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ALCKMAR LUIS DOS SANTOS 

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Dans un petit texte appelé «Del rigor en la ciencia», Jorge Luis Borges parle d'un empire sans nom, où l'art de la cartographie est parvenu à un tel degré de perfection que les cartes dressées faisaient la taille de l'empire lui-même. Victimes de leur perfection, ces cartes sont devenues inutiles et, laissées à l'abandon, ont été dispersées en des provinces lointaines - des ruines habitées alors par des «animaux et des mendiants» -. Et on ne peut même pas en dire qu'il s'agirait d'une ambition démesurée, celle des cartographes, leur projet étant justement celui d'arriver à la mesure exacte des choses. C'était, en fait, une ambition essayant obsessionnellement d'établir entre la copie et l'original une identité exacte, mais absurde et, bien entendu, inutile.

Or, si le texte de Borges appartient à l'espace fictionnel, il n'en reste pas moins que, parfois, il paraît servir d'inspiration à la manière dont on cherche à manipuler et/ou reproduire des images du réel, à partir des espaces télématiques (qui cherchent, le plus souvent, à garder une distance trop prudente de la fiction). Dans la simulation vertigineuse qui nous comble d'images et de modèles, par laquelle on s'obstine à simuler des effets et des physionomies du réel, il semble que l'on oublie les frontières entre fiction et réalité, en essayant d'apporter à l'expérience quotidienne, cette même ambition d'égaliser radicalement les hypostases à l'essence dont elles dériveraient. Il y a là une sorte de fétiche, dans ce vertige publicitaire et euphorique à travers lequel on heurte le pouvoir de réification du cyberespace, pouvoir qui permet à quelques-uns de ses hérauts de se complaire dans la propagande de la capacité de faire coïncider mimèse et original : des simulateurs de vol qui nous transforment en pilotes pour/par nous-mêmes ; des sites pornographiques où nous nous mettons en face - à la fois distants et prochains - de nos obsessions ; des communautés virtuelles où nous pouvons exercer, de manière spéculaire et spectaculaire, notre propre solitude. Et, en jouant avec le réel, on chercherait à dissimuler que la dissimulation est l'enjeu même de cette aventure. De cette sorte, dans cette équation ( c'est-à-dire simulacre = simulé), les deux termes s'égalent, placés au-dessus ou au-delà du signe d'égalité qui, s'il était conservé, pourrait tenir les deux termes éloignés et, partant, encore distincts.

Néanmoins, celle-là n'est pas la seule trame possible pour cette histoire. Parcourir le cyberespace, cela peut entraîner un parcours différent de ce que l'on vient d'ébaucher. Cette spécularité trompeuse, mélange de Alice Through the Looking Glass avec l'évanescence feinte du chat du pays des merveilles, n'est pas la seule navigation que le cyberespace permet d'entrevoir. Aussi, si nous ne pouvons le parcourir directement, à partir d'un texte comme celui-ci qui s'offre à vous - creusé dans la verbosité du langage écrit -, je peux tout de même faire en sorte que les paragraphes soient comme des bouteilles de naufragés jetées dans le courant des images et qui, rachetées de leur fragmentation casuelle, nous permettent de refaire une sorte de carte au trésor de ce cyberarchipel. Ce que j'essaie de vous montrer, en somme, c'est qu'à côté des limbes où nous sommes placés, parfois, par le cyberespace, appuyé dans ce vertige d'une hyperinflation informative (qui nous fait perdre la capacité de manipuler les informations, par trop véloces), il est possible de racheter une entièreté du sujet-lecteur (ou navigateur) et, en allant au-delà des bribes de significations que nous réussissons à saisir par-ci par-là, reprendre une expérience qui concerne l'intégralité de notre existence.

En effet, dans la manière dont le cyberespace nous permet de jouer avec les horizons de sens, des différents langages qu'il nous fait manipuler, il nous donne également la sensation d'être des démiurges, des artisans d'un cosmos dont l'extension correspond à la volonté qui nous permet de l'imaginer. En façonnant des espaces, en inventant des mouvements, en proposant des pliures de sens, selon un volontarisme quasiment souverain, on arrache aux dieux, sans l'intervention d'aucun Prométhé postmoderne, la responsabilité pour la génération du nouveau: de nouveaux temps, des nouveaux espaces, des nouveaux langages. Toutefois, pourrions-nous dire aussi «des nouveaux hommes et une nouvelle humanité» ?

