Bruno LEMOINE



SUR UN MALENTENDU PERSISTANT

Notes de lecture autour d’un essai,

La domestication de l’art de Laurent Cauwet



« Yunderra, Yunderra ! Le tableau qu’tu peins

Y fait partie du Temps-des-Rêves

Le Temps-des-Rêves est parti

T’as voyagé – Gunjvidee, et Pintajandera

Les tribus des étrangers y mettent de l’ocre

sur la pierre,

Toute la journée tu fais que gratter

Et peindre des points sur la roche

Le Temps-des-Rêves est parti y a longtemps

– Pourquoi le faire "d’cette façon" ? »


L’atelier de mon père, Kevin Gilbert




On va commencer par là, par un autre essai, par un autre texte que celui de Laurent Cauwet à propos de l’art, dont il affirme, dès le titre, qu’il est désormais « domestiqué », autrement dit que l’art a bien pu être sauvage, mais qu’il a, depuis lors, été dressé par des maîtres. On va commencer par un livre qui nous a troublé il y a nombre d’années maintenant et dont il nous semble qu’on n’a toujours pas vraiment mesuré la portée ; un livre qui creuse un hiatus ou son trou entre la démarche critique de la littérature et ce qui n’est pas elle, ce qui est, au fond, dans la littérature et la poésie, tout autre chose qu’une démarche objective et critique ; il s’agit de La littérature et le mal de Bataille.

On va commencer par là, parce que, dans son essai, La domestication de l’art paru aux éditions La Fabrique l’année dernière, Laurent Cauwet ne parle pas seulement d’un dressage des artistes dits contemporains, mais aussi de nombres de poètes contemporains ; et c’est un sujet qu’il connaît bien, la poésie libre, puisqu’il est le responsable des éditions al dante, qui publient, depuis plus de vingt ans maintenant, des textes d’auteurs qui cherchent un espace de liberté à travers la résilience des métaux mots et monde.

On va donc parler du mal nécessaire en littérature, on va parler de ce qui fait mal, de ce qui fâche. On va parler de mal dans la littérature et l’art, du mal absolu, de tout le mal fait, même le plus lâche, même le plus opportuniste, mais aussi du débutant en cynisme qui apprend ses gammes idéologiques en poésie & art dans Le nouvel esprit du capitalisme de Boltanski et Chiapello, et qui joue le double langage dominant entre des mots du lexique libertaire, détournés depuis cinquante ans par les institutions pour les besoins idéologiques des Oligarques, et ses propres mots à lui, son propre style, ses mots de poète et d’artiste. De ce double langage-là :

« Revenu des Etats-Unis et de son fantasme d’autonomie, le jeune homme va bien plus loin dans le dépeçage des représentations : l’artiste utiliserait les mêmes outils que le pouvoir pour contrôler les masses, en jouant sur la crédulité, l’empathie et les croyances des spectateurs. « Je ne fais pas de la publicité. Ma responsabilité vis-à-vis de la société, c’est de créer une distance, d’avoir un pied dedans, un pied dehors et de parler des choses sans en parler. », rebondit-il avant d’entamer une démonstration sociologisante sur la réception des œuvres. »1

Le jeune homme, un artiste portant, dans la citation ci-dessus, le nom de Neil Beloufa, rebondit donc, il rebondit toujours. L’important, a-t-on appris de nos parents, c’est de s’en sortir d’une manière ou d’une autre, ça ne fait pas un pli ! Le jeune homme a été à l’école, il a eu des maîtres pour lui apprendre à se servir d’un discours double sans en être aliéné, c’est pour ça, maintenant, qu’il va se retrouver au Palais de Tokyo pour y faire prochainement une expo. Le jeune homme n’est pas schizoïde, même s’il a un pied dans une classe et un pied dans l’autre, même s’il fait le grand écart entre des groupes sociaux hostiles : il n’a tout simplement pas d’intériorité quand il joue, on lui a appris à ne pas en avoir ; il répond maintenant sur commande comme un robot. Il n’est pas aliéné, répétons-le, ça n’est pas vraiment, ou pas seulement, un prolo aliéné, on ne peut pas seulement le considérer comme un prolétaire de l’art, contrairement à ce que le terme d’« art domestiqué » pourrait laisser entendre dans le livre de Laurent Cauwet : c’est un acteur jouant son rôle sur une scène sociale bien spécifique. On ne peut pas lui en vouloir puisqu’il n’a, peu ou prou, pas de moi, puisqu’on lui a appris à ne pas en avoir, lorsqu’une situation le demande. Cela n’est pas lui, et ça n’a, peut-être, jamais été lui, et l’on aurait bien du mal à trouver derrière son masque un homme réel ou authentique, ou, même, le visage d’un sauvage ou d’un révolté.

