LE  RISQUE  ARTISTIQUE  PERFORMATIF

Richard Martel

 

Inter/Le Lieu est un collectif alternatif d'artistes, alternatif dans son mouvement et sa composition que nous nommons variable. Inter/Le Lieu, comme groupe d'artistes, a déjà réalisé des performances et manifestations collectives à plusieurs occasions, tant au Québec qu'à l'étranger à l'invitation de nombreux centres d'art et festivals internationaux. Ces activités ont donné lieu par la suite à des compila­tions vidéo, à des constats publiés dans Inter ou à des publications autonomes.

Nous pensons que la performance est une actualisation d'éléments significatifs dans un espace‑temps relatif. I1 nous importe particulièrement d'agir localement en fonction des lieux; le dispositif s'ajustant à ce moment prend une dimension contextualisée. Le fait de travailler en groupe amène une énergie de « confronta­tion » qui fait côtoyer alors diverses approches personnelles dans une synthèse dynamique. Nous partons habituellement d'un corpus d'intentions subjectives, d'éléments simples pouvant se modifier au fur et à mesure d'une énonciation, selon la situation. Une sorte de situationnisme de déplacements, tant au niveau des idées que de la mise en forme.

Nous postulons que les phénomènes de communication sont des « transformables » qui permettent l'incursion de l'aléatoire et de l'accidentel. C'est comme s'il y avait certains objets, certaines manipulations qui n'obtiendraient leur réalité performative que lorsqu'elles sont soumises à la tension de leur prestation. Le fait d'agir à plusieurs permet d'atteindre une densité non prévisible qui crée ainsi comme une sorte de balancement d'une proposition à l'autre.

Il n'y a pas d'exécution formelle rigide, pas de partition à interpréter. Tout au plus dans une comparaison avec le freejazz où les musiciens jouent ensemble sans nécessairement savoir auparavant ce qu'ils vont énoncer; il y a osmose des diver­ses composantes qui s'agitent, s'agglutinent, s'interpénètrent, s'énoncent finalement dans une sorte de Gesamkunstwerk - que les Allemands veulent considérer sous l'angle de l'œuvre‑d'art‑total.

L'acte performatif utilise des données du système de la connaissance plus ou moins objective, fait subir aux matériaux diverses manipulations qui vont occasion­ner des résultats en fonction des paramètres d'exécutions déterminés par le moment de leur évaluation.

Il y a des corps qui s'expriment et c'est dans les unités subjectives de leur durée et de leur nature qu'il y a migration de l'univers du connu et du mesurable dans l'incalculé et l'inorganisé.

Tracer l'histoire des manifestations collectives d'Inter/Le Lieu nous ramène en 1982 où il y eut pour la première fois une présence québécoise à la prestigieuse documenta de Kassel. Sous la thématique de l'art politiquement engagé six artistes de la revue Intervention—car Le Lieu n'existait pas encore officiellement—s'étaient confrontés pendant dix jours à six Français et six Allemands pour cette documenta 7. Un numéro spécial de la revue Intervention (numéro 17), en relate les nombreuses activités. La participation à cet événement était: Diane-Jocelyne CÔTÉ, Guy DURAND, Chantal GAUDREAULT, Richard MARTEL, Louis HACHÉ et Jean Claude SAINT-HILAIRE.

Ici à proprement parler il n'y a pas nécessairement eu d'actions collectives. VANDERBORGHT, HACHÉ et SAINT-HILAIRE s'étaient commis à trois pour une opération surprise, sur le toit du Frédéricianum, mais avec cette participation spéciale, c'est comme une amorce de ce que pourrait devenir un travail de groupe.

En 1983 le Marathon d'écriture conçu et coordonné par Alain-Martin RICHARD réunissait les collaborateurs d'lnter et du Lieu comme « marathoniens » pendant 76 heures dans un centre commercial. Le numéro double (22/23) d' Intervention en relate l'essentiel.

Ici l'action collective reste conditionnée par la motivation individuelle et ce marathon a toujours eu comme finalité la production et le dégagement de mythologies individuelles dans un corpus d'énonciation spécifique relié à l'écriture.

L'acte d'écrire déborde la triade isolement/papier/crayon. La relation auteur livre-lecteur sera pulvérisée au profit d'une interaction performeur public-traces d'écriture. Présent au cœur de l'atelier, le public sera en mesure d'assister à l'élaboration ou de produire lui même du texte en participant a des ateliers d'animation: cadavres exquis, rallye d'écriture, machine à mots, élaboration d'un conte par des enfants, etc.

Au printemps 1985, dans le cadre d'un événement organisé par l'Association des périodiques culturels québécois, une performance collective au Foufounes électriques réunissait Pierre-André ARCAND, Jean-Claude GAGNON, Richard MARTEL et Alain-Martin RICHARD.

C'est un peu vers cette période que débutent nos activités performatives collec­tives, notons que pour NeoSon(g) Cabaret, en avril 1984, il y avait eu une performance regroupant Hugo CHOUINARD, Jean‑Claude GAGNON et Alain‑Martin RICHARD; cependant cette action plus sonore visait la réalisation d'une « pièce » plus qu'une atomisation collective diversifiée.

Avec l'activité au Foufounes électriques de 1985 nous proposions une juxtapo­sition d'unités langagières comprises dans un déroulement séquentiel plus aléatoire. Il y avait utilisation de dispositifs -disons personnels- qui étaient dynamisés par des éléments de déplacements et d'utilisation directe de l'espace disponible. C'est le lieu physique qui était implicitement actualisé.

Un flux normal d'imbrication collectif circulait en même temps que la presta­tion des unités composantes. On pourrait ici simplement dire qu'il y avait des élé­ments d'activations individuelles et des manipulations collectives dans l'espace disponible.

