À PROPOS DE RÉCENTES PERFORMANCES ASIATIQUES

 

Dernière série de performances réalisées en Asie en mars 2000 à Jakarta, Taipei, Nagano, Nagoya et Tokyo. Il s'agit ici d'utiliser certains matériaux et archétypes d'une manière récurrente tout en ajustant la livraison au contexte et à l'espace.

 

Les matières employées sont: six assiettes blanches, six verres, des feutrines de couleurs noir, blanche, rouge (constructivisme, symbolisation, esthétisation), de l'eau, de la terre, du ruban adhésif de couleur blanc, rouge et noir.

 

À chaque endroit le dispositif s'installe en fonction de la situation politique et esthétique.

 

À Jakarta, le drapeau indonésien est exactement rouge et blanc, comme le rectangle des feutrines, un pur hasard (1). Le performeur ajoute au dispositif les saluts et rituels bouddhiques, musulmans, catholiques, militaires et fascistes.

 

Il va déposer de l'argent indonésien qu'il va tailler avec des ciseaux. Puis il le dépose dans des verres qu'il remplit d'eau et de terre. Il utilise une pièce de viande qu'il présente au public, les pieds dans une assiette. Ici une allusion à l'alimentaire, dans un pays où la pauvreté est une réalité.

 

Cette action débute par l'enlèvement d'une chemise qui est par-dessus une autre.

 

Principe de dualité, rapport à l'inconscient! Le dispositif utilise l'espace comme une installation visuelle et les notions de dur et mou, clair et foncé, masse et liquide, plein et vide, sphéricité et rigidité, rituel et banalité; il y a un questionnement, une ambivalence, une occasion pour le «spectateur » d'établir son propre réseau de signifiants. Ici le performeur sollicite l'ambivalence du jugement et la responsabilité. Le dispositif est arbitraire et pose des questions. Toujours au niveau du principe mâle-femelle, ying-yang, dedans-dehors, dessus-dessous, ça fait appel à des distinctions, dans la similarité, ça se construit comme une maison, comme un quartier, comme une ville. Ça prend diverses orientations, des orifices et des fluides, de la matière arbitrairement soumise aux sites diversifiés. Presque une alchimie dans les procédés de mixités, chamaniques recherches de la symbiose et du relationnel, c'est un moi, sur-moi, hors-moi dans la non logique apparente.

 

Principe mâle et femelle, formes arrondies, rigides, douces, dures, il y a volonté d'osmose, la matière s'agite libidinalement par diverses choses et matières mises en contact.

 

Différent de l'approche théâtrale qui donne des réponses, l'univers du performatif est un questionnement. De plus, la dimension spatiale et les rapports de l'horizontalité à la verticalité sont aussi à prendre en considération. Il y a pictural, sculptural, environnemental et installation. Cette action joue sur les rapports aux arts visuels, le performeur ne dit rien, il est manipulé par sa performance.

 

Le discours ne se fait plus sur l'artiste-acteur, comme au théâtre, mais il s'installe comme un phénomène plastique questionnant même sa méthodologie.

 

Cette performance contient les éléments de dynamisme et de statisme, elle évoque les éléments cognitifs des arts plastiques: sensation, perception, communication, essence, idéologie et institution. Elle intègre les axes de travail de l'artiste-performeur qui utilise un appareillage conceptuel: éléments de célébration plastique, charge pulsionnelle, caractère analytique et transgression.

 

Cette action utilise les connotations sociales et politiques du contexte indonésien et porte pour titre : Tolérance.

 

La deuxième action produite deux jours plus tard à Taipei, dans un espace physiquement plus volumineux, sollicite un agencement différent. C'est un théâtre, du style boîte noire. Le performeur pourra ici déplacer l'axe frontal du contexte théâtral.

 

Il y a utilisation de deux petites caisses de son, que le performeur amène avec lui, qui émettent, une le bruit d'une sorte de réveille-matin, ou horloge, c'est le temps. L'autre énonce à intervalle: what, where, who, why. Ici un questionnement évident de l'arbitraire et du jugement. Le performeur enlève la chemise et la dépose au sol, il s'y calque, s'y clone, puis il va s'installer le dispositif mais différemment, en alternant les situations et les objets. Trois triangles seront mis sur le mur, avec du ruban adhésif couleur rouge, des signes seront déposés en blanc. BIEN FAIT! MAL FAIT! PAS FAIT! Le performeur transgresse: il vide de l'eau sur un verre placé dans l'autre sens. Une incursion de la réalité dans sa destitution.