Donc, La littérature et le mal. L’art et le mal. Les deux forment un mélange sale. C’est aussi en dehors des canons universitaires, un tel mélange, en dehors de la critique, tout court ; on ne devrait pas les assimiler, et d’ailleurs on ne les assimile pas : on nous a appris à ne pas les assimiler, comme on nous a appris à ne pas vraiment avoir d’identité. L’implicite est : Ni la littérature ni l’art ne sont moraux. C’est une mesure pédagogique saine : on ne s’intéresse en art qu’à la production du jeune homme, aux formes qu’il a agencées dans ses installations, et surtout pas à ses préoccupations sociales ni à ses névroses. En critique, on entend le littéraire et l’art comme un objet en soi, qu’on peut étudier pour ce qu’il signifie, pas plus pas moins. On décontextualise donc, en suivant un protocole usité par les institutions pour parvenir à la distance nécessaire à une étude réussie du sujet A, B ou C, en ignorant superbement combien la critique est obviée par un tel protocole : la critique (ou ce qu’il en reste) est, naturellement, pure, propre et sans tache. Et vous-même, au demeurant, vous n’avez pas d’idées préconçues sur ce que vous allez lire ou voir lorsque vous ouvrez un livre ou la porte d’une galerie : vous n’avez peut-être pas plus d’idée préconçue que de moi, d’ailleurs…

Donc, pas un lecteur, pas un poète, pas un artiste, pas un critique pour dire, comme Platon dans Le Phèdre, Rousseau dans ses Confessions, Bataille ou W. G. Sebald dans Séjours à la campagne, que l’écriture est sale, l’écriture est une perte de temps, l’écriture est une pratique solitaire et honteuse, dans laquelle l’homme et la femme, qui s’y complaisent, volent indirectement la société. Et le peintre donc ? le sculpteur ? le plasticien ? le cinéaste ? – Tous des parasites !

Pour la « nescience », la « dive ignorance » de l’art et des lettres, si vous voulez, on a aujourd’hui les tout-petits qui peuvent faire avec leurs enseignants des cours de poésure & peintrie ou d’improvisation libre, mais, à la suite, à la longue, on devient grands, c’est sûr – et, de toute façon, les ados comprendraient trop bien le côté anarchiste et déconnant de dada, surréalisme & consorts : les familles demanderaient alors des comptes à l’institution scolaire, qui n’en peut mais depuis longtemps.

Donc, l’art, la littérature, poésure & peintrie, c’est pas le mal, le chaos ou l’anarchie, bien au contraire ! Cela doit se comprendre pour s’apprendre, c’est calibré comme un fruit sorti d’une cagette au marché de Rungis : ça renifle mais ça ne ronchonne pas, ça s’indigne mais ça ne se révolte pas, c’est parfait comme fruit ! Si le sujet vous intéresse encore, si vous voulez connaître les nouvelles créations sorties du circuit de la production fruitière, on a aujourd’hui des clones reniflant et s’indignant, faisant du dada XXIème siècle pour les institutions, comme notre jeune homme de la génération X, Y ou Z, qui va faire son expo au palais de Tokyo pour hier, aujourd’hui et demain.

Il y a des œuvres d’art, pourtant, me direz-vous, il y a eu des œuvres hier et il y en aura demain. Et Rimbaud, Lascaux, de Vinci, Mozart, Hugo, Goethe ou Robert Filliou, qu’est-ce que vous en faites ? Pas grand-chose. A l’époque de Périclès, où ce qu’on appelle aujourd’hui de l’art était religieux et se trouvait dans des temples à Athènes, Diogène avait réglé le problème en dérobant les statuettes et en se sustentant avec la nourriture et les boissons destinés aux dieux. Et c’est ce qui manque aujourd’hui, la Parrhèsia, le franc-parler, le franc-vivre d’un Diogène, capable de dire qu’un fétiche est un fétiche, et pas un esprit sacré ni de l’art, pour se bafrer dans l’auge des dieux, sans façons.