À l'automne 1985, au local Transfère de Saint-Jean‑Port‑Joli se déroulait la per­formance Transformances par les artistes suivants, sous l'appellation d'Inter/Le Lieu: Pierre‑André ARCAND, Jean‑Claude GAGNON, Jean‑Yves FRÉCHETTE, Marcel McNICOLL, Richard MARTEL et Alain‑Martin RICHARD. Un texte lu par Mona DESGAGNÉ à partir du Lieu, centre en art actuel à Québec, était retransmis par téléphone et couvrait le déroulement de la performance.

C'est la première fois que le nom Inter/Le Lieu marque officiellement le collec­tif. Cette action collective était assez près du happening. Une vieille automobile, sur place, devint en fait la base commune à partir de quoi tout devait s'énoncer. Le dis­positif scénique, en soi une détermination objective, comportait des éléments à dynamiser, à faire vibrer: « une piste de course plastifiée jaune avec des traces de pneus et des plastiques rouges -un ordinateur sur une voiture, un « char » - une table à fils avec un machin inconnu -une harpe‑à‑portée installée dans un porte­mobile- un rétroprojecteur -un moniteur et une caméra vidéo—des inconnus circulent portant salopette, chienne, froc... » (extrait du reportage dans Inter numé­ro 30). Transformances propose la synthèse des outils, des manipulations, des objets, des sons, des images, même une voix téléphonique en direct.

Au printemps 1986, nous participons à l'événement Zones humides du groupe Insertion de Chicoutimi. Pendant trois semaines le collectif a réalisé une manœu­vre/installation en processus performatif; Richard MARTEL et Alain‑Martin RICHARD ont amorcé une installation qui a été, la deuxième fin de semaine, déve­loppée par Mona DESGAGNÉ, Sylvie CÔTÉ, Alain‑Martin RICHARD et Jurgen O. OLBRICH. À la troisième semaine, Pierre‑André ARCAND et Jean‑Claude GAGNON ont performé dans l'installation.

Cette participation au projet Zones humides nous a alors permis d'investiguer à peu près toutes les données des phénomènes de création et de communication. I1 s'agissait d'une déterritorialisation séquentielle de propositions physiques et de leur organisation formelle. Une activité utilisant les objets, la couleur, les matières, l'es­pace, le son, l'action performative; tout ceci s'ajustant par couches additives. Il n'y a plus d'œuvre, l'environnement immédiat est soumis à des profanations de la logique et de son déterminisme objectal.

Un fameux trio d'Inter/Le Lieu futà l'origine de bien des activités; manœuvres, questionnements, trajectoires multiples. Il s'agit de Pierre‑André ARCAND, Richard MARTEL et Alain‑Martin RICHARD. Nous les retrouvons en septembre 1986 en per­formance collective au Konsthall de Malmo en Suède, pour Accélération, synthèse dynamique et hybridée. En effet, lors de cette               « tournée » scandinave -Danemark et Suède- nous avons produit des activités collectives dont une conférence­ démonstration à l'université de Odense. Une sorte de conférence sur le pourquoi de nos gestes se déroulait en même temps que se réalisaient des gestes et actions. Disons que pendant qu'Alain‑Martin parlait, Richard faisait quelque chose sur la table pendant que Pierre‑André écrivait au tableau; puis il y avait inversion des positions.

Avec la performance de Malmo, que nous avions nommée Accélération, nous aboutissons à l'action performative collective en ce sens que le public présent -qui avait fortement apprécié cette prestation- ne savait absolument pas que c'était une agglomération des propositions individuelles de chacun. Accélération était sonore, visuelle, vidéo, audio, gestuelle, multimédia, interdisciplinaire. Une fusion, une osmose de particules créatrices individuelles se transformant par l'interaction de leur déroulement séquentiel. n s~y est développée une dynamique particulière avec un début, plus lent, et une fin, plus « explosive ». C'est probablement ce qui expli­que qu'on avait alors fait une comparaison avec « les fugues de Bach ». Nous avons toujours considéré cette performance collective comme une des plus importantes car c'est à partir d'Accélération que nous avons compris la validité à nous commet­tre ainsi dans la fluidité opérationnelle des langages. (Hélas sans aucune documen­tation.)

En novembre 1986, lors d'une tournée à New York, à la galerie Emily Harvey, sur Broadway, le trio vocifère Betitled devant l'auditoire des habitués de Fluxus et de la performance. La galerie Franklin Furnace recevait les performances individuel­les d'une dizaine d'autres membres du collectif. Betitled pourrait être titré par sa référence à soi‑même. Nous avons utilisé l'espace physique directement car des cordes tendues, au sol, à peu près à 10cm du sol, déterminaient une sorte de portée ou labyrinthe. Le public se sentait directement concerné par cette proposition aux allures d'installation. Nous y avons élaboré des séquences fort diverses où le corps était devenu un réel objet circulant dans l'espace. Nous produisons des sons, utili­sons des légumes, des éléments écrits qui s'effacent et des textes lus par le public.

Un dispositif chimique entraîne l'ouverture des fenêtres—ce n'était pas prévu. Ici le costume, cette salope- le travailleur, unifie nos individualités dans le système du groupe, de l'équipe. Dans Inter numéro 36, Guy DURAND commente ainsi: « Cette performance collective s'articulait autour de trois tempsforts: 1) D'abord un tracé de cordes au sol tramant une véritable "prise d'espace ". 2) Ensuite une poursuite sur les murs avec des mots et des nombres qu'Alain‑Martin RICHARD faisait apparaître et dispa­raître. 3) Aussi ces longues fenêtres un instant ouvertes comme pour étendre à la rue la sonorité de leurperformance. Le dialoguefonctionnai t  en dictons, appelant  soit la "machine " (ARCAND), soit l'ordonnance nature/culture, sorte de rythmes émanant des légumes comestibles et fleurs décoratives soumises aux couperets. Mais c'est bel et bien l"'osmose" des gens présents, soit de déclamation collective des poèmes sans fin  de MARTEL qui a donné l'impression de puissance à cette prestation ».