Or, je n'aurais le droit de parler, avec certitude, d'une «nouvelle humanité» (et non d'une nouvelle société, à proprement parler), que si une nouvelle spatialité ( c'està-dire une nouvelle topologisation du réel) était effectivement engendrée dans ce parcours par le cyberespace. Toutefois, même le nom que l'on lui donne (cyberespace) fait déjà référence à une instance préexistante - la notion même d'espace -. Et, s'il y a une nouveauté dans la navigation qu'on y fait, elle demeurerait, sans aucun doute, dans la manière dont on autorise notre imagination à le circonscrire, notre propre doigt signalant ses frontières.

Autrement dit, on doit enlever au cyberespace ce masque d'opérationalité autocratique, l'apparente capacité d'autonomie ou de spontanéité que, de manière quasi irresponsable, on lui attribue. Comme tous les espaces de sens, où des objets culturels se donnent à la production et à la re-connaissance (et, pourquoi pas ?, aussi à l'engendrement d'une méconnaissance collective), le cyberespace n'a aucune autonomie pour imposer des processus de production de significations, ni de spontanéité pour se faire artisan solitaire de nouvelles textualités. Il n'acquiert de possibles significations que dans la mesure où nous, ses usagers, le remplissons de sens, par une décision concernant chacun de nous, par l'acte de nous lancer résolument dans une navigation dont le destin n'est pas encore distinguable.

Aussi, le réel produit dans le cyberespace n'est pas une nouvelle espèce de réalité, engendrée à part et à l'insu d'autres expériences du monde vécu, étalée comme région de l'être isolée et autonome par rapport aux autres. S'il y a un processus imparable de production de réel, dans le cyberespace, cela ne découle, bien entendu, d'aucun processus inhérent à lui-même, mais de la manière dont nous venons l'habiter à l'aide de nos hésitations et de notre volonté, de la façon dont on le fait pivoter au tour de nos inventions et de nos intentions. Ainsi, même les illusions qui s'y produisent, elles n'existent que lorsqu'on fait allusion à quelque chose de l'extérieur c'est-à-dire à une autre région des sens possibles), à un horizon qui sait accommoder ces illusions à son champ de sens, leur associant donc, justement, le sens d'illusion.

En outre, dans cette production de réel (ou d'hyper-réel) dans le cyberespace, on peut tout trouver, sauf une perte de réalité, ou une maîtrise définitive du simulacre. Les thermes de Cluny, à Paris, recréées dans un environnent infographique, ne réussiraient pas à nous renvoyer à la chaleur humide et au bavardage d'alors. La reprise en modèle ne peut jamais prétendre remplacer ou substituer ce qui serait l'original (même si d'aucuns l'affirment). Il s'agit, en fait, d'un surplus, un excédent de sens que nous ajoutons, parallèlement, à l'objet original et qui, à plusieurs reprises, devient la seule manière de repérer cet objet. Autrement dit, le modèle que l'on crée et qui devient habitable dans le cyberespace ne s'oppose pas ni ne se superpose à un réel précaire et décadent, substitué voracement par l'hyper-réalité du cyberespace. Ce dernier, en fait, vient multiplier et enrichir les perspectives de ce réel précaire et décadent ; il s'agit de deux régions du réel qui parviennent à communiquer, à dialoguer par l'entremise de notre imaginaire, lorsque celui-ci envisage approcher l'un et l'autre.

En effet, lorsqu'on juxtapose réel et hyper-réel, il semblerait s'affirmer une essentialité du réel, comme s'il existait malgré le sujet auquel il se donne en spectacularité (et, aussi, en spécularité), comme si l'on pouvait distiller du réel ce que l'on appelle le monde vécu (cette charnière entre le réel et le sujet), comme si le réel était une valeur ou un existant complètement indépendant du sujet auquel il se dévoile. Et c'est justement là, sans doute, le problème des arguments d'un Virilio contre le spectacle virtuel du cyberespace. Il affirme que «... dans le siècle à venir [ ... 1 des spécialistes en informatique, les cybernautes pourront alors, en spectateurs, voyager dans leur fauteuil à la découverte d'un univers de substitution naissant de l'énergie de l'information Virilio paraît signaler un monde de l'expérience télématique qui s'astreint de plus en plus, en s'éloignant de ce qui serait le monde décadent des expériences réelles. Toutefois, s'il y a vraiment un tel danger, il n'en reste pas moinsque, même lors d'un voyage autour de ma chambre, je peux entrevoir tout un univers. Pourtant, pour que cela soit plus que rêverie ou illusion, il est nécessaire de ne pas comprendre la simulation comme remplaçante de l'empirisme, mais comme encore une donnée venant s'y ajouter ; il est nécessaire de dessiner avec précision la carte (le terrain) du simulacre à travers lequel nous nous déplaçons et, acceptant la fictionnalité de cet espace, s'en servir pour regarder le monde vécu dès notre existence.

