Une histoire de la poésie d'action / Serge PEY

 

 

(extrait de PRINCIPES ELEMENTAIRES DE PHILOSOPHIE DIRECTE, à paraitre aux editions Dumerchez)

 

 

Être moderne est une histoire du sujet qui fait le temps contre le temps qui le fait. C’est choisir son passé comme un présent du temps pour le chemin que nous ouvrons de nos pas.

La modernité de la poésie n’échappe pas à cette loi. La modernité n’est pas le nouveau radical d’une marchandise de la mélancolie ou de la mort de la beauté. Etre moderne c’est inventer de l’inconnu pour voir l’inconnu. C’est accoucher d’une inconnaissance qui connaît notre connu d’inconnaissance.

Les poètes font leur propre histoire. L’émancipation des poètes sera l’œuvre des poètes eux-mêmes.

En murmurant aux côtés de la tombe de Walter Benjamin à Port Bou on écrit lentement sur une autre tombe : « Il n’y a pas de Poésie envoyée du ciel : c’est nous-mêmes qui sommes la poésie, chaque génération possède une parcelle du pouvoir poétique qu’elle doit s’efforcer d’exercer. »

La légende de Philomèle, perdue dans les lueurs de la nuit grecque, reste le mythe fondateur de  la poésie contemporaine qui réinvente la poésie contre la poésie qui ne le sait pas.

Un pacte secret nous lie à Philomèle, à la poésie permanente comme une révolution. Sa langue arrachée est notre manifeste noir.

 

*

La poésie introduit un temps qui devient plus grand que le temps.  Le temps va chercher sa nuit dans le puits du poème pour incendier sa lumière. Il était une fois, il était une seule fois, mais une fois qu’on répète. L’anniversaire d’une naissance d’un temps qui n’aurait jamais existé et qui continuerait à vivre dans sa solitude en cherchant son sujet. Il était une fois. Une seule fois, mais qu’on répète sans arrêt, pour faire bégayer les hommes dans le présent qui les aveugle, en faisant de cette fois l’objet de son destin. Il était une fois dans l’histoire de l’être. Il était plusieurs fois. Il est plusieurs êtres.

 

*

 

Il était une fois, une cité heureuse qui faisait monter la mer sur les murs de marbre de ses palais. Il était une fois une cité appelée Athènes. Il était une fois un peuple qui vivait sous l’autorité d’un vieux roi appelé Pandion. Il était une fois, les deux filles de ce roi ouvertes de beauté : l'une appelée Procné et l'autre Philomèle, Il était une fois, "Celle-qui-aime-le-chant".  Il était une fois dans la première fois.

Ainsi commencent les histoires contre l’Histoire comme les comptes de faits de la poésie.

 

*

 Il était une fois, alors que Procné écoutait sa sœur Philomèle qui chantait  le poème, un soldat annonçant que des armées barbares sont aux frontières de la ville. Il était une fois. Les histoires marchent comme des hommes, en titubant dans les détresses et les lunes, et commencent souvent par la mort.

Il était une fois. Le récit récite. Le vieux roi Pandion fait appel à Térée, roi de la Thrace voisine, pour venir le secourir devant l’invasion.

L’histoire se couvre de lieux communs. La guerre est longue. La guerre est cruelle. Les corps des défenseurs et des assaillants s’embrassent sous le vol des corbeaux et des vautours. Le sang sèche sur les murs. Les armes ouvrent les têtes, et les tambours de guerre traversent les miroirs et les chevaux. L’histoire est commune et se met en cercle.

Il était une fois. Il est toujours plusieurs fois dans l’Histoire. L’Histoire se couvre de lieux communs et de fosses communes. Les hommes se font communs. L’Histoire s’arrête et raconte son conte en cessant de faire histoire.