ART OLIGARQUE VS ART DÉMOCRATIQUE

Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’art : une telle production de fétiches, à travers l’Histoire, est, naturellement, indéniable ; c’est que notre façon d’identifier ce qui est beau et ce qui ne l’est pas est, avant tout, culturelle : un tel, résidant à des milliers de kilomètres de moi, se bouchant les oreilles en entendant du Mozart, sera en transe à l’écoute d’un raga. De même, si le motif de dragon sculpté à la proue d’un navire viking est perçu comme étant beau aujourd’hui, donc attirant pour l’œil et l’esprit, et en quelque façon « positif », l’artiste, qui l’a produit il y a mille ans, avait une intention tout opposée : le but était de créer un dragon suffisamment laid et hideux pour effrayer l’ennemi. Notre interprétation d’une représentation peut donc être aux antipodes de cela même qui lui a donné lieu d’être : les fétiches s’exportent mal, à moins qu’un empire ne cherche à séculariser les croyances et les représentations, pour obtenir une paix romaine ou une mondialisation : cela permet de normaliser les comportements humains et simplifie, à la longue, le registre des données statistiques.

En conséquence, parler de domestication de l’art, comme Laurent Cauwet le fait, n’a pas lieu d’être : l’art, d’une certaine façon, a toujours été une activité domestiquée, puisqu’un « mode de production de fétiches ». Et c’est parce que l’art définit un tel mode de production (que les fétiches produits par les artistes soient révolutionnaires ou qu’ils sortent d’une académie), qu’on peut discuter de la légitimité des arts dans une république, ainsi que Rousseau l’avait fait, en son temps, dans la Lettre sur les spectacles.

Mais, d’avantage encore : s’il y a une « domestication de l’art », comme l’affirme Laurent Cauwet, il faut alors dire aussi ce qu’un art « sauvage » ou « authentique » devrait être, ce qu’il ne fait pas dans son essai, laissant ainsi son lecteur sur sa faim.

Ce qu’on va montrer dans la suite de cet article, c’est que, si Cauwet avait défini ce qu’est un art non domestiqué, il aurait été entraîné plus loin qu’il n’aurait voulu, lui, parce que la finalité d’un art dit « primitif » ou « sauvage », un art tel qu’une démocratie directe pourrait le concevoir, a nécessairement des conséquences sur l’économie d’une maison d’éditions, d’une galerie ou d’un musée. Disons-le d’emblée : la démocratisation de l’art ou de la poésie, tel que la prônait un Félix Fénéon, un Duchamp ou Fluxus équivaut à accepter le plus grand nombre d’écrivains et d’artistes possibles, comme Joseph Beuys a accepté le plus grand nombre possible d’étudiants en art dans son université libre internationale après 1973, ce qui lui a valu de perdre son poste de professeur à l’académie de Düsseldorf : tout, en somme, pourrait être une œuvre, tout et n’importe quoi, voilà ce qu’est un art démocratique : tout et n’importe quoi, et c’est Tant mieux !


C’EST LA FAUTE À ROUSSEAU

Revenant en 1758 sur l’article de l’Encyclopédie « Genève » écrit par d’Alembert, et notamment sur le souhait émis par cet auteur que la ville suisse ait son propre théâtre, Rousseau y déclarait, en substance, que cette cité n’en avait pas besoin. En somme, ce n’est pas parce qu’il y a des chefs d’œuvre du théâtre, de la peinture ou de la musique qu’une société se doit de les connaître et de les apprécier. L’importation d’une culture étrangère dans une cité paisible, comme celle de Genève au milieu du XVIIIè siècle, pouvait même entraîner des problèmes sociaux et politiques nouveaux dont elle n’avait pas besoin. Et ce n’était pas être réactionnaire ou puritain, comme le lecteur pourrait encore actuellement le penser, que d’affirmer cela, bien au contraire ; Rousseau n’a, même, jamais été aussi moderne que dans ce texte.

Selon le philosophe suisse, les Genévois de son temps étaient des citoyens paisibles, ils avaient en eux assez de culture et de théâtre pour vivre heureux et comblés, ils avaient tout ce dont un homme avait besoin. Et si, encore, l’envie d’ériger un théâtre les prenait, ses planches devaient, selon Rousseau, représenter l’espace public de la cité et lui seul. Que les femmes et les hommes de Genève ne jouent donc sur scène que leur rôle dans la vie publique, qu’ils se représentent tels qu’ils sont, pas plus pas moins : « Mais quels seront enfin les objets de ces spectacles ? Qu'y montrera-t-on ? se demande ainsi Rousseau dans sa Lettre sur les spectacles. Rien, si l'on veut. Avec la liberté, partout où règne l'affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d'une place un piquet avec une couronne de fleurs, rassemblez-y le Peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ; faites que chacun se voie et s'aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis. Je n'ai pas besoin de renvoyer aux jeux des anciens Grecs : il en est de plus modernes, il en est d'existants encore, et je les trouve précisément parmi nous. »

En somme, Rousseau prônait ici une conception de l’art réduite au minimum, qui a des accointances avec celui de Duchamp ou avec ce qu’affirmera le poète Robert Filliou, deux siècles après le promeneur solitaire : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »

Or, La lettre sur les spectacles de Rousseau fut tout autant un objet d’indignation pour d’Alembert que pour les autres encyclopédistes qui virent, dans la critique du théâtre de Rousseau, un retour de la morale cléricale et de l’obscurantisme. Pourtant, il y avait non seulement, dans la façon dont Rousseau percevait les particularismes locaux et les différences culturelles des Parisiens et des Genévois, quelque chose annonçant cet humanisme planétaire et ce respect des différences culturelles que l’on trouve en anthropologie au vingtième siècle, mais aussi sa critique des arts et de la littérature, telle qu’elle a cours dans sa Lettre sur les spectacles et dans d’autres de ses écrits, préfigure l’hypermorale d’un Georges Bataille, telle que celui-ci l’évoque dans La littérature et le mal.

Cette vision d’un art minimal par Rousseau, proche, finalement, du happening au vingtième siècle, mais d’un happening à caractère identitaire, on peut actuellement en trouver un exemple approchant dans une performance de Giorgia Volpe, La grande manufacture, qui a eu lieu à Montréal au parc de l’Amérique-française, en mai, juin 2017 ; la poète québécoise Hélène Matte décrit cette performance dans un article paru dans la revue d’art contemporain Inter « De deux solitudes à deux multitudes : le Québec et le Canada fabulés au parc de l’Amérique française » :

« Il y avait d’abord deux bobines géantes, couchées ou debout, çà et là, écrit Hélène Matte dans son article. Certaines étaient utilisées comme tables. Au centre de chacune d’elles, une femme s’affairait. Il y avait la douce lavandière qui repassait des tabliers, la délicate brodeuse, celle qui fabriquait des fleurs en tissu et en offrait aux passants, celle encore qui cousait des poupées fétiches tandis qu’une autre créait des animaux en feutre et les posait sur un globe terrestre ; l’une avait les mains à la pâte pendant que l’autre dessinait au henné des motifs sur les mains des passants ; l’une portant un casque de construction concevait des architectures improbables en pliant des bandes alors qu’une autre filait des rubans magnétiques pour concevoir d’étranges sphères et qu’une dernière sertissait des boîtes de conserve dans lesquelles elle prétendait mettre de la poésie. 

« Les gestes répétés avec minutie et patience avaient tantôt la beauté tendre du travail quotidien, tantôt l’attraction du jeu absurde. Chaque femme, par son labeur soutenu, amenait son lot de curiosités et d’intrigues. Ce qui les liait entre elles, c’était le dispositif dans lequel elles prenaient place. Chacune de leurs bobines comportait un mat avec un système de poulies qui leur permettait d’accrocher, puis de serrer et d’étendre, comme sur une corde à linge, un morceau de leur travail lorsque la cloche de la manufacture retentissait : tresses, plans d’architecture, balles et broderies ; la poète y pinçait quant à elle, lettre par lettre, une expression typiquement québécoise et somme toute paradoxale : « C-E-S-T- D-E-V-A-L-E-U-R ». « C’est de valeur » affichait ainsi son ambiguïté, voulant dire tantôt, comme l’usage l’entend, « c’est dommage » ou bien affirmant « ça le vaut » dans le sens de « c’est important » ou, on n’aime pas l’entendre, « ça se monnaie ». »2

La grande manufacture de Giorgia Volpe met donc en scène et à distance le travail des femmes au Canada : les promeneurs du parc de l’Amérique-française interagissaient avec des figurantes incarnant des « métiers-pour-les-femmes », et tentaient de comprendre en quel tableau de genre genré ils évoluaient. Ici, le « tableau-de-genre-genré » se moquait même de sa valeur attribuée : le promeneur du parc était ainsi ramené à ses stéréotypes sur les différences masculin-féminin : de quel rôle, de quel métier pour les femmes au Québec parle-t-on dans un tel spectacle, et de quelle valeur parlait-on sur la corde à linges qui y était tirée ? Chaque promeneur du parc a dû s’en retourner chez lui avec de telles questions. La grande manufacture offre, dans le même temps, un spectacle typiquement québécois, l’expression et le jeu de mots sur « C’est de valeur » s’exportant difficilement : en somme, ici, les Canadiens parlaient entre eux du rôle de la femme au Québec et des stéréotypes qu’elle est susceptible de générer sur leur territoire. Mais a-t-on, aussi, tant besoin que cela d’exporter un spectacle, ou de faire en sorte qu’il soit compréhensible, assimilable ou fongible pour d’autres cultures ? Autrement dit, parvenir à une vision universelle ou universaliste de la femme, de l’art, de dieu ou de la machine à vapeur est-il toujours nécessaire ? L’intéressant dans la proposition de Giorgia Volpe, c’est que le promeneur québécois, ayant rencontré « pas-rasé, par-hasard » (comme le chantait Gainsbourg) le spectacle La grande manufacture, avait tout le loisir de chercher à en comprendre l’ensemble ou à n’en rester qu’à un détail, à un « travail » de femme qui y était figuré ; chaque Québécois pouvait donc y voir une œuvre d’art, s’il le souhaitait, ou un scénario festif, ou l’action d’une sympathisante ou militante féministe : l’interprétation était ouverte.