Une constatation fait à partir de cette performance est que le sens n'a pas besoin d'être décidé au stade initial, lors de l'élaboration de celle‑ci. Ce sens, la performance l'obtient dans son déroulement par la juxtaposition d'éléments. Ces éléments qui potentiellement n'ont pas nécessairement de liens entre eux peuvent générer un métabagage qui produit une plus‑value du niveau d'évacuation du corps et des manipulations du corps dans le contexte de sa présentation.

En 1987, Richard MARTEL et Jean‑Claude SAINT‑HILAIRE étaient présents à Kassel dans le cadre du programme Expanded Performance de la documenta 8.

Pendant quatre jours, la deuxième fin de semaine de cette documenta 8, nous avons offert une panoplie d'actions, de performances, de chants... dans un contexte pres­que disco et café. À deux, à trois, à plusieurs nous proposons des performances qui tentent de « dépasser le sens de la signification ». Ce Snowball project réunissait deux Français, deux Québécois et deux Canadiens de la côte ouest; ce fut tout un test pour nous au point que nous nous sentions comme des gladiateurs.

La performance La machination lourde fut crée en première à Québec lors du fes­tival Évitez le bruit, en 1988. Puis elle fut recomposée à la Margelle du Cégep de Sainte­Foy et à Articule à Montréal. Suivit une version remanice en Europe à Raum F de Zurich et en Pologne. Artistes: Pierre‑André ARCAND, Mona DESGAGNÉ, Richard MARTEL et Alain‑Martin RICHARD. Patrice LOUBIER s'est introduit dans la version montréalaise.

Cette performance réalisée à quatre se construit à partir du vide et de la référence à l'audience dans son positionnement habituel, et se termine par la projection d'un film sur des opérations forestières. Il y a comme une espèce d'agglutination d'élé­ments qui touchent au rapport nature/culture en relation avec le système machi­niste et sa puissance d'évocation.

L'utilisation de divers procédés visuels, auditifs, environnementaux, installe la notion d'hybridation conformément à la disposition même du contexte. « Les pseudo‑problèmes de la métaphysique sur la question de l'être sont une aberration ».

« L'âge de Gutenberg impose les stigmates uniformes et répétifs de la typographie, et les raisons de la mesure visuelle exacte », « Le retournement de la langue sur elle-même ». En fait, avec cette performance, nous questionnons l'utilisation des artis­tes et leurs fonctions de procédés de communication. Nous envisageons le système de la performance comme une mise en situation visuelle de propositions symboli­ques et leur interaction.

Cette « machination » s'explique d'elle‑même à la toute fin par la surimposition des multiples supports. Au début, il n'y a rien... puis les artistes vont entrer un à un en déposant les divers objets, machines et matières qui composent cette machina­tion. Le sens s'imprime au fur et à mesure par les connotations conceptuelles, sa mise en proposition comme code de représentation et son détournement langagier. Nous utilisons des machines qui produisent du son, de l'odeur et des traces iconographiques. La radio, le téléphone, le ventilateur, la télévision, le support fil­mique, l'outil technologique sont mis en tension par des éléments naturels comme la salade, les langues de porc suspendues au plafond, la voix humaine, l'odeur des lilas... Une hybridation généreuse où les éléments signifiants sont détournés dans leur fonction d'usage par l'usure du procédé de la transgression. I1 s'agit d'une performance/installation autour des moyens de communication, avec leur accep­tation ou leur rejet.

Avec cette performance nous nous situons entre l'idéologie nord‑américaine et son culture du spectacle et la tendance européenne qui préconise plutôt l'investi­gation analytique du contenu. Nous avons remarqué, pour avoir fait des performan­ces en Europe et en Amérique, à quel point la réalité de la performance diffère dans ses intentions respectives. Cette performance est intéressante justement parce qu'elle tient compte de la tradition de l'art européen et aussi parce qu'elle cristallise les propositions propres à la civilisation machiniste, l'ère de la reproductibilité techni­que.

La machination, c'est l'occident existentiel, l'Amérique efficace ! Et la post­modernité questionnant le matériau.

À la fondation Danaë, France, s'est tenu du 4 au 25 juin 1988 un événement en hommage à Robert FILLIOU, le collectif propose alors de réaliser une installation extérieure à partir des idées fortes de FILLIOU. Pierre‑André ARCAND relate ainsi cette activité:

« Espaces indexés au thème général de l'événement (Espaces affranchis) et au con­texte spécifique de l'hommage à Robert FILLIOU. Onze petites installations visant une in­tégration maximale au site et développant le principe d 'équivalence. L'équivalence étant une substitution de même valeur avec changement ou non de niveau nous avons procédé par surélévation du terrain, par suspension du terrain (prélèvement de moltes de gazon 40 X 40 cm) en associant des objets déposés sur la surface ainsi mise à nue à des titres­références à l'œuvre de FILLIOU. Reprise d'un même modèle et ses variations à l'intérieurdu système de constructions apparentées orientant définitivement la poéticité de l'installation. La prévisibilité ainsi engendrée est soit confirmée, soit déjouée dans la mesure où le réferent de ton inclut des effets multiples: anecdotique humoristique, documentaire, iconoclaste, concepluel, autoréférentiel. Chaque installation vise une condensation maximale à l'intérieurde la circularitédesens qui la définit. Onze,parce quec'est lesignemêmede l'équivalence verticalisé, le signe même de la manifestation  du sensible. »

La performance Quatuor suspendu fut présenté au Sound Symposium de TerreNeuve en juillet 1990 et à la Première biennale d'art actuel de Québec au mois d'octobre de la même année et impliquait les même personnes que La machination lourde.