 

Écoutons la voix de Philomèle, « Celle qui aime le chant », écoutons son poème-voix :

Enfin avec l’aide des dieux, les barbares sont repoussés et Athènes recouvre son indépendance et sa liberté de cité blanche. La main qui raconte sur la harpe se fait plus joyeuse et les doigts ne saignent plus. L’histoire s’arrête puis soudain va continuer, reprise par un autre chanteur du temps. Ce n’est plus Philomèle, « Celle-qui-aime-le-chant » qui parle, c’est une autre femme qui récite son histoire, et qui recommence en disant « il était une fois ».

 

Lors des fêtes organisées pour le retour de la paix, afin de remercier celui qui l’aida, et de sceller l’union entre Athènes et le royaume de Thrace, Pandion maria sa fille Procné à Térée. Il est une fois. Il sera toujours une fois.

Ainsi commencent ou se terminent les histoires.

Écoutons la voix de Philomèle qui pleure et qui chante le départ de sa sœur devant  la mer.

Écoutons la langue-voix de la séparation. Écoutons la voix.

 

*

 

Loin de Philomèle, l'union entre Térée et Procné fut consacrée par la naissance d'un fils appelé Itys.

 

Malgré la joie de cette naissance Procné demanda à son époux d'aller quérir sa sœur à Athènes et de la ramener dans son palais pour l’embrasser.

 « Ô mon roi, va chercher ma soeur Philomèle, je me languis de sa douceur et de ses yeux. Je ne puis  vivre sans entendre sa voix et ses chants »

Obéissant aux vœux de son épouse, Térée traverse montagnes et forêts de Thrace et se rend à Athènes.

Il rencontre Philomèle, seule sur la plage, en train de chanter sa mélancolie et lui délivre le message de sa sœur.  

Philomèle « alors », et il n’est pas d’histoire sans cette locution qui annonce ce qui va arriver dans le présent, choisit son plus beau coursier et suit immédiatement Térée sur le chemin qui la conduit vers sa soeur.

Il est une fois. Il était une fois. Ainsi continuent les histoires comme vers l’étonnement de l’or de leur fin.

 

*

Au cours du voyage, se déroule une tragédie : Térée s'éprend de Philomèle et chaque jour lui proclame son amour. Mais, cette dernière, restant fidèle à sa sœur, ne se plie pas à ses exigences et se refuse.

Devant sa résistance, Térée la viole et l'enchaîne par les bras dans une cabane de bois, au plus profond de la forêt.

Afin qu'elle ne dévoile pas son secret, Térée lui arrache la langue.

Imaginons le trou noir de la bouche de « Celle qui aime le chant ». Le trou noir du chant.  Muet et criant de douleur.

Il était une fois. Il n’est plus une fois. Ainsi peuvent continuer les histoires. Imaginons le trou noir de la bouche de Philomèle.

 

*

 

En rentrant au Palais, Térée raconte à Procné, sa femme, que sa sœur a trouvé la mort dans une chute de cheval et que les loups ont enlevé son corps. Procné, alors en proie à sa douleur, fait construire un sépulcre vide pour célébrer la vie de sa sœur, dans l'attente de la découverte de son corps.

Il n’est plus une fois, ainsi s’arrêtent les histoires et commencent les mythes.

 

*

Pendant tout ce temps, Philomèle, enchaînée au fond de sa cabane, tisse, avec sa bouche sans langue, un tissu qui raconte son martyre et dénonce le crime.

Le trou noir de la bouche, de celle qui aime le chant, va commencer à chanter d’une autre façon pour raconter au monde sa tragédie sanglante.

 

Le poème que Philomèle tisse, avec sa bouche sans langue, par l’intermédiaire d’un berger qui chaque jour lui porte sa pitance parvient entre les mains de Procné.

Un fil gluant de salive et de sang sort de la bouche de Philomèle. Un fil extrait de sa pelote déroulée jusqu’à nous. Un fil qui sort de nos bouches et de nos oreilles, qui s’enroule de nouveau en pelote au pied de nos histoires. Une pelote que nous perdons et qui se défait puis qui rejoint le linge sanglant de nos mots sur la machine à tisser de la langue des poèmes.