 

Il dépose feutrines, verres, eau, terre mais c'est surtout l'action de se vider un verre de terre sur le visage, comme pour le boire, qui attire l'attention dans cette action. De plus, vers la fin, il présente au public un CCBur de porc, semblable au CCBur humain dit-on!, qu'il va mettre ensuite dans sa bouche avant de se promener à quatre pattes dans son installation. Il dépose ce CCBur dans un verre, ce sera la finale.

 

Ici l'apport du CCBur, Taiwan, est assez intéressant si on considère que ce « pays" est en plein déchirement d'identité par rapport à la Chine continentale. Taiwan revendique par exemple encore actuellement d'être le CCBur de la Chine.

 

Encore ici l'espace disponible est investiguée comme une installation. Le performeur agira dans diverses positions, il entre en contact aussi avec le public. Il y a du son, du visuel, du pictural, du sculptural, de l'environnemental, de l'installatif, du performatif. L'esthétique est le résultat d'une éthique productive. Il y a oscillation et ambivalence entre l'intimité, le privé, le public. Les gestes sont des propositions élémentaires qui utilisent, comme souvent, des matériaux banals de tous les jours.

 

Il faut aussi que le « spectateur» ait l'impression de pouvoir faire la même chose que le performeur.

 

Encore ici le performeur passe au second niveau et c'est le geste performatif qui sera retenu.

 

L'image d'un corps se tenant debout sur une assiette, se vidant un verre de terre sur le visage, ceci doit avoir un sens, ou plusieurs.

 

La performance nécessite la responsabilité du spectateur et cette responsabilité est sollicitée.

En théâtre, c'est sur l'acteur qu'on fixe notre attention, en performance c'est sur le Faire de ce corps en action. lors de la performance de Taipei, le rythme de 1'« horloge» a structuré l'ambiance et aussi la gesticulation du performeur. les geste sont ici aussi un questionnement sur les dualismes: blanc-noir, plein-vide, eau-terre, son-image, etc.

 

Mais ici encore la proposition est ouverte et le « spectateur » construit sa propre analyse subjective.

La performance est alors ce questionnement dans le système des valeurs et des conventions.

           

À Nagano, l'espace du Neon Hall est très petit. l'environnemental va se plier au caractère centraliste du contexte. Ou est-ce une allusion au contexte japonais qui, comme son cercle rouge dans une masse blanche - le drapeau japonais - l'identité passe par l'inscription et les modèles.

 

La performance utilise le cercle et en référence à la spécificité des matières employées: l'assiette, le verre, tout en installant rigidement le dispositif. Et les couleurs noir, blanc, rouge, que ce soit dans les traditions des peuples autochtones ou des constructivistes, sont régulièrement associées à des valeurs et des systèmes sensoriels.

 

Le performeur installe un verre sur une assiette sur une feutrine rouge. Un autre verre sur une autre assiette sur feutrine noire; ont-ils la même valeur? Le questionnement de la valeur et l'ambivalence du jugement peut occasionner un positionnement réactif.

 

Depuis trop longtemps le « spectateur » est un réceptacle passif devant le dieu créateur qu'est l'acteur et sa théâtralisation. Le performeur utilise des systèmes visuels et spectaculaires mais en évacuant la traditionnelle conception de l'attitude et de la situation normative du spectacle.

 

Dans la performance de Nagano, il y a utilisation d'une trappe à rat en métal, un objet d'une grande violence. Une machine de destruction. Une fois «armée'" elle sera déposée sur l'assiette au centre du dispositif.

 

Le moment clef de cette action est lorsqu'il se tient chaque pied dans une assiette et tient dans chaque main une assiette avec un verre et de la terre. Avec un coeur de porc coupé en deux dans la bouche, immobile, il va à la fin jeter ce coeur sur la trappe à rat, c'est la fin de l'action.

 

Ici, outre le minéral, l'eau, l'animal, la machine est ajoutée. Cette trappe à rat est aussi un anagramme du mot art. Et ici la métaphore de l'artiste dans le système institutionnel de l'art peut être une axiomatique de direction.

 

À voir les qualités visuelles des photos de cette performance, on se rend bien compte qu'elle utilise les unités de langage propres aux arts plastiques. Mais, comme c'est souvent le cas dans les performances de Martel, le «spectateur '" doit réaliser sa « lecture" de 1’« ceuvre ", toujours d'une manière subjective, au fur et à mesure de son déroulement.

 

C'est aussi d'ailleurs pourquoi le performeur prend un rythme suffisant pour que chaque geste obtienne une digestion et une remise en question, de la part du te spectateur '". Du moins, espérons-le?

 

À Nagano, la performance fut plus rapide et ceci est tributaire de la situation. Le performeur fut en effet le dernier de la soirée, après sept autres actions. Ilest souvent difficile dans ce type de situation de saturer le public. Ceci explique la disposition et le temps rapide de la livraison.