Avec Quatuor suspendu nous réussissons certes à tenir en haleine, à St-John, un auditoire familiarisé avec les phénomènes sonores. Cette action postule l'intégration du processus de modification de la dite performance à l'intérieur même de son système de démonstration. Il y a une captivante imprégnation de la présence des corps, des sons, des objets, de l'installation même; ceci s'agglomère et se construit. L'expressivité simple, la cravate, la langue de bœuf, le son des billes mis en boucle puis rebouclées, de nouveau rebouclées, accumulation du son des billes dans l'accumulation déjà enregistrée, il y a digestion du système du vide par applications successives de couches sonores qui sont en extension. Les moments simples que l'on vit en même temps, les performeurs et l'auditoire- parce qu'il n'y a pas de vraies surprises- pulvérisent la notion de spectacle plat et apparent parce que la mise en scène fait partie de la performance. Tout se vit en même temps que ça s'exécute, le dispositif établit une majoration sonore que l'on vérifie au fur et à mesure comme une incessante ascension vers le plein. Cette prestation: vêtements, sobres, noirs, gestes cumulatifs, mise en système des diverses composantes comme un rituel quantitatif abstrait, musical dans la démesure. Avec cette performance Inter/Le Lieu atteint quelque chose, entre le visuel de l'installation, le sonore et le performatif, une certaine présence immédiate s'actualise- se rapproche du Gesamkunstwerk. (Mais c'est toujours une unité de spectaculaire dans une certaine réceptivité).

Du 5 au 17 juillet 1991, sous le concept général de Manœuvre en Europe centrale, nous avions réalisé des performances/manœuvres sur deux semaines dans sept villes différentes en Hongrie et en Tchéchoslovaquie, aux endroits suivants: Budapest (Tilos Az A), Szentendre (Festival of jazz and  folk), Vac (Festival de performances), Veszprém (Centre culturel), Nové Zamky (Dom Kultury), Prague (Manes) et Karlovy Vary (Vridlo). Un bilan de cette expérience artistique constitue une section spéciale du livre Manœuvres, publié par Le Lieu en mai 1992. Nous avons réalisé un montage vidéo où six performances sur sept sont commentées.

Dans le livre, Alain-Martin RICHARD connote ainsi l'essentiel de cette excursion: « Mona DESGAGNÉ, Richard MARTEL, Jean-Claude SAINT-HILAIRE et moi avons convenu de travailler en groupe pour l'ensemble de la tournée: il s'agissait en quelque sorte de se mettre dans une condition d'atelier de production, de se situer par rapport aux lieux et personnes que nous rencontrerions. Nous avons manœuvré en fonction des données propres à chaque escale. Aucune performance ou manœuvre n'a été concue avant le départ, nous avons simplement amené quelques matériaux et outils. Ceci nous a permis d'être totalement ouverts aux situations nouvelles et de pouvoir créer sur place: ce qui fut toujours le cas, puis­que nous ne savions que la veille ou la journée même quel lieu nous attendait ».

À Nové Zamky, par exemple, nous avons obtenu le local quelques heures seule­ment avant la performance. A Karlovy Vary nous ne sommes arrivés sur les lieux que deux heures avant l'action. Dans tous les cas, il nous a fallu réagir et travailler très rapidement puisque ce type d'intervention est toujours conditionné par les lieux où ça se déroule.

Lors de Manœuvre en Europe centrale les types d'espaces auxquels nous avons été confrontés, à l'intérieur ou à l'extérieur, dans une discothèque ou un musée, nous ont permis de réaliser deux aspects majeurs de la création in situ: adaptabilité et spontanéité. A certains endroits, comme au Manes à Prague, nous avons dû com­poser un scénario performatif deux heures seulement avant de performer. Mais il s'agit pour nous de réelles expériences artistiques performatives en contexte, et non la répétition d'une œuvre au sens d'une exécution théutre abstratite du contexte de monstration. Cette formule casse‑cou, que nous préconisons, suppose le risque de la création in situ et comporte un réel défi qui nous intéresse aux niveaux théorique comme pra­tique. Nous connaissons maintenant assez bien ce type de situation et avons pris l'habitude de travailler à partir de contraintes de toutes sortes, pour nous ceci est particulier à la réalité de la performance que nous continuons à considérer comme création détermince par le contexte de son exécution.

Manœuvre nomade est dans la poursuite de ce type d'activités qui s'alimentent des présupposés pulsionnels dégagés des diverses pratiques d'Inter/Le Lieu.

Et nous devons admettre que ce projet soit la quintessence de nos activités et de nos préoccupations, tant au niveau de la théorique, de la pratique, que du reste. Et ce reste, c'est aussi ce qui plane au‑dessus, ce qui donne à la manœuvre son obli­quité; son côté transgresseur suggère de nouveaux lieux et mouvements.

Manœuvre nomade, de l'avis d'artistes qui connaissent et pratiquent, reste une syn­thèse dynamique de forte pénétration artistique dans les multiples réceptacles du geste.

1000 passeports ont été délivrés, 17 ambassades en autant de pays sont des bases en réseaux, un livre relate le tout et un vidéo en montre les traces d'art en tour­née: installations, performances, manœuvres. Manœuvre nomade nous aura occu­pés, finalement, de janvier 1994, où nous avons débuté les premières réunions, jusqu'à décembre 1996, avec l'émission du millième passeport. Manœuvre nomade se continue, d'autres manières, d'autres lieux, en réseaux. Inutile de parler réseaux, c'est de rhyzome et d'empilement qu'il faudrait dire. Manœuvre nomade est une appli­cation de la manœuvre comme manœuvre, elle peut se faire par d'autres.