Le problème, dans ce terme « domestication de l’art » tel qu’il est envisagé par Laurent Cauwet dans son essai, c’est qu’il demeure en amont du processus « art », il ne présente que la façon dont Mécène transforme Virgile en supplétif, sans sortir du canton « Paris » ou « Rome » : il y a donc, selon lui, Paris, la France et son art ou sa poésie, il y a une Histoire, un chemin qui mène à Rome et une conscience de classe, mais pas de sortie hors de ce village, pas de lecture relativiste, différentielle et anthropologique de l’histoire de l’art et de la poésie. On a, par exemple, l’étiquette dada, poésie action, poésie élémentaire ou contemporaine, on a l’ambition d’une émancipation de la poésie et de l’art, mais, a priori, le champ est restreint à l’espace occidental. C’est dommage : Paris ou Rome, sur le reste du monde, c’est quoi ? On en demeure donc, comme les quatre-vingt-dix pour cent de la littérature sur le sujet, à une exception culturelle et ethnocentrée, malgré l’intention.


LA SOCIÉTÉ CONTRE L’ÉTAT DE PIERRE CLASTRES ET LA POÉSIE DES CHASSEURS TUPIS-GUARANIS (PARAGUAY-AMAZONIE)


D’Alembert, comme la plupart des encyclopédistes du dix-huitième siècle, et comme, encore, l’ensemble des intellectuels de nos jours, avait une conception de l’humanisme classique, tandis que l’humanisme de Rousseau est l’un des premiers à être planétaire : sa vision de l’espace s’élargissait, son sextant marquait sa position non plus seulement sur une mer et sur un continent, mais il se situait au milieu du monde. L’Occident était ainsi ramené à ses proportions géographiques et non plus politiques : ce que Rousseau écrivait au dix-huitième siècle contre l’article « Genève » de d’Alembert, peut donc s’entendre, encore de nos jours et malgré la mondialisation, pour toute culture et tout continent.

Selon Rousseau, toute ethnie, qui forme des hommes épanouis, a droit à réaliser ses propres fétiches Poésie, Théâtre ou Art, comme son miel ou son vin, sans être dérangée dans ce qu’elle est. Mieux : il y avait, selon lui, tout autant de dignité dans la poésie d’un peuple dit primitif ou le babil d’un enfant que dans les vers d’un Corneille. En ouvrant l’espace, la forme-même des villes et des villages, les représentations que l’on trouve dans les œuvres de notre culture ou dans des œuvres étrangères ou singulières, dans l’architecture ou les chants de l’une ou l’autre nations, perdent de leur importance ; elles ne sont plus qu’un détail dans une mosaïque plus vaste. Plutôt que de méjuger de la poésie ou du théâtre d’un peuple qui nous semble moins avancé dans l’Histoire, plutôt que d’exporter sa culture, en imaginant bien naïvement qu’elle est porteuse de valeurs humanistes universelles, il faudrait entendre en ethnopoète : comment ces fétiches Poésie-ci ou Musique pourraient-ils s’accorder, dans leurs rapports comme dans leurs différences, avec les miens, qui rentrent dans la culture occidentale sous la catégorie « Esthétique » ? S’il y a bien une domestication de l’art et de la culture, comme l’entend Laurent Cauwet, si, par voie de conséquence, il existe une parole sauvage et libre, non prolétarisée et non aliénée, celle-ci peut sans doute s’entendre pour nous, malgré notre culture et notre esthétique.

Or, voici que l’anthropologue Pierre Clastres parlait en 1974, dans La société contre l’état, du lyrisme de la poésie des Achés, des chasseurs de la tribu des Guayaki, vivant en Amérique du Sud3. Le chant des Achés, selon Clastres, est exclusivement masculin, le thème de ce chant est le courage et l’héroïsme dans la chasse de celui qui le chante. C’est aussi une activité solipsiste et nocturne, son message est difficilement compréhensible, puisqu’il n’est destiné à personne d’autre qu’à celui qui le chante. Dès lors, peut-on dire qu’un tel chant est « beau », puisqu’il n’est pas message en lui-même, puisqu’il ne communique pas pour une autre oreille, un autre destinataire que celui qui l’émet, l’Aché ? Quel sort le lettré, venant d’un autre continent, d’un autre monde que celui des Tupi-Guarani, pourrait-il jeter sur une telle pratique culturelle ?