 

*

Procné décide de libérer sa sœur, à l’occasion d’une cérémonie consacrée à Dionysos. La liberté est une nouvelle naissance. C’est le Dieu deux fois né, le Dieu-deux qui permet la libération-résurrection.

Ensemble, les deux sœurs, vont fourbir une vengeance terrible. La vengeance des contes. Les blanches neiges, les cendrillons, les barbes bleues, La vengeance des reines dans toutes les histoires « d’il était une fois ».

Secrètement les deux soeurs tuent l’enfant que Procné a eu de Térée et le rôtissent pour le festin qu’elles lui font servir. Ainsi se paye dans la nuit de l’histoire le viol et la langue arrachée de Philomèle, les deux sœurs contemplant la «  fête-destin » de celui qui mange son propre fils. Cette langue comme le clitoris sanglant de l’excision de toute parole de la poésie.

 

 

*

 

Les dieux changeront Philomèle en hirondelle car le ciel ne chante pas en elle et n’émet que le cri d’éclair de son passage noir.

Procné ressuscite en rossignol et Térée en huppe.

 Itys fut changé en chardonneret. L’arc en ciel du chant, un jour, se fera plume pour s’écrire.

 

Il n’est plus une fois. Il est plusieurs fois. Ainsi s’arrête le mythe et commence le poème qui fonde un mythe, chaque jour. Quelqu’un dans sa bouche cache une pelote de fil et commence à écrire sur le temps. Commence le commencement.

 

*

 

L'histoire de la poésie se joue ici dans le mystère sanglant du rituel de la langue coupée. Chaque poète est une Philomèle qui crache sa langue sur le fil barbelé des lignes.

Le mythe de Philomèle est celui de la poésie. Posé dans son ampleur tragique il renvoie à l'infini de l'interrogation suprême.  Ici l'être et son chant  qui devient son être. Ici l'être qui récite son récit de fil et de pelote. La légende de Philomèle est la métaphore même du poème. Elle illustre son drame originel en posant le désir de langue de l'être humain, qui cherche sa langue en l'inventant. L’être-langue de toute poésie qui invente son humanité dans une sur-nature.

Il faut voir dans cette légende l'histoire de la poésie. Toute son histoire.  Philomèle "celle qui aime le chant" est la parole coupée de sa langue.  La langue arrachée est le secret du poème écrit.

 

*

 

Philomèle pose le problème de la situation de la poésie avec sa face écrite et sa face orale. Celle qui ne chante plus élabore un texte (un tissu) qui raconte son histoire. Le texte est le tissu oublié du tissage de la bouche. Son pansement C'est avec l'absence de sa langue que Philomèle crée l'écriture du poème. Texte et tissage nous renvoient  à la même étymologie du fil. L’histoire est un fil droit qui s’enroule dans le cercle d’une boule de parole interdite et cachée.

Le tissu de l'histoire de Philomèle est le texte séparé de sa voix qui raconte la tragédie du poème. Le texte sort de la bouche vide et remplace ainsi la langue. Il s'évade de la bouche, transmuté en une nouvelle langue infinie. La pelote de fil à l’intérieur de Philomèle devient une racine physique au plus profond de sa nuit.

Le mythe de Philomèle nous raconte aussi que tout texte est symboliquement une langue coupée et s'écrit sur cette langue. L’écriture est un tatouage et la surface de son exercice le double de notre peau. Toute page devient la langue coupée de Philomèle sur laquelle nous écrivons ou cousons nos mots. Tout livre est un recueil de langues physiques.

La tête que présente Philomèle à son violeur est celle de la poésie que l’on mange dans la communion rouge des anti-destins qui nous ouvrent.