En l'occurrence, Baudrillard affirme : «c'est toujours un faux problème que de vouloir réinsérer la vérité sous le simulacre». Or, il paraît oublier que l'on ne peut définir ni parler de simulacre qu'à partir de ce que l'on prend pour réel ; on ne peut rien nommer simulacre que si l'on garde le réel en garant de notre expérience de cette illusion. Par conséquent, je ne vois pas comment le simulacre peut l'emporter toujours et en définitive sur les expériences du monde vécu, en les estompant à l'aide de sa prétendue capacité pour obscurcir le réel, dans une sphère d'existence où il n'y aurait aucun sens de parler de réel ou virtuel, les différences s'effaçant et tout étant réduit à une seule virtualité absolue. En effet, ce caractère absolu du simulacre représente la contrepartie parfaite au réel empirique, aussi absolu, qu'a voulu nous imposer le rationalisme positiviste et néopositiviste. S'il est possible de tomber dans cette sphère de virtualité, où nous oublions l'immédiateté du monde vécu, il n'en reste pas moins qu'il est toujours possible de déplier cette sphère et, malgré ce qu'en dit Baudrillard, déceler «la vérité sous le simulacre», lorsque nous arrivons à ressaisir la capacité qu'a ce dernier d'ajouter des sens possibles aux expériences que nous avons des choses, sans limiter ou même annuler les effets du réel.

Or, ce que les critiques comme Baudrillard et Virilio cherchent à associer à l'hyper-réel ou encore à un excès de réel, ce n'est plus qu'une auto-illusion bien structurée, mise en scène que produit le sujet pour soi-même, fable où le réel se laisse masquer dans un espace bien délimité, dans un certain intervalle de temps : les parcs thématiques genre Eurodisney, les musées de cire, les nouvelles drogues simulant de l'énergie sexuelle, les émotions mises en scène en direct sur les chats (ce qui pourrait même inclure l'esthétique hyper-réaliste enthousiasmée du peintre californien Eddy Donald).

Et, de même que pour le simulacre, parler d'hyper-réel signifie que l'on ajoute quelque chose à un réel déjà existant, une addition de sens possibles à un réel qui est antérieur à notre existence. Et, nous avons beau modifier la manière dont nous recevons et organisons les données sensibles par lesquelles nous entretenons de rapports avec le monde, nous ne réussissons jamais la prouesse divine de nous éloigner de ce monde pour le recréer à tout moment. Si nous pouvons regarder un monde naissant, à chaque moment où nous rendons naïf notre regard (tel le berger-poète Alberto Caeiro), il n'en reste pas moins que nous ne pouvons nous octroyer un rôle à la fois divin et extérieur, capable de recréer le monde de l'extérieur. Nous devons donc nous demander : d'où vient-il, cet hyper-réel, qui semble, dans les réflexions de Baudrillard, assumer une autonomie complète par rapport au réel ? Comment penser, en effet, quelque chose qui est plus réel que le réel lui-même, sinon comme une expression forcée, un trope (e jamais un concept) ? Si le point de départ est justement le réel présente dans la racine de l'expression, concentrer tout le sens et tout l'effet dans le préfixe (hyper) reviendrait à basculer la base qui a donné origine à l'expression (hyper-réel).