Le lecteur pourrait croire, ici, que la question des différences culturelles a sa place ailleurs, dans un autre espace, un autre contexte qu’une recension ou une critique du livre de Laurent Cauwet, traitant de l’art et de la poésie actuels sous l’angle politique. Nous pensons, au contraire, que la réponse à la question des différences culturelles devrait être la condition nécessaire à l’écriture d’un livre sur le sujet. En littérature, en poésie comme en art, une anthropologie définitivement iconoclaste devrait aussi prendre le pas sur le philosophique, le politique et l’esthétique. Et l’objet de la critique, que nous adressons à Laurent Cauwet, pourrait très bien être adressée à la majeure partie des livres traitant actuellement de littérature ou d’art : tous ont, globalement, des a priori ethnocentrés.

Il y a, selon nous, trois solutions, ici, à notre question sur les différences culturelles de la poésie contemporaine et de celle des Achés : on peut dire, de but en blanc, « Non, les différences culturelles sont minimes » ; à charge, pour celui qui répond non, d’exposer ses raisons ou de passer son chemin. C’est aussi l’opinion la plus répandue, puisqu’elle ne nécessite pas de remise en cause de sa propre culture, que celle-ci soit primitive ou occidentale ; on en reste à son quant-à-soi avec ses a priori, ce qui peut aussi se comprendre. Ou bien, on affirme qu’il y a poésie dans le chant nocturne des Achés, comme le pensait l’anthropologue Pierre Clastres, mais aussi comme pourrait le prétendre, actuellement, un ethnopoète américain comme Jérôme Rothenberg : on s’intéresse alors au message proprement dit du chant Aché, et l’on voit s’il recoupe d’autres chants, d’autres poésies qui font partie de courants poétiques reconnus à travers le monde : on dira alors qu’il y a une égale dignité dans le lyrisme du chant Aché et, par exemple, dans ce qu’un poète comme Philippe Beck, féru de philologie, appelle, de nos jours, le « lyrisme » 4. On lissera donc les différences pour éviter que les paradoxes énonciatifs ne soient trop lisibles à travers ce que l’une ou l’autre interprétation, venant d’horizons différents, désigne sous cette appellation : on en arrive, par une telle méthode, à un sas de sécurité diplomatique, en somme au statuquo interculturel. Soit, enfin, l’on devient iconoclaste : on dit qu’il n’y a pas d’art ni de littérature qui tiennent, puisqu’aucun principe interprétatif adéquat ne permet d’avoir une image claire et universelle des formes et des représentations artistiques, et que tout se vaut sous le soleil. On peut alors proposer une étude comparative des intentions et des finalités des fétiches produits par les artistes d’horizons et de cultures différentes, comme l’avait fait l’anthropologue anglais Alfred Gell dans L’art et ses agents5. On en arrive donc à cette affirmation inscrite au feutre sur un mur de l’école des Beaux-Arts de Paris, que Laurent Cauwet a noté, un jour de mai 2016 : « L’art est une imposture dénuée de tout potentiel subversif. »

C’était l’opinion de Diogène, dada, Marcel Duchamp ou Robert Filliou : l’art et la poésie sont des supercheries, des fétiches, point barre ! Le chant d’un indien guarani vaut tout autant que celui d’un autochtone de Paris ou de Genève, qui vaut tout autant que Dupont, Durand, Marcel Proust ou, même, Philippe Beck.

Quelle sera, dans ces conditions, la ligne d’une maison d’éditions vraiment libre, iconoclaste et sauvage ? Sa ligne éditoriale sera celle de la Bibliothèque totale de Borges. Il faudra qu’elle publie vraiment tout, même des singes tapant au hasard des lettres sur une machine à écrire. Tout, vraiment tout, même moi ou ma voisine de deux ans et demi, qui s’appelle Aurore. N’importe quel singe pris au hasard. Puisque l’art est une supercherie, puisqu’il n’y a pas de forme poétique ou artistique qui, au bout du compte, tienne, tout, absolument tout, est possible et publiable.