En Angleterre, Roddy HUNTER a reçu du financement pour s'activer dans le réseau des consulats et ambassades. A Inter/Le Lieu, nous sommes à analyser de quelle manière poursuivre le projet. Tout en étant extrêmement satisfait, on semble presque dépassé par les mouvements de cette pérégrination déterritorialisée, en réseaux. De toute manière, il y a intercommunicativité des appartenances, alors !

Dans son texte « Méthodologie du travail performatif » à propos de la trajectoire du collectif, principalement à partir de la performance de Valencia, Jean‑Yves FRÉCHETTE écrivait:

« En tournée nomade, comment le collectif réagit‑il lorsqu'il arrive sur les lieux de sa prochaine performance ? La réponse à cette question relève tout aussi bien de la stylistique de l'intervention performative que la culture, c'est‑à‑dire de l'histoire de l'art elle‑même. Car ce que révèle la performance, c'est avant tout le savoir intui­tif des performeurs et leur lecture du contexte socio‑politique dans lequel s'inscrit leur action. Mais elle révèle surtout, sinon une conception de la performance en tant que genre, du moins une certaine méthodologie du travail performatif où le corps s'assemble et se remue en réaction aux contraintes imposées par le lieu dans lequel il doit s'exhiber. Ainsi la synthèse qu'il opère de l'environnement immédiat lui sert de repère dans l'action et le propulse comme motif trépidant débattant publique­ment de son audace, de son aisance, de son métier et de sa désinvolture: c'est sa critique crue.

Devant le lieu qui lui sert de décor, de site d'exploration, d'espace de synthèse et de scène, le collectif Inter/Le Lieu s'agite toujours fébrilement... Mais s'agit‑il seu­lement du frétillement de l'imaginaire—cette doublure métaphorique du fantasme ? Car la performance pose toujours la question de sa propre méthodologie comme s'il s'agissait d'y construire un protocole complexe d'appréhension des significations plurielles du fugitif. »

Une performance révèle tout: la culture des performeurs, les empreintes de l'his­toire sur les lieux du corps et les traces de tous les discours—dans lesquels elle se construit et dont ils sont les instigateurs. Plus que tout autre forme d'art, parce qu'elle agit dans l'immédiateté et que le corps est son ultime support, la performance révèle les rapports de l'esthétique, de l'inconscient et du politique qui charpentent la communication entre les performeurs et leur public...

Le texte écrit par le collectif relate ce que s'était proposé d'articuler Manœuvre nomade, il fut publié dans le livre‑bilan de l'opération:

« Cette expédition a permis la réalisation d'objectifs polymorphes par un renou­vellement des catégories associées à la définition de l'art et à sa pratique. Tout au long de sa tournée, le collectif Inter/Le Lieu a produit un corpas éclectique d'acti­vités artistiques: expositions de travaux performatifs, installations, manœuvres, performances, vidéos, rencontres avec le public et diffusion de documentation. Manœuvre nomade fut un prétexte et un levier de transgression pour dépasser les normes de la pratique des arts en général et de la performance en particulier. Cette percée européenne contourne les institutions et propose des jalons permutables: ruplure des concepts et repositionnement des normes artistiques poétiques du travail performatif.

Le fil conducteur de cette expérience de cinq semaines fut l'émission du passe­port des Territoires nomades.

Territoires imaginaires en phase d'établissement, les Territoires nomades s'éten­dent lors de chaque émission officielle du passeport; la cérémonie se déroule au cours d'une conférence de presse ou de quelque prétexte de rassemblement; vernissage, festival, action publique. Cette manœuvre protocolaire de « relations intemationales » nous a permis d'établir un réseau réunissant les groupes ou les centres d'artistes associés à notre projet. Chaque émission suscite le discours de l'opinion publique via une activité médiatique d'envergure. Le projet d'établisse­ment des Territoires nomades interpelle quiconque savoure le prix quotidien du corps se déplaçant librement dans l'espace de son choix. La justification conceptuelle de cette manœuvre trouve sa pertinence dans l'assise de la conscience historique et politique de chaque individu. Ainsi, chaque ville ou chaque lieu visité par le collec­tif Inter/Le Lieu lors de son excursion a trouvé le moyen d'intéresser et d'impliquer réellement ses représentants politiques et autres personnages publics disposant d'une tribune: députés (Berlin), maires (Aranda de Duero), journalistes (Barcelone, Marseille), directeurs artistiques (Québec) sont devenus citoyens des Territoires nomades.

Le passeport des Territoires nomades imite le passeport canadien; son émission se veut un clin d'œil aux officines qui concoctent la politique étrangère des pays et vise la promulgation d'un territoire politique (?) et artistique en dehors des réalités actuelles des nations. Chaque citoyen qui s'identifie spontanément aux Territoires nomades (par sa pratique du corps, sa déviance conceptuelle désirante ou autre­ment) se voit concédé un droit de citoyenneté immédiat partagé avec les artistes et les groupes des pays hôtes. Les centres d'artistes ainsi que les lieux visités par le collectif Inter/Le Lieu deviennent en quelque sorte les ambassades de cet État transfrontière.

Notre excursion s'est alimentée dans son déroulement de tout ce qui pouvait l'accentuer, la disséminer ou même l'anéantir. Sa dynamique de reproduction, asservie à son actualisation artistique par bifurcation et mutation a généré ses propres transformations.