A vrai dire, la plupart des mises en scène hyper-réelles (une sorte de juxtaposition de sens nouveaux à l'expérience directe du monde vécu) se laissent confondre à la vérité, faisant qu'elles soient comprises comme des indices d'une expérience directe, voire concrète. C'est ce qui arrive, par exemple, dans les émissions en direct genre mondo cane, où la violence privée est exagérée et mise à nue devant la curiosité du public. Il est question, donc, de ne pas nous laisser charmer par l'image que nous apporte la télé ; de nous rendre compte, encore une fois, qu'il s'agit de jouer avec le réel, en essayant de l'entrevoir derrière les écrans et les caméras. En fait, ce genre de mise en scène hyper-réelle comble notre expérience de nouveaux sens et de nouvelles simulations, jusqu'à ce que nous atteignions le point de saturation paroxystique qui peut nous faire voir, au-delà de cet hyper-réel extrême et exagéré, le réel qui demeure toujours comme fond, horizon possible d'une perception directe du monde. C'est semblable à l'exagération de violence d'un extrait du film Saylor and Lula (David Linch), où un chien surgit du milieu d'une fusillade, emportant dans ses mâchoires la main d'un être humain. En l'occurrence, l'hyper-réel devient non plus le simulacre absolu de toutes les choses, mais tout simplement une autre perspective possible, parmi d'autres. Comme l'avoue Baudrillard lui- même, «l'oeil de la télé n'est plus la source d'un regard absolu et l'idéal du contrôle n'est plus celui de la transparence.»

Ainsi, le virtuel ne devient pas le nouveau paradigme qui annihilerait l'ancien logocentrisme, tout en jouant le rôle d'un système vide et terminal où se noieraient nos efforts cognitifs. L'annulation de tous les référentiels - vécue par Baudrillard, selon l'évidence, comme une perte de l'eidos, d'une essentialité primordiale - ne signale nécessairement pas une fin apocalyptique de l'histoire ou des significations spécifiques. Par ailleurs, la conservation d'un sens échappant à la virtualité n'entraînerait pas obligatoirement la nécessité de faire appel à l'essentialité d'un référentiel absolu. D'une certaine façon, la mythification de ce genre de référentiel a pour conséquence la mythification du virtuel: d'un côté, d'aucuns érigent l'absolu en image mythique à laquelle on doit toujours retourner pour avoir la certitude définitive des sens ; de l'autre , selon la manière dont quelques théoriciens contemporains parlent du virtuel, celui-ci impliquerait l'abandon définitif de toute possibilité de sens, l'installation d'une paradoxale relativité absolue, ce qui signifierait, au bout du compte, une mythification restrictive et vide de sens. Les deux processus signalent une perception insuffisante ou étroite de la manière dont les nouveaux sens sont générés ils ne surgissent ni comme neutralisation définitive de l'ancien (ce qui entraînerait l'autonomisation du nouveau), ni comme nécessité constante d'un éternel retour à cet ancien, mais comme jeu où le réel est sans cesse tissé, à la manière du roi-enfant héraclitéen jouant aux cailloux avec le temps, pendant qu'il crée le devenir des choses.

De toute façon, ce processus de mythification du cyberespace (comme région où les sens perdent leurs différences de manière radicale et, partant, se dissolvent), ce processus présente, au moins, l'avantage de remettre en question le rôle des centres de savoir, des perspectives centralisatrices. Aujourd'hui, quelques années passées des premières réflexions de Derrida, je crois qu'il est déjà possible d'avoir une idée un peu plus claire concernant ces pensées de centralité (des centres qu' une certaine tradition postmoderniste remet en question au nom d'un relativisme gêné par ses conditions de frontière épistémologiques). En l'occurrence, mieux vaut reprendre les mots de Derrida lui-même, citées dans un ouvrage de George Landow à propos des hypertextes : ''I didn't say that there was no center, that we could get along without center. 1 believe that the center is a function not a being - a reality, but a function. And this function is absolutely indispensable.» Et cette distinction présente un intérêt majeur, surtout lorsqu'il s'agit de réfléchir sur le cyberespace : entre le centre-essence et le centre-fonction, il semble évident que seul ce dernier paraît capable de décrire la manière dont nous nous approprions le cyberespace, la manière dont nous pouvons en faire une région où de nouveaux sens viennent s'ajouter à ceux déjà sédimentés en culture, en y puisant de nouveaux parcours et de nouvelles perspectives (même indirectes) du monde vécu. Aussi nous pouvons associer un sens (provisoire, certes) au monde, qui acquiert, de ce fait, une apparence de décor passager. Cela ne veut pas dire que nous des nostalgiques d'une ontologie de la présence, mais que nous sommes capables de saisir la richesse plurielle que nous apporte le lebenswelt. La stratégie revient, donc, à savoir regarder, comme nous apprend Caeiro, il faut avoir «l'attention merveilleuse au monde extérieur toujours multiple».