Le problème, bien sûr, c’est qu’un tel propos, « L’art est une supercherie », aussi juste et vrai soit-il, n’est économiquement pas tenable. Il y en aura toujours un pour avoir besoin d’une telle supercherie pour chanter au reste du monde, comme l’Aché guarani, qu’il est un grand chasseur, un héros magnifique, un beau guerrier, et un autre éprouvera le besoin de l’écouter. Et il se trouvera alors, par la suite, des hommes pour établir des règles expliquant quand il faut chanter et quoi, et ces règles seront transmises par les familles, puis des écoles, jusqu’à ce qu’elles soient contestées par un groupe possédant une quelconque autorité, non pour arrêter la production de fétiches, mais pour en réaliser d’autres qui respectent d’autres règles. Et une telle vue de l’esprit fétichiste passera comme étant une réalité en soi possédant des vertus civilisatrices indéniables, puisque, de siècle en siècle, une telle production possède une évidence incontestable, puisqu’elle s’accumule, actuellement, dans nos musées et sur les rayons des bibliothèques. Jusqu’à ce qu’un jeune homme se fasse passer pour un trickster ou un iconoclaste, et qu’il ne crée lui-même des fétiches s’inscrivant dans une histoire des formes contre-culturelles aussi vide et creuse que la culturelle. L’art, en soi, est un malentendu persistant, et la seule chose qu’un homme un peu sensé puisse faire devant lui, répétons-le, c’est de se comporter comme Diogène dans les temples d’Athènes.


LE VERSANT NOIR : LES ABORIGENES D’AUSTRALIE ONT-ILS BESOIN D’UN THÉÂTRE ?


Le Versant noir est le premier livre d’un poète moderne aborigène à avoir été édité en France, l’année dernière. Kevin Gilbert est mort en 1993. Voici ce qu’écrit Eleanor Gilbert dans son avant-propos au Versant noir, voici par quel tamis passe un cri de poésie « sauvage » pour arriver jusqu’au lecteur français :

« Pour faire contrepoids à la célébration cruelle du Bicentenaire de l’Australie en 1988 qui fêtait le début du génocide contre les nations aborigènes en 1788, nous avons rassemblé, écrit Eleanor Gilbert, des poèmes à chaque fois que nous rencontrions un poète sur la terre de son peuple. Une fois après avoir obtenu la permission de les publier et après avoir tapé les textes manuscrits, nous avons rassemblé les œuvres dans la première anthologie de poésie aborigène que les éditions Penguin Books ont publié en 1988 sous le titre Inside Black Australia (Dans l’Australie noire). Elle a révélé les vérités spirituelles et clairvoyantes d’un consortium de voix dont le besoin d’être entendu était puissant. Quarante-quatre poètes furent publiés. Après cela, la poésie aborigène a pris son élan et est devenue une forme littéraire acceptée. Il existe à présent des centaines de poètes des Premières Nations, ce qui modifie pour toujours le visage de la poésie en Australie. »6

En l’occurrence, en 1988, la publication de sa poésie a été un moyen par lequel le peuple aborigène australien a montré qu’il avait une culture, donc qu’il était humain, puisqu’il avait une langue d’homme – et non une langue d’oiseau comme indiqué par l’étymologie grecque « barbare », qui a aussi donné le mot « borborygme ». Si l’on suit ce qu’affirme Eleanor Gilbert dans son avant-propos, si on la lit noir sur blanc, le peuple aborigène a dû montrer à la fin des années 80 qu’il avait une culture, c’est-à-dire des rêves humains, des mythes, qu’il était même capable d’invention, donc d’émancipation, et cela malgré le fait que la société aborigène a accédé, vingt-et-un ans plus tôt, en 1967, à la citoyenneté australienne. Noir sur blanc. En publiant, il y a trente ans, la première anthologie aborigène, le poète Kevin Gilbert a donc voulu témoigner de la ségrégation que subissait en Australie son peuple, au moment où le gouvernement souhaitait fêter les deux-cent ans de la nation australienne moderne, oubliant ainsi intentionnellement qu’une telle naissance d’un peuple coïncidait avec le génocide orchestré par ses soins d’une des sociétés les plus anciennes au monde.

En somme, pour être considérée comme étant une société ayant une histoire, pour que cette histoire et les tragédies éprouvées par un peuple soient reconnues et entendues, il faut que cette société les écrive et les publie. Cela signifie que, pour nos cultures dites « modernes », un peuple, dont l’histoire ou la littérature n’est pas écrite et publiée, un tel peuple n’a pas lieu d’être, qu’il n’existe tout simplement pas. Voilà où commence la domestication de l’art, voilà ce qu’il en est de nos humanités : elles tiennent à ce que l’anthropologue Jack Goody appelait la raison graphique. Pour qu’il y ait des formes poétiques dans une culture donnée, il faut que les poèmes de cette culture soient relevés, puis tapés à la machine, et, enfin, publiés dans une maison d’édition reconnue comme Penguin Books. Sans maisons d’édition reconnue, pas d’homme, pas de culture, pas de mythes, pas d’histoire !