 

À Nagoya, le contexte est théâtral, frontal. Ici le dispositif installatif change, les assiettes seront par-dessus les verres, créant ainsi un dispositif visuel assez esthétique.

 

La chemise au sol, les feutrines, l'eau, la terre, en diverses gesticulations sollicitent le directionnisme et le performeur réalisera des prosternations. Il fera les saluts bouddhiques, musulmans, catholiques, militaires, fascistes.

 

À Nagoya, les deux boîtes de son avec les mêmes cassettes que celles employées à Taipei offrent une ambiance à la gestuelle performative. Ceci ajoute une masse sonore et en plus conditionne le rythme de la performance. Avec l'effet questionnant des what, why, where, who!

 

Le performeur clignera des yeux au rythme du bruit du temps ainsi relativisant le signe caricatural. Par exemple lorsqu'il cligne des yeux pendant le salut militaire, il exécute plus qu'une caricature du militarisme, à la différence du théâtre, il s'installe performativement en deçà du modèle et de l'image. Ceci cause un mécanisme réflexif critique et, encore ici, ne peut que solliciter le positionnement.

 

La performance est une question, non une réponse!

 

À Nagoya, impossible d'avoir autre chose d'animal, de viande, qu'une patte de poulet.

 

Le performeur, à la fin, après le salut fasciste, tirera cette patte de poulet dans la foule.

 

La chair, la viande, c'est aussi métaphoriquement le performeur, et le spectacle, c'est aussi la performance.

 

À un moment donné, le geste du performeur avec la patte de poulet haut dans la main n'est pas sans rappeler la statue de la liberté.

 

Mais quelle satire du spectacle et de la manière traditionnelle de livraison de la matière spectaculaire.

 

Tout comme est transgresseur le fait de vider de l'eau dans une assiette déposée sur un verre inaccessible, le perfonnatif sollicite la déroute dans le banal.

 

Présence d'absence, absence de présence, dualismes des états, des fonctions et des natures.

 

Il y a aussi dialectique nature et culture. Mais le dispositif reste esthétique et propose une analyse des systèmes et catégories des arts plastiques.

 

À Tokyo, l'endroit est petit, frontal et c'est une boîte noire. Au début, le performeur utilise une cigarette truquée, qui fait un peu de fumée, et qu'il se l'applique à plusieurs reprises au visage. C'est la dérision et l'iconoclastie. Le dispositif sera horizontal surtout, en fonction de l'espace. La trappe à rat sera utilisée, sur une assiette déposée sur un verre qui est sur la chemise. Outre les matériaux et matières déjà employés, le performeur sera pieds nus avec des gants de plastique jaunes aux pieds. Il déambulera avec chaque pied dans une assiette, il tournera autour de son dispositif installationnel, ceci fait un bruit qui amène une masse sonore structurant aussi l'action.

 

Mais c'est lorsqu'il n'y aura qu'une assiette que le performeur aura à performer sur une jambe, autour de son dispositif. Ceci ajoute de l'ambiance car, physiquement, on sent qu'il a de la difficulté à réaliser ceci.

 

Cette part de risque est régulièrement présente dans les actions du performeur. Le dispositif s'improvise toujours au fur et à mesure de son énonciation. Il y a du performatif et à plusieurs niveaux à Tokyo, dernière performance de cette excursion en Asie; le performeur y est plus dans la dérision, sans perdre toutefois de son sérieux. Et aux dualismes habituels s'ajoute celui de l'ambivalence de la valeur.

 

À la fin de son action, il se met un petit gant d'enfant, rouge, et tient la patte de poulet. Il la jettera sur la trappe à rat et ce sera la fin.

 

Voilà un commentaire sur ces cinq actions réalisées dans cinq villes asiatiques à deux jours d'intervalle.

 

Avec les mêmes matériaux ou presque, le performeur a produit cinq actions assez différentes tout en questionnant les limites de son dispositif performatif. La plupart des artistes, lors de ces soirées de performance, ont présenté cinq fois exactement la même performance.

 

J'ai plutôt opté pour produire un système performatif questionnant de diverses manières les niveaux spectaculaires du dispositif-Iui-même.

 

Et c'est aussi en regardant les photos et les vidéos que j'ai pu « comprendre " ce qu'il s'était passé.

 

Parce que pour le performeur, il s'agit aussi de tester créativement, selon un contexte, des critères, conditionnements et allures des phénomènes esthétiques.

 

Mais ceci entre un questionnement sur l'art et la vie.