Dans un certain sens, il ne sert à rien de blâmer le centre (comme si un logocentrisme en train de ressusciter pendait, menaçant, sur les têtes pensantes de la postmodemité), de même qu'il n'y a pas de solution dans les plaintes pour la perte des références absolues (qui emmènent, au bout du compte au dogme). De cette sorte, s'il y a, dans le simulacre, le danger d'une perte des références du sujet et, par conséquent, de sa propre identité, on peut le surmonter à l'aide d'une focalisation provisoire dans l'être humain, c'est-à-dire par une divinisation précaire de l'humain, ce qui le placerait, en principe et provisoirement, dans le centre d'un permanent processus de re-localisation de cette localisation de cette cybertrek. C'est ainsi que l'on peut échapper à la terreur de l'indécidabilité, telle que la décrit Baudrillard, lorsqu'il dit «L'imaginaire de la Disneyland n'est ni vrai ni faux, c'est une machine de dissuasion mise en scène pour régénérer (...) la fiction du réer» Si on se place ad infinitum au niveau de Disneyland, si on y borne sa pensée et ses expériences, il est certain qu'on tombe dans ce trou noir d'où aucun sens n'échappe. Néanmoins, si nous nous plaçons en deçà et au- delà de la Disneyland, nous pouvons en affirmer la validité ou la fausseté (comme l'a déjà dit Gödel, par rapport aux systèmes algébriques axiomatisés). Autrement dit, si l'on cherche un centre absolu, à l'intérieur du système, on ne le trouve que si l'on transforme le cyberespace en dogme ou mythe. Cependant, si l'on construit, de l'extérieur à l'intérieur et de l'intérieur à l'extérieur. une centralité diffuse et dynamique, on pourra, dans ce cas, faire accroître la cohérence et la validité du cyberespace, en échappant, ainsi, à l'incomplétude et à l'indécidabilité des systèmes fermés.

Il nous appartient donc de nous mettre en position de lecture, ce qui signifie que nous devons rester tantôt au-dehors, tantôt au-dedans du cyberespace. Cela faisant, nous pouvons le comprendre comme texte (ou, mieux, comme hypertexte) et, par conséquent, son horizon de sens possibles (et, partant, indécidables) peut converger vers des significations singulières ( c'est-à-dire spécifiques et décidables). Le problème est que Baudrillard confond le champ des possibles - les sens du cyberespace -, toujours indécidables, jamais définis ou fermés, avec une certaine possibilité du champ - les significations du cyberespace -, qui sont, elles, en principe, décidables. Lorsqu'il concentre son attention sur l'horizon des sens, il ne se rend pas compte qu'ils ne se donnent pas à une lecture directe, à moins qu'il ne les fasse converger vers des significations qu'il y produit.

D'où l'importance de lire le cyberespace comme texte ou, pour être plus précis, comme hypertexte. Et, dans ce cas, si nous pouvons encore accepter qu'il n'existe pas de faits, mais des interprétations - selon Nietzsche -, nous devons donc proposer des interprétations partagées, dans et à propos du cyberespace. Cela nous permet sans doute d'échapper tant à l'arbitraire relativiste (qui n'associe au processus de lecture aucun sens à sédimenter dans un champ d'objets culturels), qu'à l'autoritarisme dogmatique (qui ne retrouve dans lecture que ce qu'il y déjà mis au préalable). Autrement dit, si nous nions l'effectivité d'une methexis platonicienne qui octroierait un sens absolu à toute navigation (ou lecture) du cyberespace, nous ne pouvons récuser toute possibilité d'y construire des significations. Par le langage, nous pouvons surmonter la stratification hiérarchisée de sens que l'on associe habituellement à tout texte, en passant, donc, à une topologie de sens à travers lequel le cyberespace se laisserait lire dans sa texture polymorphique, rhizornatique et, bien entendu, dynamique. En bref, c'est en associant au sujet-lecteur une perspective limitée d'une communauté de sujets (c'est-à-dire une intersubjectivité), que nous pouvons faire parler le cyberespace e, ce qui est plus important, parler de/sur/dans le cyberespace. En fait, il s'agit de ne tomber ni dans un solipsisme post- cartésien, ni dans un transcendantalisme kantien. Et, pour ce faire, il faut donner à la sphère de la subjectivité (y compris comme intersubjectivité) le rôle de dévoiler des sens, des signaux et des significations dans le cyberespace. D'où l'importance d'enquêter les manières dont nous y produisons les phénomènes du langage et, par conséquent, ceux de toute expression artistique.