Faut-il ici expliquer davantage ce qu’une telle conception des humanités a d’aberrant ? Une telle conception, renvoyant aux mégamachines de l’anthropologue Lewis Mumford, donne à l’écriture une valeur ontologique supérieure à celle de l’homme ; elle postule, dans les faits, que l’écriture conçoit l’homme, et non l’inverse. Il est aussi évident que l’aberration du processus de nos humanités a une raison plus politique qu’éthique : car l’Etat australien qui se veut libéral (comme l’Etat d’Amérique du Nord, qui a eu, lui aussi, recours au génocide orchestré des Indiens au début de son édification en tant que nation), l’état australien sait que ce qui est écrit, non seulement reste, mais qu’il peut aussi se propager : l’écrit peut, en matière de politique, être plus dangereux pour un état moderne qu’un groupe humain. Il y a donc une économie politique de la prise de parole, comme l’économiste américain Albert O. Hirschman l’avait montré dans son essai Défection et prise de parole : les écrits restent, et c’est parce qu’ils restent, parce qu’ils peuvent dénoncer les crimes d’un état ou d’une société, que l’ontologie de l’écriture paraît transcender celle de l’homme. Un état libéral et moderne est ainsi obligé de considérer l’homme en poète, à travers le poids des mots publiés qui le désignent en tant qu’homme, à travers ce qui le révèle et l’élève au rang d’homme : l’écriture publiée le livre, et, en le livrant peut amener à la condamnation juridique de la société coloniale britannique qui l’a oppressé. L’homme écrit, représenté par l’écriture, a, dès lors, plus de poids, plus de valeur que son modèle réel : voilà où est le mal, mais c’est un mal nécessaire.

L’œuvre poétique de Kevin Gilbert, en l’occurrence, est belle, comme est belle celle de Proust, Raoul Hausmann, Jean Métellus, Frantz Fanon, et non comme celle de n’importe quel homme ; elle est belle, parce qu’elle sort du lot, parce qu’elle a besoin de ce nécessaire malentendu qu’on appelle « écriture » ou « forme poétique », pour faire entendre le cri de liberté de son peuple.


-- Et, maintenant, le jeune homme découvre l’œuvre de Kevin Gilbert : il l’entend mal, lui aussi, puisqu’il la découvre couchée noir sur blanc sur du papier. Il se dit peut-être : c’est bien, ou c’est beau, mais aussi : quelle tragédie que celle de ce peuple ! C’est un peuple noir sur blanc couché sur du papier, c’est un peuple noir sur blanc !

« Le peuple aborigène a-t-il aussi besoin d’un théâtre pour voir Molière, Racine ou Jean Genet ? se demande maintenant le jeune homme. Et, après le palais de Tokyo, est-ce que je ne pourrais pas trouver une résidence d’artistes en Australie, dans un centre des cultures premières ? Le peuple aborigène a-t-il besoin de moi ? », se demande maintenant le jeune homme. « Le peuple aborigène a-t-il… Je me vois bien demander l’hospitalité au peuple aborigène comme Jean Genet l’a fait avec le peuple palestinien, reprend maintenant le jeune homme. On s’en irait, jambe dessus, jambe dessous, les aborigènes et moi, rejouer, renouer la comédie du Captif amoureux, comme Genet avec Arafat dans les années 70, ce serait certainement très romantique comme projet ! »

Puis il passe à autre chose…


1 « Neil Beloufa, dans les couloirs de la machine » Magazine Mouvement, magazine culturel indisciplinaire. N°93. Janvier-février 2018. P. 48.

2 Hélène Matte, « De deux solitudes à deux multitudes : le Québec et le Canada fabulés au parc de l’Amérique-française » In revue Inter, art actuel, n° 128. Février 2018. Montréal, Canada : Pp. 46-50.

3 Pierre Clastres, chapitre 5 « L’arc et le panier ». In La Société contre l’État. Les éditions de Minuit.

4 Philippe Beck, « Hugo Friedrich : réalité, monologue et subjectivité dans la poésie du XXè siècle ». Revue Po&sie, n°136. Deuxième trimestre 2011. Pp. 94-112.

5 L’art et ses agents, une théorie anthropologique, Alfred Gell. Les Presses du Réel, Dijon : 2009.

6 Kevin Gilbert, Le Versant noir. Ed. Le Castor astral : 2017.


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