Les productions réalisées à chaque étape ont été consignées dans notre équipe­ment de saisie de données (ordinateur, vidéo, écriture, journal de bord). Notre arba, pour cette tournée, fut un modèle Renault que l'on considérera comme la version contemporaine du véhicule nomade. I1 garantit notre autonomie, assure notre croisière médiatique et illustre concrètement le parcours créatif de la manœu­vre par une infiltration réelle et une osmose symbolique de l'espace territorial par­couru. L'itinéraire suppose l'adaptation des corps et des cerveaux aux circonstan­ces, aux contextes et aux discours ambiants. Notre excursion est devenue un laboratoire, une récolte cumulative d'objets, de sensations, d'interventions réalisées avec la complicité des artistes, des cellules de dissipation des émotions et des af fects forma­lisés et/ou dématérialisés des citoyens, des médias...

Un tel déplacement pulvérise le statisme des individus et leur dépendance vis­à‑vis des contraintes formelles des institutions, et leur substitue une machinerie virtuelle et essentiellement nomade. Ainsi avancions‑nous avec légèreté en propul­sant l'idée d'un processus non formel de production d'événements nécessaires et souverains, en contre‑poids au positionnement de rigueur et d'exactitude de l'art « identifié ».

Tout au long de notre excursion, nous avons enregistré par une opération infographique (associée à l'émission du passeport des Territoires nomades) la dou­blure symbolique des informations sur les personnes qui manifestaient le désir de détenir un passeport de cette République dont elles devenaient les citoyens. Ce rassemblement de citoyens nomades constitue le corpus des matières d'hybrida­tion artistique. Ces données ont été incluses de diverses manières dans nos diffé­rentesexpositions/manifestations. Par ailleurs, ceux etcelles qui nous ont aidés sont maintenant les consuls honoraires des Territoires nomades à travers le monde. Ces consuls maintiennent le contact, émettent de nouveaux passeports, soutiennent directement l'instauration d'une nouvelle dérive des continents, une pénétrante et imparable tectonique des plaques.

Accumulation des données brutes, diversification des matériaux et des matiè­res, projections multimédia, continuum processuel, hybridation généralisée des discours ambiants, transgression performative et synthèse matérielle dynamique sont les axes d'activité que la Manœuvre nomade a expérimentés sur un territoire ouvert, pour l'instant nord‑américain et européen.

Le logo sur la couverture du passeport, l'Arba mongol, illustre la « machine nomade ». Cet objet devient le motif, le symbole, l'axe de pertinence et le moteur du travail nomade du collectif qui a reproduit, au terme de son périple européen, une machine nomade de son cru, à la fin de l'excursion à Aranda de Duero.

Le chariot nomade a été assailli physiquement, imaginairement, sociologique­ment, politiquement, économiquement... Sa structure, issue du bricolage, de l'assem­blage et du recyclage d'artefacts industriels, portait dans son organisation à la fois la puissance et la fragilité de toutes les machines de guerre. Nous avons créé ce « chariot nomade » avec la complicité de nos hôtes, les artistes de A Ua Crag. Ils devenaient ainsi les dépositaires ultimes du périple européen. C'est que dans le contexte d'une manœuvre évolutive, inscrite dans la durée d'une action spiralée et migratoire, nous avons terminé notre parcours par la construction d'une machine précaire qui est devenue une sorte d'emblème de la civilisation et de ses archéty­pes. Cette construction, formellement primitive et matériellement hybridée, nous aimons la croire à l'image des Territoires nomades, de leurs engrenages dissolvants et résolument virtuels. »

Une belle manœuvre du collectif reste cette présence à NIPAF (Nippon Interna­tional Performance Art Festival) de l'édition 1995, fin février. Ceci dans un échange Québec‑Tokyo. Les membres du collectif nomade réalisent une installation photo­graphique, inauguration du consulat nippon des Territoires nomades et des perfor­mances en solo. Mais c'est toutefois l'action‑performance‑happening du quintette qu'il s'agit de commenter.

Encadrement des spectateurs par petits groupes; les faire se déchausser puis à cinq, tourner en accélérant  pour pousser les gens vers les murs. Après, empiler pêle ­mêle les chaises au centre. Amener le public vers cinq escabeaux; y monter, chanter chacun une chanson à répondre en québécois, descendre, se mettre chacun une quarantaine de cravates au cou.

Puis, distribution de petits cadeaux ‑ des figurines du Bonhomme Carnaval ‑au public. Mais le moment le plus frénétique c'est lorsque Jean‑Yves FRÉCHETTE et Jean‑Claude SAINT‑HILAIRE font du sumo ‑ les deux hommes ont 30 kilos de différence ‑ sur la chanson Hound Dog d'Elvis Presley. Pendant ce temps, les trois autres enlèvent les souliers du public et les empilent en un seul tas dans le corridor de l'entrce. Enfin, sur la musique des Walkyries de Wagner, le public sort pour ramasser leurs souliers, les cinq nomades les regardant faire de l'autre côté de la vitrine de l'entrée.

Comme le faisait remarquer Jean‑Yves FRÉCHETTE dans son compte‑rendu de l'action, « le public sourit poliment... I1 se sent à l'aise avec cette action qui flirte avec une image contrôlée du chaos. Mais il apprécie également cette performance qui propose une lecture amusée des traits typiques de la société japonaise (gentillesse extrême, propreté, cravates, souliers qu'on enlève en entrant à la maison, baguet­tes, cadeaux de bienvenue, sumo et musique de Wagner.) »

Une synthèse dynamique préparée deux jours à l'avance et conçue spécialement pour le contexte et le public. Ici, le risque performatif est une réussite. La perfor­mance s'adapte aux contingences spatio‑temporelles de son exécution.