 

Et pour paraphraser le dicton chinois « Quand le maître montre du doigt la lune, l'idiot regarde le doigt ", « Quand le performeur montre l'assiette sur un verre à moitié empli de terre, l'idiot voit l'assiette sur un verre empli de terre ",

 

L'univers poétique est une destitution du principe de réalité pour transformer la valeur des systèmes de signes. Je travaille avec les matériaux les plus simples pour obtenir un niveau arbitraire de leur valeur et proposer une responsabilité partagée lors de l'énonciation pour produire un pur phénomène esthétique performatif. Je ne sais pas si cet objectif est atteint mais j'aurai pris les risques de l'essayer.

 

Entre Malevitch et Duchamp, le réductionnisme conceptuel est un exercice sur la tolérance et l'ambivalence du jugement.

 

À PROPOS DES LIEUX

 

Jakarta: C'est le magazine Tempo qui permet l'existence de ce théâtre et lieu d'exposition de l'alternative de cette ville, et presque de toute l'Indonésie. Le théâtre Utan Kayu est le lieu de l'expression alternative du temps Suharto. C'est pour nous comme assister à un 1er festival de l'expression libre, avec les artistes locaux, engagés!

 

Taipei : Un lieu de théâtre et autres formes d'expression alternative aussi. C'est une sorte d'anarchiste qui « organise ]O. Il y a un très bon public, l'espace est assez grand, convenable.

 

Nagano: C'est très petit le Neon Hall, que je connais du temps où après les festivals il y avait le party. Mais c'est un endroit sympathique, une relique de l'expression libre.

 

Nagoya: Un théâtre alternatif depuis 25 ans. C'est un endroit important pour l'expression autre dans cette ville qu'on dit plus importante culturellement que Tokyo.

 

Tokyo: Le Kid Ailack Art Hall est petit et frontal, un peu difficile. C'est un espace alternatif depuis de nombreuses années. La faune performative de cette ville s'y masse.

 

COMMENT ÇA SE DÉROULE

 

À Jakarta, j'étais arrivé dix jours plus tôt, après 60 heures de transport, pour passer le décalage horaire, et comprendre la société. C'est à Yogyjakarta que j'ai décidé des axes de la performance.

Et comme je passais le deuxième jour, j'étais prêt à temps, et le matériel était là !

À Taipei, on est arrivé la veille de la soirée de performance et l'hôtel était vraiment très près; le contexte était assez inspirant, avec un bon public!

 

Au Japon, ce fut autre chose. En arrivant à Nagano, je fais mon action le soir même, voir les lieux, ajuster la livraison potentielle, l'endroit est très petit. Je passe en huitième, nous devons être rapide.

 

À Nagoya, sorti du train, on va au lieu de l'action, un théâtre alternatif, je passe le soir même, tout est ajusté dans l'après-midi. À Tokyo, après le train, l'hôtel, on a pu se laver parce qu'à Nagoya on dormait dans le théâtre, futon, en groupe, pas de douche...

 

À Tokyo, je fais la performance le soir même de mon arrivée ajustée au contexte, décidée quelques heures avant et pendant son déroulement.

 

DU CÔTÉ DE LA TECHNIQUE

 

Techniquement, sur place, 6 verres, 6 assiettes, une bouteille d'eau, un petit sac de terre, un morceau de viande Cselon les accessibilités>, normalement dans n'importe lequel contexte géographique, on peut se faire passer ceci, c'est accessible. C'est relié aussi au contexte local, ce sont leurs objets.

 

le reste est envoyé avant par la posteCfeutrines et ruban de couleur>, j'amène d'autres choses avec moi, dont les walkman avec petites caisses de son.

 

Donc, sur place, seule nécessité demandée: de l'éclairage!

 

Le performeur doit pouvoir s'ajuster, lui et son action, à la situation. Adapter une situation, physiquement par modification des espaces et ambiances, c'est autre chose!

 

Le performatif est un analyseur. loin du spectacle qui a comme finalité d'emplir, l'action du performatif puise souvent dans le vide le moyen de faire le plein, dans la dérive de l'acte réalisé in situ, avec responsabilité.

 

L'APPORT À LA DISCIPLINE

 

Le fait d'utiliser à peu près les mêmes unités langagières dans une livraison spectaculaire qui doit tenir compte de l'espace physique, du contexte, du socius propre aux différents lieux, trois pays en Asie, amène à un ajustement. qui devient une sorte d'instrument d'analyse dans le corpus de la performance. Ainsi ceci contribue, pour le performeur, à établir une grammaire de gesticulations en fonction des divers niveaux de contraintes. L'agir se décide quelques heures avant la livraison, l'ajustement au contexte implique le risque de la création, sur place, devant le public présent, venu pour assister à une forme quelconque de spectaculaire.

 

Ceci contribue à la connaissance des procédés de l'art performance et de sa manière d'agir. C'est un informant dérivant!

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