Ce n'est donc pas inutile de souligner le rôle du sujet-lecteur qui, par une stratégie mélangeant l'appropriation (du monde vécu) et le don (de soi-même au monde vécu), s'érige en artisan-producteur d'un langage. C'est justement lorsqu'il se dit je peux (et non «je pense») avoir/être un monde, qu'il peut entrer pleinement dans le champ du langage et, enfin, démasquer les simplifications réductrices des schémas intellectualisants cherchant à transformer le monde vécu en un concept. Or, c'est justement ce genre de simplification qui fait à Baudrillard exiger que l'on «organise le passé au plein jour», comme si cette lumière était celle d'une rationalité à toujours déchue (d'où les plaintes pour la perte des identités et des références de réalité), comme si le passé ne pouvait, lui aussi, être raconté dans les trames qui nous permettent de tisser des textes et créer de nouvelles significations, en dévoilant de nouveaux champs de sens ; enfin, comme si, dans toute construction langagière, le passé n'était déjà présent, guettant et repérant chaque acte créatif.

Par ailleurs, c'est justement cette adhésion à la créativité du langage, au moyen d'une acceptation tacite et active du je peux, qui nous permet, probablement, de rompre le cercle vicieux du simulacre, tel que le décrit Baudrillard, et qui aurait pour conséquence un vide de sens inexorable. D'après lui, les phases successives de l'image seraient : «elle est le reflet d'une réalité profonde ; elle masque et déforme une réalité profonde ; elle masque l'absence d'une réalité profonde ; elle n'a pas de rapport avec la réalité ; elle est le simulacre pur à elle- même». Toutefois, ces marges de simulation ne sont pas autonomes, ni même spontanées, pouvant achever un parcours de significations à l'insu du sujet qui les regarde (lit). L'intervention créative du sujet (dans le sens de créer des sens et d'élaborer des langages et des textes) peut rompre ce déterminisme. Lorsqu'il énonce ce je peux, il affirme, en même temps, je peux avoir (construire) ce rapport entre les images et la réalité (que le simulacre prétendument détruirait). Il s'agit, enfin, de cette spontanéité créatrice du sujet permettant d'arrêter (ou de maîtriser) ce que Baudrillard appelle «vertige de l'interprétation», par une décision autonome, par l'exercice du je peux. C'est ce qui nous permet d'aller au-delà des nihilismes fin-de-siècle dont nous témoignons à présent, et qui emmène Virilio à parler d'une cécité définitive, c'est-à-dire «de la production même d'une vision sans regard, rien d'autre que la reproduction d'un aveuglement intense qui deviendra une nouvelle forme d'industrialisation : l'industrialisation du non-regard». A travers la perspective du je peux, nous pouvons découvrir, sans doute, de l'espace et du talent pour, dans pliures de ce qui est apparemment impossible réinventer l'homme dans son langage.

Ainsi, c'est dans la confluence des images qui se laissent voir/créer dans le cyberespace, dans l'exercice du langage (de l'être comme langage), que nous pouvons faire en sorte que le virtuel de ce réseau d'hypertextes nous indique les effets (et non seulement les défauts) du réel. C'est, enfin, l'exercice d'une création artistique ouverte ( c'est-à-dire qui se fait en même temps au-dedans et en dehors des limites du cyberespace) qui peut nous apprendre à fuir l'autoritarisme instrumentalisé /instrumentalisant du virtuel (soumis, fréquemment, au pouvoir des média et des groupes qui se les approprient). Aussi, cela nous permet d'échapper au nihilisme philosophique à l'aide desquels on décrit par-ci par-là le cyberespace et les hypertextes. En effet, lorsque nous faisons du cyberespace une sphère où se manifeste la créativité (et non seulement la reproduction de données, ou la manipulation de modèles), nous nous permettons de voir, au-delà des simulations et des virtualités (par exemple, des sensations de vertige physique, même si nous sommes arrêtés devant des jeux de. guerre ; des émotions produites et distillées en quelques secondes, dans les chats ; des paysages dont le coloriage, la profondeur et les trois dimensions cachent de plus en plus le rôle des processeurs ; des ruines montrées en sites historiques, reconstruites comme si elles étaient à la portée du doigt). Et ce que nous voyons audelà des simulations et des virtualités, c'est un monde de l'expérience qui nous restitue une sphère subjective, au-delà de l'individualité, manifestant donc un partage possible de pulsions, des impulsions, de désires.