 

*

 

Séparer l'écrit de l'oral n'est pas comprendre la parole de l’humanité-poème. Il n'y a pas une oralité poétique antérieure, précédant le poème écrit, l'écriture venant dans un second temps atteler son cheval assoiffé à l’abreuvoir de la parole.

Le poète fonde en même temps l'écriture et l'oralité du poème, inséparables comme l’eau et le feu ou la main et les lèvres.

J'ai vu les artistes chamans écrire ou commenter des signes lorsqu'ils chantaient un poème. Le poème est un espace rituel que l'homme fonde, où la bouche et la main sont étroitement mêlées dans la dialectique des rythmes de l’univers.

Lire un poème, c’est lire la langue arrachée de Philomèle. C'est ne jamais oublier qu'une langue a été coupée dans une bouche, pour dire ce qu’on ne peut pas dire, en inventant une autre bouche dans l’oreille de celui qui entend.

Que cette bouche est un tableau noir, comme un drapeau écrit à la craie blanche, et que ce noir lumineux reste le sang coagulé de tous les interdits de parole de Philomèle à Vanini, du Chevalier de la Barre à la statue d’un pont de Bruges.

 

La poésie écrite est une langue coupée qui ressuscite la langue. Toute vraie langue est une langue coupée car elle se fonde contre la parole dominante des coupeurs. Langue coupée, langue percée comme celle des six hérétiques victimes de la vindicte royale après « l’affaire des placards ».

La « parole-écriture » est l’histoire d’une excision. La «  langue-clitoris » de toutes les initiations de la parole du monde. L’écriture du poème est ainsi l’histoire de la femme qui vit à l’intérieur de tout poète.

Cette langue coupée, sur laquelle est inscrit le poème, va donner à lire dans la tension du souvenir de la bouche vide qui lui a offert la naissance.

Le désir de la poésie est le retour de ce tissu d'éloquence, une langue qu'on réintroduit dans la bouche afin que la poésie retrouve son unité perdue.

Un texte est toujours le souvenir d'une bouche, du drame d'une bouche qui reste dans le possible de dire ce qu'elle a vu. Avec sa langue et ses dents. Ses gencives et ses lèvres, un autre sexe d’une origine du monde.

La bouche, ne pouvant plus dire avec sa langue, va donc réaliser le texte en faisant naître le tissu du récit. La bouche va devenir la main qui écrit. La bouche va devenir gueule, celle d’un animal qui n’a pas de main.

La poésie cette "main-bouche" qui mange le monde pour le raconter.

 

Toute écriture décrit, sur sa page inconsciente, le drame de la langue arrachée de Philomèle.

Ainsi la poésie reste torturée et écartelée, disjointe et démembrée, entre son écriture et son oralité décousue. Comment lire avec une bouche sans langue ? Comment réaliser avec la bouche ce tissu ? Comment recoudre la langue ?

Le tissu qui sort de la bouche de Philomèle est une nouvelle langue qui parle sans parler et qui a besoin des yeux pour qu'on l'entende et des oreilles pour qu'on la voie.

 

Tout texte est symboliquement une langue qui pousse sans arrêt, une queue de lézard, que l'on coupe entre les dents de l'alphabet ou des signes. Le texte est le désir déployé à l'infini de la langue. Il est aussi une langue infinie, mais qui ne peut s'arrêter en fondant le présent de sa parole.

L'oralité est ainsi une façon de fixer un instant cet infini.

 

*

 

Une tragédie est à l'origine de l'écriture. C'est le drame de sa séparation d'avec la bouche qui dit les mots. La langue arrachée crée le signe et la bouche qui fait le signe ne peut que crier. C'est la douleur du poème écrit. Tout poème vit cette douleur dans l'écartèlement et  le désir de revenir à la bouche qui l'a soufflée. Cet écart est aussi la différence entre le mot et la chose. Béance énorme du cri ouvert par la séparation.