En mai juin 1997, Inter/Le Lieu est invité à participer à un événement d'un an consacré à l'installation, par le centre d'art Skol de Montréal. L'installation réalisée pour cette occasion par Richard MARTEL, Alain‑Martin RICHARD et Jean‑Claude SAINT‑HILAIRE, utilise des éléments déjà testés par le collectif, notamment la cra­vate, et ces signes sont des « objets fétiches » qui informent des possibilités offertes par l'art; au‑delà de la nature conventionnelle des matières culturelles.

Aussi, les cent barres à clous dorées- pieds de biche- amènent l'installation à s'ajuster comme un système formel presque classique, comme la galerie d'art conventionnelle, avec comme titre Recherche opérationnelle enforme de cadre: pour une esthétique du mou. Cette installation commente le dur et le mou, le centre et la périphérie, le travail et la gestion, le modèle pictural et le chaos aggloméré.

Une manière d'induire la décision dans le confort d'une esthétique complexe.

Un travail basé sur la complicité et la promotion de l'art; ce qui importe, c'est l'engagement et la motivation... une nécessité extérieure qui nous pousse à intervenir de multiples manières et dans de multiples directions. Et ça se continue.

En septembre 1997, nous réalisons avec les mêmes matériaux que ceux  utilisés à la galerie Skol, une installation dans l'espace du Lieu, centre en art actuel, sur la rue Du Pont, à Québec. Notre proposition devra s'adapter au contexte du lieu et nous sommes satisfaits de produire une installation qui soit fort différente de celle réalisée à la galerie Skol, avec toutefois les mêmes matériaux. Le titre Euclide et la toison d'or attribue une différente nature et finalité à la situation artistique. Un journaliste insistera sur le caractère mystérieux et surprenant de cette installation. Les murs furent totalement couverts de milliers de cravates, du plancher au plafond, totalement; il n'y a pas d'espace blanc, pas de vide. L'atmosphère est même presque étouffante, un rapport évident avec la cravate ! Cette fois-ci, les cent pieds-de-biche dorés sont déposés sur le plancher peint en rouge vif, très explosif. Déposées au sol, les pieds-de-biche s'élancent en diagonale dans diverses directions, l'espace du lieu est saturé, on a même de la peine à déambuler, il n'y a plus d'axe focal, ni de direction. Le journaliste Dany QUINE sera étonné de ce type d'installation par un collectif qui se distingue par ses tendances politiques, sociales ou iconoclastes, il affirme: " habitués aux œuvres résolument critiques et antiformalistes de ces artistes, lesquels se plaisent à confronter les idéologies établies ou conformistes, je fus étonné par cette création qui, à mon sens, se distingue par son côté quasi esthétisant. "

Comme si une proposition critique devrait normalement être inesthétique parce que liée à un mandat de transgression ! Ici nous réajustons le système des valeurs habituellement associées aux univers de contenus et de contenants dans l'expressivité artistique.

En octobre 1997, nous retrouvons une partie du collectif, Richard MARTEL, Nathalie PERREAULT et Jean-Claude ST-HILAIRE en Pologne, à Lublin et Cracovie, pour deux performances collectives au BWA et au Klub Kulturalny. Le titre BureaucRAT-Exercises révèle le type d'action que nous réalisons dans ces deux espaces à l'échelle humaine. La cravate fut encore une fois utilisée; quelques centaines finalement.

À Lublin, le BWA produira un catalogue avec le texte « Le risque artistique performatif » traduit en polonais, et publié aussi en français. Cette publication est un bon témoignage et aussi une information qui permet aux artistes polonais de connaitre notre travail; surtout parce que la Pologne est une terre fertile en performance. Jan SWIDZINSKI qui nous connaît bien, depuis plus de dix ans maintenant, com­mente ainsi notre performance à trois dans la petite salle de la galerie:

« La cravate, la blancheur pure du costume ‑ un prolongement allégorique du col blanc ‑ une allégorie du pouvoir et de la machine de la contrainte travaillant précisément, professionnellement (white‑collar est aussi une anglaise expression idiomatique signifiant le professionnalisme) ‑ toutes ces allégories s'associent aussi à la pure, esthétique perfection de l'ordre d'art. Cette valeur esthétique de l'harmo­nie présente dans le déroulement entier de la performance est mise en relief dans une séquence de formation du tapis composé de cravates multicolores.

L'art comme allégorie de l'ordre qui dans sa perfection professionnelle devient une négation de la liberté.

Dans la dernière séquence, ironique comme la performance entière, on propose au spectateur de nouer une cravate au cou comme allégorie du nœud imposé à notre libre individualité.

On ne peut ici séparer aucun des problèmes entrelacés dans une unité du rhizome: des problèmes sociaux, politiques, économiques, idéologiques, person­nels, artistiques, de l'idiosyncrasie des Québécois et des problèmes de la chilisa­tion contemporaine tout entière. »

Ces deux performances ont été réalisées sur place, celle de Lublin fut planifiée quelques heures seulement avant sa livraison publique. Une formule à risque qui utilise le contexte spécial, historique, sociologique, anthropologique. Ça marche ! ou ça marche pas ? Comme le dit souvent Jan SWIDZINSKI, ici, on peut dire qu'il s'est passé quelque chose et nous proposons un univers performatif qui s'alimente de la situation. Nous sommes dans la Pologne et nous tâtons des symboles et des éléments reliés au contexte. La performance au Klub Kulturalny de Cracovie est volontariste d'appliquer des symboles catholiques et autres dans cette terre polo­naise.

En juin 1998, nous retrouvons quatre membres du collectif en Irlande et Allema­gne pour des activités extérieures, de rues, à Dublin, Belfast, Cologne et Munster. Ici s'ajoute Alain‑Martin RICHARD en plus des trois précédemment nommés.

