les médias.

 

J.D. : Ta démarche artistique trouve plusieurs de ses fondements dans l’art des années 1960-70 : dématérialisation, procès, performance, recours fréquent à l’édition et à l’imprimé. Quel rapport entretiens-tu avec ce possible héritage historique ?

 

L.G. : A différentes époques, nous sommes beaucoup à utiliser des formes pauvres. Je me sens en sympathie politique avec des mouvements comme Fluxus ou Intermedia et je me sens proche aussi de leur pratique d'hybridation. Je suis aussi influencée intellectuellement par la littérature, en particulier par certains processus d'écriture fragmentaire, je pense en particulier au Paterson de William Carlos Williams[9].

 

J.D. : Je fais régulièrement référence à la notion d’Intermedia et à l’idée d’« hybridation » dans mon travail de recherche. Memento Mori dans son ensemble est un projet Intermedia, mais le livre, ou plus généralement l’espace imprimé, te paraissent-ils être aussi des espaces intermédiatiques ?

 

L.G. : Intermedia est un mot créé par Dick Higgins en 1966 pour qualifier les pratiques de Fluxus, dont les artistes prenaient plaisir à mélanger les genres pour casser les codes, les spécialités, dans une démarche transdisciplinaire de démocratisation des arts, dans un souci de dialogue entre media, qui inclut en filigrane un point de vue politique : une invitation à inclure le lecteur-spectateur dans le dialogue. Fluxus était pris d'une sorte d'appétit de contamination poétique, tout était bon pour en faire la démonstration. Il y a quelque chose du Do it yourself dans Fluxus, si rien n'est hiérarchisé, tout devient disponible et chaque individu est artiste.

Pour en venir à dire si un livre est un espace intermedia, un livre reste un livre. Il peut contenir un ensemble très hétéroclite de langages, et de moyens de les mettre en forme, tous les jeux et les mariages sont possibles. C'est ce qui m'avait fascinée dans le Paterson de Williams que j'évoquais tout à l'heure, où il y a du journal intime, du récit historique, de la description de paysage, de la poésie, des listes de courses et des prescriptions médicales... Paterson a paru aux Etats-Unis entre 1946 et 1958, il n'y a pas d'images, de dessins ou de photographies, il y en aurait probablement dans un tel projet aujourd'hui. Ceci dit un livre reste un livre, même s'il rassemble des éléments hétérogènes.

Pour étendre la question à tout espace imprimé, on peut parler de l'espace Internet comme d'un espace imprimé. Effectivement à partir d'un écran, qui se présente comme une page, un site permet d'inclure d'autres medias que ceux du livre traditionnel : sons, vidéos, forum de dialogue. Certaines propositions peuvent être aussi participatives : il y a des romans interactifs écrits en ligne, certaines oeuvres sont modifiables par l'internaute... mais c'est un domaine que je connais mal.

 

J.D. : La nature même de ton travail implique sa documentation, puisqu’il est dans un premier temps sans objet et sans spectateur. C’est une deuxième phase de documentation dans le processus de Memento Mori. Peut-on différencier des documents simplement informatifs sur tes œuvres/actions et des documents relatifs à ces mêmes œuvres/actions mais qui auraient une valeur artistique de part l’usage que tu en fais ? Qu’est ce qui fait alors cette différence ?

 

L.G. : Il doit y avoir une différence entre un livre, un tract, et un tirage photographique. A mon avis, les objets en plomb ont vraiment une valeur artistique et c'est pourquoi je les donne. Il faudrait poser la question à leurs usagers.

Je prends l'exemple d'un plomb que j'ai fabriqué en mémoire de David Vengeon, enfant noyé le 7 juillet 2003 sur la plage de Utah Beach. Le 14 juillet 2003, ce plomb est parti à la mer, harnaché à une bouée de plage, lors de la 2eme Biennale Internationale des châteaux de sable de cARTed. Il est perdu... restent quelques photographies, je n'ai même pas pensé à filmer la marée montante qui l'a emporté.

J.D. : L’œuvre a donc une existence en dépit de son absence de visibilité. Et si des documents rapportent l’existence de ces faits artistiques immatériels et éphémères, ils ne s’y substituent pas…

 

L.G. : Rien ne se substitue à rien, ça ne me gêne pas qu'aucune trace ne soit gardée de certaines de mes actions.

Memento Mori existe de toutes façons surtout par ces plombs dispersés et les relations que tissent ces objets.

 

J.D. : Les documents que tu produis autour du projet Memento Mori, en particulier les photos de plombs en situation, dans le paysage ou avec leur porteur, sont nécessairement fragmentaires au regard de la totalité du projet qui se développe dans la durée et à travers une pluralité de formes. Cela ne tend-il pas à faire de ces documents des icônes, ayant une plus-value esthétique et matérialiste ? Comment leur dimension esthétique et leur dimension informative se conjuguent-elles ?

 

L.G. : Le côté icône, c'est ton interprétation. Une ethnologue a bien déjà confondu mes plombs à des reliques en me demandant si je glissais un os dedans... Je lui ai demandé l'os de qui ?

Si je vends des photographies, ce qui ne m'est jamais encore arrivé, je serai contente de commencer enfin à financer ce projet autrement que sur mes deniers personnels. Mais j'aimerais surtout publier ces photographies en livre, parce qu'un livre est moins cher qu'un agrandissement. Seulement voilà, il me faudra trouver un éditeur, ce n'est pas chose simple...