Le texte veut redevenir toujours la langue que symboliquement il a été. Mais le texte sait qu'il ne sera jamais cette langue. Le texte sait qu'il ne peut faire des sons et qu'il sera éternellement muet, comme un singe de la bouche.

Mais le texte se souvient de la bouche qui l'a fait et qui chantait avant le viol.

 

Le signe naît avec l'interdiction de raconter le viol de la parole. La mélancolie de la poésie est cette tache brûlante sur le front. Celle de l'interdit de sa fondation.

Le mythe de Philomèle nous dit que la fondation de l'écriture repose sur une castration.

 Quand Térée ment et qu'il raconte  à sa femme que sa sœur est morte à la suite d'un accident,    sa parole n'est pas une parole... Seule la poésie est une parole de vérité... Quand Procnée libère sa sœur Philomèle, à la suite de la lecture du tissage effectué par la bouche,    la vengeance sera celle de la vraie parole contre la fausse parole. Les deux sœurs donnent un enfant à manger à Térée. Le sien. Cet enfant c'est la parole. C'est la parole du poème. Car le poème est séparé de la langue commune qui peut dire n'importe quoi.

La poésie ne ment pas et la vengeance de la vraie parole est implacable contre la parole fausse. L'écrit devient ainsi également la vérité : la vraie parole contre la bouche de Térée qui a menti. La poésie ne ment pas elle explore les possibles.

Tout poème lu est une langue arrachée. Et son lecteur retrouve toujours une langue coupée par le livre. Il doit chercher en lui les loups qui ont mangé sa langue. Il doit leur ouvrir le ventre pour la récupérer. Le coupe-page des livres vit dans cette psychanalyse.

Lire un poème, c'est toujours revivre le drame, transformé en rite, de Philomèle et réintroduire le poème dans sa bouche. Lire à haute voix, c’est  recoudre sa langue.

L’écriture du poème porte en elle la mémoire d'une langue arrachée qu'il raconte entre ses lignes. Ainsi nous ne lisons avec nos yeux que de l'arrachement de langue, et le texte qui remplace la langue veut toujours revenir dans la bouche, en se pliant, et se faire de nouveau langue, pour se déplier en sa chair. Langue de chair et langue de papier.

 Toute l'histoire du poème, entre écrit et oralité, est dans cette respiration. Le texte revient à la bouche dans un tètement à l’envers, un sein aspirant  le lait d’un enfant.

La bouche est la mère du signe arraché et ses dents sont les lettres de l'alphabet qu'elle invente.

La bouche sans langue est une nuit dont les "dents-lettres" sont les étoiles.

*

 

 

La bouche n'a plus la langue pour dire les paroles. La bouche sans sa langue ne peut que chanter.

Ainsi tout chant reste seul et sans langue-parole. Parfois aussi une poésie sans mot nous fait entendre le cri noir de Philomèle dans le ciel. Comme celle de Chopin. Une poésie de gorge. Non un lettrisme.

L'oralité aujourd'hui repose sur le texte. Le poète oral a recousu sur la tombe la langue dans sa bouche.

La poésie oralisée, reposant sur l'écriture, n'est pas qu'un exercice de lecture. C'est la tentative et l'unique moyen de réaliser la jonction entre le mot et les choses. Pendant un instant, le texte se faisant corps, devient fou en rendant fou le corps. Même si la poésie est une "contre-hystérie" 1 dans la mesure où le poème est rempli de corps, la pratique de l'oralité démontre que la langue orale peut devenir hystérique. La langue se fait corps coupé et recousu.

 

La langue-tissu  de la poésie doit s'inventer et s’ériger en nouvelle langue. Le poète est un tisserand de lui-même : il tisse le texte au nom de la langue qui lui manque et recoud ce texte dans sa bouche pour parler.

Le poète est un tisserand de l'être. En tissant le poème, il raconte toujours l'histoire de l'origine de son tissage. Les fils sortent de ses dents pour toucher les choses.