Pour Dublin, nous produisons une action en plein centre de cette ville sur le pont O'Connell; un endroit fort passant, un axe de premier ordre. De plus, la caméra du Irish Times y capte ce qui s'y passe en le diffusant en direct sur le réseau Internet. Ceci a aussi motivé notre désir d'y commettre notre performance. Nous annonçons à l'avance dans le réseau notre activité performative. Il s'agit de réaliser certes une performance mais aussi cette action devra obtenir une plus large diffusion, en direct, dans le réseau Internet.

Sur ce point, nous installons en deux heures environ, une sorte de ligne faite de sacs à ordures de couleurs vert et orange, comme le drapeau irlandais. Nous devons affronter la pluie, le vent, la grêle et nous emplissons d'air ces sacs qui sont fermés par un nœud de cravate. Le vent fait balancer les sacs de part et d'autre du garde ­fou du pont. Des centaines de personnes y passent, des dizaines nous interpellent pour qu'on explique: « social sculplure » dit‑on ! De l'autre côté, nous nouons les cravates aux piliers du garde‑fou. Le vent agite les cravates qui créent un mouve­ment dynamique.

Cette action fut un test pour le collectif car malgré les intempéries et le très fort vent, nous avons pu terminer le projet.

A Belfast, nous utilisons, comme nous le ferons aussi à Cologne et Munster, un carrosse pour enfant, un panier d'épicerie, une brouette et une voiturette. Ainsi ac­compagnée, nous réalisons un parcours de quatre heures qui nous fera passer du quartier protestant au quartier catholique. Nous produisons plusieurs actions, bom­bages, gesticulations diverses avec nos costumes rouges de travailleurs et notre drapeau YYY qui, en anglais, se prononce why why why. Ceci est une allusion aux différents acronymes qui envahissent cette ville: UFF, WF, UDA, IRA, YYY ! No­tre parcours fut ponctué d'arrêts à cause de la pluie et même de la grêle (à trois re­prises). Nous réalisons que nous pouvons presque tout faire, c'est‑à‑dire que le fait d'agir à quatre, avec des costumes s'apparentant à des tenues de travail, nous per­met un certain nombre d'initiatives.

Belfast est un contexte privilégié pour ce genre de pratiques, il y règne une atmosphère de positionnement et la dialectique est au coin des rues. Tout juste avant de quitter le quartier protestant, nous constatons la présence d'un hélicoptère, depuis plusieurs minutes au‑dessus de nous. Nous postulons qu'il y a matière à investigation. De l'autre côté du mur, un quartier catholique, nous déambulons en dérive dirigée en rencontrant à tous les cents mètres, à peu près, un soldat. Après quelque temps, un des soldats insiste: « stop filming ! » On exécute, c'est l'arrêt de la captation vidéo. Puis nous disons à un responsable militaire: « Si vous n'étiez pas là, on ne vous filmerait pas !»  Et la performance se continue, après diverses actions au sémaphore, action devant le local du Sinn Fein, le tout se terminant par une sorte de potlatch: la donation d'un tas de cravates, à un endroit très passant de la voie piétonnière. Belfast par ses contrastes géopolitiques est une ville qui offre des possibilités d'interventions multiples; c'est très stimulant.

La dérive artistique nous occasionne des situations de toutes sortes et on s'ima­gine comme des situs commettant des actes d'urbanisme non‑unitaires.

A Cologne et Munster, le scénario de déambulation est décidé lors d'une prome­nade‑dérive qui ajuste son déroulement et la séquence en fonction des lieux et des matériaux urbains à investiguer.

Nous proposons des actions et des gestes à des endroits choisis en fonction des possibilités pour nous d'y appliquer divers procédés et interventions. La dérive urbaine est une investigation dans l'espace public en fonction d'actes et de propo­sitions qui s'y ajustent. Nous serons contrôlés par la police à chaque promenade, mais d'une manière presque amicale, en nous soulignant le risque à réaliser ce type d'actions; chose que nous savons! Ces deux villes sont propres, difficile d'y faire des bombages par exemple, par contre Munster par son architecture et ses sites reste une stimulation artistique de première ordre et ceci s'accompagne d'une stylisti­que d'actions à dynamiser par la pratique de la dérive construite. A Cologne et Munster nous demandons qu'on prenne plusieurs petits extraits de notre prome­nade active en vidéo et, une fois rendu dans l'espace de la galerie, nous réinterprétons ces actions in situ, en direct, pour les gens venus assister aux performances.

A Cologne et Munster, nous réalisons une sorte de synthèse dynamique et multi­média, de la dérive au vidéo, de la gestuelle à son inscription en système de monstration; nous affirmons que l'art d'action en zones urbaines se construit dans la versatilité des interventions esthétiques et sémantiques, lesquelles sont le reflet de la composiffon même du collectif.

Nous comprenons maintenant que la matière sculpturale du corps dans la dérive urbaine est une manière d'investiguer l'art et son activité dans les rapport aux situations réelles et à la possibilité de les transgresser . Lors de ces promenades, il sera question de dessin, de couleurs, de sculpture, d'installation, de performance; nous questionnons la nature des faits artistiques en devenant nous‑mêmes des matières artistiques en dynamique d'intervention. Nous sommes des ready‑mades dérivant dans des contextes déterminant nos gestes et inscriptions multiples.

Ici, c'est l'art qui s'agite dans le contexte public; non plus le public qui s'agite dans le contexte artistique. Et, parce que produire de l'art signifie aussi faire de l'art à partir de ce qui n'en est pas, nous postulons que faire de l'art où il y en a déjà, disons au musée, ça reste de l'art, mais ce n'est pas très courageux!  Le beau risque! Nous poursuivons notre intention de créer des situations où le relationnel et l'événement prend le dessus sur l'œuvre et ses limites. Notre aventure illustre qu'il est possible de «faire autre chose », et c'est ce que nous croyons devoir faire !

Richard Martel

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