 

J.D. : Il y a de nombreuses manières de réinvestir la documentation produite autour d’une œuvre ou d’un projet artistique. La plus directe est sans doute l’exposition des documents – photos, notes et autres traces – sous la forme d’installations ou d’archives en consultation. Il s’agit déjà d’une forme de publication. L’édition en est une autre, à la fois plus médiate et plus médiatique. Pourquoi ce choix ?

 

L.G. : Je ne fais pas le choix de l'un ou de l'autre, c'est selon les opportunités, les budgets, les envies... Les choses adviennent non pas parce qu'on les a décidées mais parce qu'on les adapte aux moyens matériels dont on dispose. Il m'est déjà arrivé de montrer, lors d'expositions, des courriers, cartes reçues de mes correspondants, soit en les affichant, soit en les laissant en consultation sous forme de classeur.

 

J.D. : Quel est le rôle de l’éditeur ou de l’institution artistique dans la production de tes éditions ? Concernant plus particulièrement le livre Memento Mori (Nantes, éditions joca seria, 2003), quel a été le rôle de son éditeur, sa part d’intervention dans sa conception et sa réalisation ?

 

L.G. : Il faudrait que tu fasses une enquête sur les conditions de l'édition d'art en France. Joca seria a été le troisième éditeur avec lequel j'ai travaillé et avec qui ce même projet de livre a enfin pu voir le jour (il devait être réalisé en 2001 avec La Criée, mais c'est finalement No Meal Today qui a été publié, sans partenariat institutionnel). J'en ai produit la maquette, mais je me suis aussi occupée du montage financier du projet. Bernard Martin, l’éditeur, m'a aidé dans le choix de certaines photographies et dans le projet de maquette de couverture.

 

J.D. : Perspectives pour finir : tu travailles à la conception d’un site Internet pour le projet Memento Mori. Internet est également un espace de publication, qui a sans doute joué pour beaucoup dans le développement des pratiques de documentation et la transmission accrue des documents. Comment s’articuleront documentation et création dans ce site ? Y retrouvera t-on divers usages des documents, tantôt strictement informatifs, tantôt réinvestis dans le processus de création ?

 

L.G. : Le site Internet en préparation ne concerne pas seulement Memento Mori mais l'ensemble de mon travail. J'ai un travail photographique indépendant de Memento Mori, que je n'ai jamais montré et dont je vais donner un aperçu.

Il va y avoir certaines propositions actives, en particulier autour du projet Pièces à emporter : le visiteur pourra demander un plomb en ligne et les noms des femmes assassinées renverront aux images des porteurs de plomb. La page d'accueil proposera les projets en cours les plus urgents, des liens renverront à des sites qui m'ont servi moi-même à me documenter... C'est avec la presse quotidienne un de mes outils de prospection, c'est grâce à Internet que j'ai pu réaliser le projet My Lai, le projet Pièces à emporter, car j'ai trouvé des sites où les noms des victimes étaient répertoriés.

Pour ce qui est de ma présence sur le net, certains sites ont accueilli des informations sur Memento Mori, mais je n'ai jamais eu de retour. Nous verrons bien si un site personnel sera plus efficace.

 

 

 



[1] Christophe Viart, Professeur au département arts plastiques de l’université Rennes 2 et directeur de la galerie Art & Essai.

[2] Félix Fénéon (1861-1944), critique d’art et journaliste. Il crée en 1906 une rubrique de faits divers, « Nouvelles en trois lignes », pour le journal Le Matin. Réed. Le Mercure de France, 1997-98.

[3] www.casa-amiga.org

[4] Lygia Clark, De l'oeuvre à l'événement : Nous sommes le moule, à vous de donner le souffle, Musée des Beaux-Arts de Nantes, 22 Septembre 2005 - 02 Janvier 2006. Commissaires : Suely Rolnik, Corinne Diserens.

[5] Le Cyclop, à la fois sculpture, monument et musée, est une œuvre réalisée par Jean Tinguely de 1969 à 1987, en collaboration avec d’autres artistes.

[6] Doc(k)s, revue créée en 1976, dirigée aujourd'hui par Julien Blaine, Philippe Castellin et Jean Torregrosa, 7 rue miss Campbell, 20000 Ajaccio. La publication de la revue est annuelle mais le site de Doc(k)s permet de suivre l'actualité des activités des auteurs publiés :

http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/

[7] Black Market, collectif international créé en 1985 par des artistes de performance ayant la particularité de se produire ensemble lors de festivals pendant de longues heures (Norbert Klassen, Alastair Mc Lennan, Helge Meyer, Boris Nielsony, Roi Vaara, Jacques Van Poppel, Lee Wen, Jurgen Fritz, Elvira Santamaria, Tomas Ruller, Zbigniew Warpechowski...), ce qui ne les empêche pas de se produire seuls ou avec d'autres.

[8] Gharlon L-60, installation paysagère évolutive, est une œuvre construite depuis 1991 par l’artiste Riwan Tromeur sur le site d’une ancienne ocrerie, à Sauilly le Hameau, près d’Auxerre. Un ensemble de plombs sont dispersés sur le site et constituent une installation permanente, fruit d’un échange suivi avec cet artiste.

[9] William Carlos Williams, Paterson (1961), Paris, Flammarion, 1981 (traduction Yves di Manno).

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