Philomèle, "Celle qui aime le chant", est le symbole de la poésie qui s'évade du chant pour devenir écriture muette.

Il faut donc arracher la langue de la parole pour qu'apparaisse l'écriture qui raconte.

Celle qui chantait la parole n'a plus qu'un chant sans parole. Chanter, serait-ce aussi ne pas avoir la possibilité de la parole ?

Le mythe nous fait passer du temps à un nouvel espace. Le chant de l'oralité perdue contre le champ de l'écriture. Ou les deux en même temps : l'un ensemençant l'autre dans sa matrice infinie.

La poésie va sans arrêt chercher sa bouche en tenant sa langue à la façon d’ une boussole sonore pour recouvrer la parole réunifiée.

Le poète est debout avec sa bouche ouverte et tient une langue dans sa main qu'il essaie d'introduire entre ses dents pour la faire crier. Faire parler le poème violé est le travail du poète-tisserand des mots, son destin d’araignée vocale.  Tout poète s'arrache la langue à chaque poème pour réaliser le poème. Et chaque poète mange sa langue pour rechanter avec sa bouche en crachant les dents du temps.

 

*

 

 Les lèvres et le  livre partagent le même trou et les mêmes dents. Car une bouche sans langue n'est plus une bouche. C'est autour de ce trou que la poésie va se dire et s'écrire. Autour d’un puits noir éternel où passe l'étoile filante du signe qui revient sans arrêt pour nous arracher la langue et la recoudre. Pour nous rappeler.

Le vers est le fil de la langue que le poète recoud dans sa bouche. Le crayon est l'aiguille impossible de cette couture de sens et de sang.

La poésie est en même temps la langue et la perte de la langue et le retour de la langue dans la bouche fermée et dans la bouche ouverte. Il n'y a pas d'avant dans le poème, il n'y a pas d'après. Il y a toujours une langue qu'on arrache et qu'on recoud.

Derrière l'histoire des alphabets et des écritures se cachent la parole et l'acte, unis dans un même destin. L'écriture est l'acte de la parole, celui de la langue sans bouche qui veut revenir à la bouche. Le poète a besoin de sa main pour recoudre la langue. La gestualité du poème dans son oralité est la danse fondamentale de ce "recoudre".

 

*

 

 Le tombeau vide, que construit Procné pour sa sœur à la langue arrachée, est celui du poème.

Le tombeau nous fait signe et nous arrête. Le signe grec, c'est le "séma" de la pierre tombale.

Homère dans l'Odyssée  emploie l'expression  "séma chéein" pour élever un tombeau. Ce tombeau n'est-il pas aussi la bouche vidée de son poème par l'écriture ?

 

Ici ce « séma », comme un drapeau de mort, est la langue qui flotte sur la tombe que Procné a fait construire pour sa sœur.

Bouche ouverte de la tombe sans langue. Il manque quelqu'un et ce qui fait signe est le "semé".

Le tombeau vide nous fait signe.

 

Dans la tombe, il manque le poète. Et la tombe est cette bouche d'ombre qui nous indique la vraie mort du poème s'il ne revient pas à la vraie bouche.

Dans la bouche de la mort, il manque le poète.

 

Mais ici le tombeau est vide de Philomèle.

C'est ce tombeau vide qui nous fait signe. Le "séma" vide qui le signale  est le signe auquel on reconnaît le tombeau. Le poème est-il ce "séma" infini ?  Et pourtant ce « séma » est là, séparé de l'autre partie de lui-même. Comme son sexe seul. La langue veut revenir et accomplir son mariage de bouche dans la noce du poème.