En fait, nous devons chercher, toujours et dans relâche, une sorte de désautomatisation du regard, pour qu'au moyen d'une ouverture de la propre vision, nous puissions voir au-delà du virtuel et au-delà de nous-mêmes. Tel le spectateur qui se voit sur l'écran, réfléchi dans une image pâle, après que l'écran est éteint, le cyberespace permet l'incorporation d'espaces de subjectivisation (et, bien entendu, d'intersubjectivisation) qui arrivent à dépasser le simulacre, le manque de références et de sens. Il s'agit, en somme, de ce qu'Alberto Caeiro appelait «l'apprentissage du désapprendre», ce que, sans doute, seul le cyberespace peut dévoiler dans le cyberespace.

D'une certaine façon, ce que nous proposons ici revient à un apprentissage avec l'illusion, en sorte que nous réussissons à surmonter l'image superficielle du cyberespace comme un objet répétitif, fermé et vide. Nous devons, au contraire, chercher un espace de significations où le virtuel nous franchit l'accès à l'expérience du monde et des êtres. Et cette expérience ne se rend manifeste que lorsque nous nous montrons capables d'accéder à la perception artistique (soit par le côté du créateur, soit par le côté du spectateur-lecteur), lorsque nous approchons le je peux du je crée (soit en ce qui concerne l'artiste, soit par rapport au spectateur-lecteur). Ce que nous voulons dire ici, en somme, c'est que nous sommes capables d'échapper aux tromperies à la fois faciles et complexes des images virtuelles. D'ailleurs, la création de tromperies dont la seule valeur réside dans la quête incessante de son dévoilement est le propre de l'objet artistique. C'est une espèce d'objets dont la valeur pragmatique, en revanche, est nulle, dans la mesure où cet exercice de dévoilement ne se fait pas pour être achevé, mais pour être stimulé et reprise sans cesse. C'est ce qui arrive, par exemple, dans l'histoire de la famille Loud, cité par Baudrillard, où on cherche à exposer l'hyper-réalité de leur quotidien de manière exhibitionniste et, surtout, maladroite. Or, il faut que nous apprenions que le spectacle facile et vide de cette exposition de subjectivités dans le cyberespace peut gagner une autre dimension, celle du spéculaire, qui ne réfléchit plus des simulacres vides, mais la construction simultanée du sujet et de son identité. Et, comme tout processus de construction d'identités, s'il est transformé par un effort d'esthétisation, peut assumer vraiment la condition de miroir, un miroir dont le produit n'est pas notre reflet exact et superficiel, mais une réflexion approfondie à propos de nous-mêmes. C'est ce que nous pouvons trouver dans le site de Jennifer Ringley (www.jennicam.org) - sous le pseudonyme de Jennicam -, où des images apparemment hyper-réalistes de son quotidien se transforment en point de fuite rendant possible une enquête qui porte, à vrai dire, sur notre propre vie quotidienne. C'est ce qu'on peut éprouver chez Gilbertto Prado, surtout dans son installation webisée qui s'appelle Après le tourisme, vient le journalisme, où des images des gens qui passent sous un portail, prises lorsqu'ils passent à travers l'installation et retransmises par le WEB, rendent possible des divagations ou des déambulations par les images que nous construisons de nous mêmes. En effet, dans ce passage sous le portail, la personne fait tout un périple passage de l'événement à l'image, du réel au virtuel, passage de l'espace physique au cyberespace. Toutefois, le fait que ces images se laissent lire, nous permet de récupérer le sens de l'expérience humaine, qui, en l'occurrence, ne reste pas prisonnière dans une fente quelconque du cyberespace. Celui-ci, en fait, devient une exposition indirecte du sujet-lecteur à sa propre expérience, ainsi qu'à d'autres sujets, ce qui constitue l'espace par excellence où l'on construit et où l'on rend disponibles ces traductions indirectes du réel, forme la plus noble de l'Art.

Professeur à l'Université Fédérale de Santa Catarina
Chercheur au CNPq