 

C'est de cette façon qu'il faut comprendre le vieux jeu de mot des Grecs entre le signe et la mort. Soma-sémé. Le tombeau est celui de la bouche, et le signe est la langue qui flotte sur la tombe, puis qui revient comme une hirondelle à la bouche du vivant. De la bouche de la mort à la bouche du vivant, un poème tend son fil à la patte de l'hirondelle. Et paradoxalement, plus l'écriture du poème est écrite, plus on prépare le passage au dire public. L'oralité n'est pas une écriture orale mais la revendication de la partie orale de tout texte écrit. Un poème contient une oralité et une écriture dans un germe partagé. C'est le jeu de l'un dans l'autre qui fonde le poème. Il est aussi faux pour moi d'écrire pour le dire que d'écrire pour le silence. Le poème reste impossible sans ses deux pieds : celui de son oralité et celui de son écriture qui s'effectuent en même temps.

*

 

La poésie est toujours cette parole perdue et à jamais retrouvée, mais qui viendrait de l'avenir car elle fonde souvent le présent le plus extrême.

Chercher la parole perdue consiste à chercher la langue et à chercher la bouche. À chercher l'écriture et à chercher l'oralité. L'une dans l'autre et l'autre dans l'une. À chercher le présent, complètement le présent.

Térée, l'arracheur de langue, est le rythme. Par son acte de cruauté symbolique, il fonde l'écriture du poème et sa douleur écartelée entre l'œil qui voit et la bouche qui dit.

Térée est fondateur du mouvement de retour infini entre le vers et sa langue.

La bouche sans langue est un œil que nous donnons à l'autre pour voir ce que la bouche normale ne peut plus dire.

 

Le mythe de Philomèle nous raconte un tissage fait par une bouche sans langue et non un tissage effectué avec les mains.

Tisser sans les mains, c'est tisser de la parole pour dire le poème.

C'est écrire.

L'écriture ainsi sort de la bouche pour toute l'histoire des temps.

Pénélope, elle-même muette devant l'absence, tisse pour ne pas parler et efface son poème chaque nuit.

 

*

 

C'est Pénélope qui écrit l'Odyssée et non pas Homère.

Le tissage de Pénélope est l'écrit même du poème que récite Homère.

Homère n'est que le récitant de la poésie de Pénélope.

La poésie ne sera jamais perdue.

 Son tissage est le fil même de notre vie.

Elle tisse le fil de l'être.

 

La poésie fonde un acte symbolique radical. Écrire un poème, c'est vivre le rituel de Philomèle. Écrire avec la bouche et sans les mains.

Le rite du poème est une façon de vivre et de perpétuer le mythe de Philomèle.

Le poème est la réunion des deux signes, celui de son oralité et celui de son écriture.

 

Tout acte est une écriture.

Toute parole vit avec son acte.

Quand Philomèle devient une hirondelle pour échapper à la vengeance de son violeur, elle est aussi la figuration de l'utopie et la vitesse-cri de cette tension d’espérance.

La langue enlevée de la bouche et qui veut revenir à la bouche.

C'est ce jeu rituel qui fonde le poème du  «  je » du monde.

La poésie nous apprend que l'homme est un signe entier, non séparé, et le signe de la langue lui ressemble car il l’invente. En même temps père-mère et fils-fille de cette langue.

L'histoire de la poésie est l'histoire des chirurgies de la langue, le sillon dans le champ de nos espaces qui « champte » les allers-retours du poème.

Le poète  porte et réalise l'action de ce retour et son écriture est le rite mimé du poème.

*

 

L'hirondelle, devenue Philomèle pour échapper à la vengeance de Térée, est une langue coupée qui crie, en nous frôlant, dans l'infini du ciel noir comme un ciseau froid. 

L'hirondelle est un mot et une action.

Le poète regarde passer sans arrêt, à travers la faille où les mots et les choses s'écartent et s'unissent, sa langue, qui vole vers le trou sanglant où surgit son poème... Debout sur la falaise du livre avec sa bouche noire, il essaie de la saisir et de la mordre pour enfin pouvoir parler.

 

Il était une fois, il est plusieurs fois : ainsi commence chaque jour l’histoire des poèmes.

 

<<